18 janv. 2006

Le salaire de l'idéal

En 1997, un petit livre étonnant réactualisait la théorie marxiste en expliquant comment la plus value était désormais en grande partie accaparée par la bourgeoisie salariée sous forme de sursalaire ! Extraits...


Les titres d’appartenance à la bourgeoisie ont changé. Ce qui fonde l’attribution, ce n’est plus la propriété, c’est un certain niveau des revenus et le mode de vie qu’il autorise - que ces revenus soient tirés d’une propriété (fermages, loyers, dividendes, bénéfices d’exploitation) ou d’un travail. Comme ce bourgeois rémunéré est en général salarié : cadres, ingénieurs, fonctionnaires, employés, techniciens, etc., la correspondance étroite que Marx avait établie entre prolétariat et salariat est rompue.

Salaire et sursalaire

A la différence du salaire prolétarien, le salaire bourgeois est largement indépendant du marché : il s’agit d’un prix « politique ». Le marxiste dirait que le salaire prolétarien est inique, il ne dirait pas qu’il est arbitraire. Le salaire bourgeois, en revanche, est arbitraire ; plus exactement, il reflète les arbitrages politiques d’une société et sa définition de la puissance. Sera surpayé celui qui est réputé surpuissant, et il sera surpayé à proportion de sa surpuissance. Tel est le principe. Déterminer qui du professeur ou du policier sera le mieux payé, voilà qui est donc révélateur.

Les deux formes du sursalaire

Le sursalaire peut se réaliser en temps ou en argent. Dans le premier cas, le salaire-argent reste proche du salaire prolétarien, mais le temps pour le gagner est moindre : se détermine ainsi un surtemps. Dans le second cas, le temps de travail est égal ou même supérieur au temps de travail maximum prévu par la loi, mais, à temps de travail égal, la rémunération est sensiblement plus élevée : se détermine ainsi une surrémunération.

Illustration de la bourgeoisie de surtemps : en Occident, le professeur moyen gagne généralement à peine plus qu’un ouvrier qualifié, mais sur un temps de travail journalier et annuel plus court. Une illustration de la bourgeoisie de surrémunération : le cadre des années 80 travaillait aussi longtemps et aussi intensément qu’un ouvrier, mais pour une rémunération sensiblement plus élevée.

Le diplôme et le sursalaire

Le principe d’accès au sursalaire et son système de répartition ne peuvent être abandonnés à la contingence. Le mieux est qu’ils paraissent dépendre d’un document légalement défini et publiquement reconnu - ce qu’on appelle un titre.

Dans toute société bourgeoise du 20ème siècle, le dispositif national doit donc contenir une titulature, articulable degré par degré à la hiérarchie des sursalaires, et une procédure réglée d’obtention des titres. Cette titulature et cette procédure seront d’autant mieux acceptées qu’elles dissimuleront plus efficacement le caractère essentiellement arbitraire qui marque le sursalaire. Elles doivent proposer une légitimation plausible.

Telle est bien la fonction de l’école républicaine : tout grade universitaire devient un titre, entendons un titre de créance sur le salariat bourgeois, c’est-à-dire le sursalaire.

Si l’instituteur dispose d’un surtemps moins long que le professeur agrégé, celui-ci d’un surtemps moins long que le professeur d’université, si ce dernier, détenteur du grade universitaire d’État le plus élevé dans la société française, dispose du surtemps le plus long de tous, nul paradoxe à tout cela et nulle injustice, mais au contraire logique parfaite et justice rigoureuse. Une société qui serait tout entière organisée sur ce modèle serait, aux yeux des Français, une société logique et juste.

Le sursalaire et le loisir

A quoi le sursalaire est-il consacré ? Fondamentalement, au loisir. L’expression matérielle la plus simple du loisir est bien évidemment le surtemps, en tant que temps radicalement excepté du travail, c’est-à-dire aussi du repos (les vraies vacances commencent quand on a cessé de se reposer). La civilisation tout entière devient métaphore filée de ce temps qui s’est excepté du travail et du repos. Parures vestimentaires, arts de la table, tableaux, livres : ces signes articulent une civilisation.

Il est possible que Veblen ait raison et qu’existent des groupes, composant une « classe de loisir », dont le temps social soit tout entier retiré du travail, dont les biens et les conduites définissent les marques distinctives du loisir [1]. Mais dans une société marchande et fondée sur le travail, la civilisation devient un vaste magasin de marchandises et le loisir devient lui-même achetable et vendable. Le loisir-marchandise a pris naissance. A ceux dont il importe que le temps de travail soit utilisé au maximum, la société proposera désormais de compenser une vie dénuée de tout loisir-temps en leur offrant le moyen d’acheter des équivalents marchands.

Soit donc une bourgeoisie de surrémunération qui ne dispose d’aucun temps de loisir. Il ne lui reste au registre du loisir que des biens matériels à acheter et consommer. Comme le loisir-temps fait défaut, ils doivent pouvoir être consommés durant les temps mêmes du travail et du repos. Cela n’est possible que si les biens de loisir se réduisent à des ornements, arborés sur les lieux mêmes du travail/repos. Mobiliers divers, voitures, compagnes ou compagnons, etc. Tel est l’horizon de certains cadres.

Soit, à l’inverse, une bourgeoisie de surtemps qui dispose d’une rémunération faible, égale sinon inférieure au salaire prolétarien : son sursalaire est intégralement converti en temps de loisir. Mais ce temps ne saurait se meubler d’aucun contenu substantiel, faute d’argent pour payer les marchandises appropriées. Ne restent que la pure et simple contemplation du vide (introspection, pêche, camping, bricolage, ménage, etc.) ou les divertissements gratuits (sport, scènes de famille, adultères, cueillette de champignons, etc.). Le sujet social est alors séparé de toute civilisation matérielle. C’est pourquoi il arrive que le nom de « culture » serve à excuser et masquer cette séparation. Tel est l’horizon de certains fonctionnaires.

Le loisir et l'otium

L’otium désigne ce temps où l’individu se retrouve, le temps du temps devant soi, du temps pour soi, du moment à soi. C’est le temps de deux gestes majeurs : les libertés et la culture. De l’otium relèvent les lettres et les sciences, les arts et la philosophie, la politique et l’amitié, l’amour, le plaisir ; en bref, les oeuvres et les pratiques des Anciens.

Du sursalaire au surtemps, du surtemps à l’otium, de l’otium à la culture... Au sein de la bourgeoisie salariée, c’est donc la bourgeoisie du surtemps qui a le privilège de rencontrer l’otium et les oeuvres qui le meublent.


Jean Claude Milner, Le salaire de l’idéal, 1997

[1] On rapporte ce mot d’un jeune aristocrate anglais auquel on reprochait en 1914 de ne pas avoir rejoint ceux qui combattaient pour la civilisation : « Qu’irais-je y faire ? Je suis la civilisation pour laquelle ils combattent. »

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