22 févr. 2006

Le piège de la pauvreté

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Pourquoi certaines nations deviennent-elles riches tandis que d'autres restent pauvres ? A la question d'Adam Smith, William Easterly (New York Univ) apporte une réponse très convaincante dans son remarquable The elusive quest for growth, Economist’ adventures and misadventures in the Tropics (MIT Press 2001) – traduction française : Les pays pauvres sont-ils condamnés à le rester ? – Editions de l’Organisation, 2006. Le texte ci-après a été librement traduit et résumé du chapitre 8 de l’édition américaine.

Them that's got shall get
And them that's not shall lose
So the Bible says
And it still is news


Billie Holiday, "God Bless the Child"

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Dans une économie en développement, les efforts passés ont créé un stock de connaissances utiles qui, en se diffusant, créent de nouvelles opportunités d’investissements profitables. Ces investissements ajoutent encore au stock de la connaissance utile, créant de nouvelles opportunités pour des individus entreprenants, et ainsi de suite. La vague initiale d'investissement a mis en branle un cercle vertueux d'investissement et de croissance.

Mais les cercles vertueux ne se produisent pas toujours, et certains pays déshérités restent piégés au contraire dans de véritables cercles vicieux. Imaginons un pays pauvre. Pour se développer, il lui faudrait investir dans la connaissance. Las ! si le stock initial de la connaissance utile est bas, le taux de rendement de l'investissement n’est pas suffisamment incitatif. Il n’y a donc pas d’investissement dans la connaissance, le stock de la connaissance utile reste bas et, avec lui, le taux de rendement de l'investissement. Ce pays est pris dans un piège dont il aura bien du mal à s’extraire.

A l’origine des cercles vicieux de la pauvreté comme des cercles vertueux du développement, on trouve la logique des rendements croissants.

Les rendements croissants

Pour comprendre la logique des rendements croissants, un bon exemple est celui de l’immobilier.

Les palais ne sont jamais construits dans les ghettos urbains, alors même que le terrain y est bon marché. De même, un ménage dont le revenu augmente préfère habituellement déménager vers les quartiers bourgeois plutôt que d’améliorer son logement actuel. En effet, la valeur de son investissement immobilier pâtirait de la faible valorisation des logements voisins – due à l'éloignement, à une criminalité élevée ou à la mauvaise qualité des écoles... Ces effets de voisinage créent des incitations puissantes en faveur des appariements sélectifs, déclenchant des cercles vertueux dans les environnements favorisés et des cercles vicieux dans les environnements déshérités. Les quartiers délabrés restent délabrés parce qu'il n'est pas rentable pour quiconque de rénover son logement, aussi longtemps du moins que ses voisins n’en font pas autant de leur côté. Inversement, les quartiers les plus soignés demeurent soignés parce que chacun est incité à bien entretenir son pied à terre.

Les individus qui cherchent à améliorer leur niveau de qualification sont comme les propriétaires qui cherchent à améliorer leur logement : ça ne vaut le coup que si les collègues (les voisins) ont de bonnes qualifications (de belles maisons).

Prenez un pays pauvre dans lequel Mme. X envisagerait de devenir docteur. Si elle suit les cours de la Faculté de Médecine, elle devra renoncer au revenu d'un emploi peu qualifié, qu’elle pourrait obtenir immédiatement. Elle ne pourra pas non plus aider ses vieux parents ou ses petits frères et sœurs, et cela tout le temps de ses longues études. D’un autre côté, son diplôme en poche, elle peut espérer gagner davantage. Elle pourra alors aider encore mieux sa famille. Mais combien peut-elle réellement espérer gagner de plus en devenant médecin ?

En fait, cela ne dépend pas seulement de ses qualifications à elle, cela dépend aussi du niveau de qualification de ceux avec lesquels elle va pouvoir s’apparier. Toutes choses égales par ailleurs, un individu est d’autant plus productif, et d’autant mieux payé, quand il vit et travaille avec des personnes plus fortement qualifiés. Ainsi, il ne suffit pas de devenir médecin pour bien gagner sa vie, il faut aussi pouvoir compter sur l’existence d’un nombre suffisant d’infirmières, de pharmaciens, de spécialistes, de comptables, etc. … et de patients eux-mêmes suffisamment qualifiés et bien payés pour consulter les médecins plutôt que les féticheurs et les guérisseurs locaux.

Plus généralement, on est d’autant plus incité à poursuivre des études que le niveau d’études du reste de la population est élevé. C’est pourquoi Mme X, qui vit dans un pays où le stock de capital humain est très bas, renoncera probablement aux études médicales. Au niveau individuel, ce raisonnement est parfaitement rationnel, mais ses effets sont désastreux pour la nation. Le niveau moyen de qualification n'augmente pas parce que personne n’est incité à étudier. Quand certains choisiraient malgré tout de poursuivre leurs études, la tentation sera pour eux considérable d’aller exercer leurs talents à l’étranger. En ce cas, la profitabilité sociale de leur investissement – leur contribution au stock de la connaissance utile du pays – sera limitée.

Dans ces conditions, on comprend qu'un pays pauvre reste pauvre parce qu'il est pauvre – plus précisément, parce que ses habitants ne sont pas incités à investir en capital humain.

Comment sortir du piège de la pauvreté ?

L’hypothèse principale de la théorie des appariements sélectifs est que les qualifications sont interdépendantes, i.e. se complètent étroitement. L’hypothèse principale des rendements croissants est que le rendement de l’investissement dans la connaissance dépend du stock actuel de la connaissance utile.

Les connaissances et les qualifications des travailleurs se complètent, et se complètent si fortement qu'au lieu de diminuer comme le voudrait la loi des rendements décroissants, le rendement du capital humain (et de la connaissance) augmente avec son accumulation. De là les cercles vertueux du développement et les cercles vicieux de la pauvreté.

Un individu isolé ne peut déclencher un cercle vertueux tout seul. En raison de ses externalités positives, la profitabilité privée de l'investissement est très inférieure à sa profitabilité sociale. Si un individu investit dans la connaissance, il augmente le stock de la connaissance disponible pour tous, mais il n'est pas récompensé pour cela. D’un autre côté, le retour sur investissement dépend aussi des investissements dans la connaissance réalisés par les autres. Or, si le stock initial de la connaissance est très bas, le taux de rendement de l’investissement sera insuffisant pour inciter quiconque à investir dans la connaissance. Partant, personne n'investit, et le pays reste piégé dans le cercle vicieux de la pauvreté.

Heureusement, les incitations dépendent aussi des anticipations. Supposons qu'un nombre suffisant d’individus entreprenants anticipe une élévation générale du stock de capital humain et de la connaissance. Ces entrepreneurs sont dès lors incités à investir, parce qu'ils anticipent que leurs investissements vont porter leurs fruits dans un environnement économique devenu profitable.

De grandes espérances peuvent aider à sortir l'économie du piège de la pauvreté. C'est dire qu'une nation deviendra riche ou restera pauvre selon que ses citoyens les plus entreprenants anticipent qu’elle deviendra riche ou restera pauvre.Il y a là une question de coordination. Si chacun convenait à l'avance d’investir pour permettre à l’économie de franchir le seuil du taux de rendement minimum, alors le pays parviendrait à s’extraire du piège de la pauvreté. Malheureusement, on ne peut compter sur le marché pour créer spontanément l’impulsion initiale. Pour accroître le stock initial de connaissance et entrer dans un cercle vertueux de croissance, l’intervention de l’Etat est nécessaire. Encore faut-il que l'Etat soit lui-même vertueux...

1 commentaire:

Anonyme a dit…

A propos du travail à la mine en Afrique du Sud, un vieux mineur raconte dans le roman Mma Ramotswe détective :
« Nous savions que le seul moyen de survivre était de faire partie d’une équipe dont chaque homme avait ce qu’on appelait le sens de la roche. C’était une chose que tout bon mineur possédait. Il fallait être capable de voir ce que faisait la roche – ce que ressentait la roche – et de comprendre où il était nécessaire de poser des étais supplémentaires. Si, dans une équipe, un ou deux hommes n’y parvenaient pas, peu importait la valeur des autres : la roche s’effondrait et écrasait les mineurs, bons ou mauvais. »
Alexander McCall Smith, Mma Ramotswe detective, 10/18, p. 29