20 févr. 2006

La mondialisation et les îles de pauvreté

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Le texte ci-après est une traduction personnelle (assez libre) d'un texte extrait de Paul Seabright, The Company of strangers – A natural history of economic life, Princeton Univ. Press 2004
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Kovilur est un petit hameau situé dans les plaines arides du Tamil Nadu, en Inde du sud. Après les pluies, les habitants plantent le sorgho et le millet dans la terre nouvellement ramollie, mais à la saison sèche, la terre est dure et rouge comme la brique, et la poussière est partout. Le village se compose d'environ trente maisons, construites partie en terre et partie en béton, regroupées en désordre autour du temple. Sa tour élevée, décoré de statues représentant les dieux hindous, domine le paysage. Quoique mal entretenu et peu visité, le temple est exceptionnellement beau, même selon les normes de l'Inde méridionale. A cela près, ce village et les hameaux voisins sont peu différents de millions d'autres à travers le monde en voie de développement. Ses habitants y souffrent de malnutrition, et la poliomyélite y fait toujours son lot de victimes; peu d'enfants vont à l'école. Et beaucoup de villageois sont réduits à passer de longues heures immobiles, oisifs, assis à l’ombre. Ils sont sans emploi.

Cela ne veut pas dire qu'ils n'ont rien à faire. La plupart des femmes se lèvent à 4 heures du matin pour préparer les petits déjeuners et profiter de la fraîcheur pour aller chercher de l'eau et du bois de feu, souvent à plusieurs kilomètres de là. Elles ne se couchent pas avant 11 heures du soir et paraissent perpétuellement épuisées. Les hommes les plus jeunes, ou les plus en forme, se lèvent à six heures et quittent le village à sept heures pour aller chercher du travail. Ceux qui ont des bicyclettes sont chanceux. Ceux qui n’en ont pas, comme les femmes, en sont réduits à chercher du travail à distance de marche.

Car le travail existe. A douze kilomètres de là, à Manipuram. Ce village populeux, actif et verdoyant, est irrigué par les eaux du grand fleuve Cauvery. Ses champs de paddy, ses bananeraies, et ses plantations de canne à sucre occupent tout l'espace émergé ; dans les terres inondées, poussent des roseaux, qui seront moissonnés pour être ensuite tissés et transformés en nattes. La préparation et le séchage des roseaux fournissent du travail aux habitants alentours, particulièrement pour les femmes et les enfants, mais aussi pour les hommes à la morte saison. Les négociants qui contrôlent les opérations, livrant des paquets de roseaux fraîchement moissonnés aux ouvriers et récupérant ensuite le produit du séchage, se plaignent qu'ils ont du mal à recruter. Mais alors, pourquoi, à peine douze kilomètres plus loin, tant de gens sont-ils sans emploi ?

Il ne serait pas raisonnable pour les marchands d’amener les roseaux aux ouvriers. Après la récolte, les roseaux sont lourds, humides et, partant, coûteux à transporter. Inversement, les roseaux traités sont secs et légers. Il est par conséquent rationnel que les ouvriers se déplacent jusqu’aux roseaux, et non l’inverse. Mais pourquoi les ouvriers ne viennent-ils pas jusqu'aux roseaux ? Douze kilomètres, cela peut sembler peu de chose à un étranger venu là en voiture, mais c’est une épreuve pour des gens mal nourris, qui doivent marcher des heures sous le soleil sans même l'assurance de trouver du travail au bout (ceux qui font le voyage trouvent de l’embauche seulement les trois quarts du temps, et ce sont les plus optimistes et les mieux renseignés). Quand vous n’avez pas assez à manger, mieux vaut conserver son énergie plutôt que la gaspiller dans des entreprises hasardeuses.

Pour le dire autrement, un homme affamé est prêt à faire beaucoup de choses, mais pas un homme affamé qui doit faire un long chemin pour cela. Le résultat est que le marché du travail comparativement florissant de Manipuram affecte peu la vie des habitants de Kovilur. Ces deux villages ont beau n'être distants que de quelques kilomètres, économiquement ils sont situés dans deux mondes différents.

Pourquoi le monde exclut-il ainsi certains de ses citoyens potentiellement productifs ? La réponse se situe dans le type de connection que les différents habitants de ce monde ont les uns avec les autres. Ces dix mille dernières années, on a assisté à un rapprochement considérable entre des individus étrangers les uns aux autres – dans l’espace physique, avec l’approfondissement de la division du travail et le développement des échanges, ou dans l'espace de la connaissance, avec la diffusion des savoirs et des techniques. Pourtant, si l’on accepte facilement de prêter de l’argent à un banquier étranger qu'on n'a jamais rencontré, on hésitera à prêter de l'argent au voisin d’à-côté. Qui est-il ? Que vaut-il ? Mon voisin n'est pas physiquement éloigné, mais pour ce qui est de lui faire confiance, il pourrait aussi bien vivre à l’autre bout du monde.

De même, dans les pays pauvres, chaque village est une île, un monde à part. Ceci explique pourquoi des décennies d'aide étrangère, sans parler des flux de capital privé, ont eu si peu d'impact sur la pauvreté dans le monde. Les investisseurs restent peu disposés à investir dans des sociétés qu’ils connaissent mal -- raison pour laquelle, quand ils y investissent malgré tout, ils font souvent des choix idiots. Or l'ignorance de l’autre commence parfois à l’autre côté de la rue. C’est pourquoi vous êtes réticent à prêter de l'argent au voisin d'à côyé ; et c'est pourquoi les villageois de Kovilur ne peuvent trouver des fonds pour financer des entreprises ou des écoles -- certains ne peuvent pas même trouver l’argent pour acheter des bicyclettes. Ils restent confinés au travail de la ferme qui les laisse affamés et faibles ; dans cet état, ils inspirent peu confiance aux étrangers, soucieux d’un bon retour sur investissement, et sont mêmes incapables de s’adonner à une tâche simple mais exigeante comme le travail de la terre.

C’est dire que la modernité ne jette pas de ponts entre ceux qui vivent dans des îles d'information (information islands) et le reste du monde. Pire, elle a parfois tendance à briser les ponts existants, sous l’effet d’un processus connu sous le nom d’ "assortative matching" (appariements sélectifs).

Selon la théorie des appariements sélectifs, la productivité de chaque personne – la valeur pour elle-même ou pour les autres de ce qu'elle produit – ne dépend pas seulement de ses talents et de ses efforts propres, mais aussi des talents et des efforts de ceux avec lesquels elle travaille. C'est le genre d’intuitions avec laquelle la plupart des personnes qui travaillent dans de grandes organisations seraient d’accord, chacun se persuadant qu’il serait beaucoup plus efficace s’il était mieux entouré (bien entendu, ses collègues pensent exactement de même…). Elle implique que, dans une firme, les individus imposent des externalités les uns aux autres. Au niveau collectif, de telles externalités peuvent produire des effets pervers.
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Le perfectionnement des moyens de communication a facilité l’accès aux voyages, aux emplois, aux conjoints, aux lieux de résidence, aux associés… Mais si les individus peuvent choisir avec quels collègues ils veulent travailler, avec quels voisins ils veulent vivre, etc... la situation des individus les moins bien dotés ne peut que se détériorer – par comparaison avec une situation où les gens seraient obligés de travailler et de vivre avec ceux que la chance (ou la naissance, la tradition, ou les antécédents familiaux) leur a donnés comme collègues ou voisins. En effet, le libre choix conduit à des appariements sélectifs, tels que les bons vont avec les bons et les moins bons restent avec les moins bons. Plus précisément, les individus talentueux quittent leurs villages pour s’en aller retrouver en ville d’autres individus talentueux, les salariés très bien payés épousent des salariées très bien payées, les parents insatisfaits de l’éducation de leurs enfants déménagent vers des quartiers dont les écoles sont plus réputées, etc…

En fin de compte, les individus les moins bien dotés sont deux fois maudits: d'abord, par leurs faibles capacités et ensuite par les faibles capacités de ceux avec lesquels ils sont désormais obligés de vivre et de travailler.

Une autre conséquence est que les individus les mieux dotés seront plus incités à investir, pour devenir encore plus productifs, parce que le rendement de leur investissement augmentera du fait de la meilleure productivité de leurs collègues et voisins. Inversement, les moins bons seront moins incités à investir parce que le retour sur investissement sera réduit du fait de la faible productivité de leurs collègues et voisins.

On voit alors émerger d’un côté des îlots de prospérité, composés d’individus très compétents et très productifs, avec des taux élevés d'investissement et de croissance, et de l’autre, des îlots de pauvreté, composés d’individus à faible compétence et faible productivité, avec des taux très faibles d'investissement et de croissance.

Conclusion

Kovilur n'est pas physiquement coupé du monde. Ses habitants voyagent au dehors; des coopérants, des fonctionnaires, des colporteurs… s’y rendent en permanence. Des pèlerins y viennent de temps en temps faire une puja au temple. Des banquiers le visitent pour prêter aux quelques paysans qui peuvent promettre de rembourser. Cependant, les usuriers du village prêtent toujours à des taux très supérieurs à ceux des banques de la ville ; la plupart des enfants quittent toujours l'école au bout d’un an ou deux, en étant à peine capables d'écrire leur nom ; quant à ceux qui continuent leurs études, dans une école dont l’unique instituteur est souvent absent, ils ne peuvent généralement trouver d’autre emploi que celui de journalier agricole ; les plus petits, qui traînent devant les huttes, ont toujours le regard caractéristique des enfants sous-alimentés ; et les victimes de la polio vaquent toujours à leurs occupations en se déplaçant comme ils peuvent sur leurs jambes atrophiées.

Ce village offre beaucoup de possibilités intéressantes, mais il n'est pas développé. Ceux qui pourraient l'aider à se développer ne peuvent faire suffisamment confiance à ses habitants, et ses derniers manquent de l'expérience et de la confiance en soi nécessaires pour se projeter comme des acteurs crédibles dans les rituels exigeants de la modernité. Au centre d'un monde de plus en plus interconnecté, Kovilur, comme des millions d’autres villages, demeure un monde à part.

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