11 nov. 2006

L'inégalité sociale devant le sexe

Dans les cours de sciences économiques et sociales des lycées, on étudie les inégalités de revenus, les inégalités devant l'emploi, les inégalités des chances scolaires, les inégalités sociales devant la mort, etc. Mais il est une forme d'inégalités dont on ne parle guère, alors même qu'elles sont probablement parmi les plus sensibles, je veux parler des inégalités de réussite sexuelle.

A ma connaissance, le sujet préoccupe peu la sociologie... A défaut de sociologues, on peut se tourner vers les romanciers. Par exemple, vers Michel Houellebeck, sans doute le plus sociologue de nos romanciers. Dans Extension du domaine de la lutte, il soutient de façon convaincante que "la sexualité est un système de hiérarchie sociale" :

Dans nos sociétés, le sexe représente bel et bien un second système de différenciation, tout à fait indépendant de l’argent ; et il se comporte comme un système de différenciation au moins aussi impitoyable. Les effets de ces deux systèmes sont d’ailleurs strictement équivalents. Tout comme le libéralisme économique sans frein, et pour des raisons analogues, le libéralisme sexuel produit des phénomènes de paupérisation absolue. Certains font l’amour tous les jours ; d’autres cinq ou six fois dans leur vie, ou jamais. Certains font l’amour avec des dizaines de femmes ; d’autres avec aucune. C’est ce qu’on appelle la " loi du marché ". Dans un système économique où le licenciement est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver sa place. Dans un système sexuel où l’adultère est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver son compagnon de lit. En système économique parfaitement libéral, certains accumulent des fortunes considérables ; d’autres croupissent dans le chômage et la misère. En système sexuel parfaitement libéral, certains ont une vie érotique variée et excitante ; d’autres sont réduits à la masturbation et la solitude. Le libéralisme économique, c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. De même, le libéralisme sexuel, c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société.
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Sur le plan économique, Raphaël T. appartient au camp des vainqueurs ; sur le plan sexuel, à celui des vaincus. Certains gagnent sur les deux tableaux ; d’autres perdent sur les deux. Les entreprises se disputent certains jeunes diplômés ; les femmes se disputent certains jeunes hommes ; les hommes se disputent certaines jeunes femmes ; le trouble et l’agitation sont considérables.

Michel HOUELLEBECQ : Extension du domaine de la lutte, 1994, J’ai Lu.

L'exégèse d'un critique

Le personnage principal est un cadre moyen d’une société de service en informatique, frappé d’une sorte de disgrâce physique moyenne, pas assez prononcée pour relever de la chirurgie, mais suffisamment pour lui ôter toute séduction ; qui convoite des secrétaires ; doté de cette vulgarité de dragueur congédié qui traite de pétasse toutes les cibles qui se sont dérobées ; qui souffre tellement de ne pas réussir dans ses desseins qu’il contracte une dépression nerveuse.

Mais du fond de cette dépression jaillit une grille de lecture du monde contemporain où l’axe des abscisses mesure l’intensité de la compétition économique, et l’axe des ordonnées celle de la compétition sexuelle. De là, il suffit de faire traverser le plan de deux droites perpendiculaires pour aboutir à une typologie rustique mais féconde de nos contemporains. Quatre cases s’y logent : les gagnants sexuels et économiques (case 1, en haut à droite) surplombent les gagnants économiques et perdants sexuels (case 2) ; ceux-ci jalousent les gagnants sexuels et perdants économiques (case 3) qui le leur rendent bien ; tout le monde méprisant et victimisant à la fois les doubles perdants (case 4, en bas à gauche).

A cette dernière catégorie appartient notre héros, qui offre cet intérêt littéraire de n’être nullement révolté par la loi de compétition que nous venons de décrire. Au contraire, il accepte humblement ce criblage, il l’accepte comme loi et comme finalité, en prenant sur lui de mériter la devise "baisable et performant" qui s’inscrit dès la maternité dans le surmoi de l’homme moderne.

Marin de VIRY : CR de l'ouvrage de Houellebeck, Commentaire, hiver 1998

L'exclusion sociale menace ceux qui ne sont ni "baisables" ni "performants", les laissés pour compte de la sélection sexuelle et de la sélection économique. Deux formes d'exclusions qui se renforcent l'une l'autre. En effet, de nombreuses études empiriques le démontrent : l'accès aux femmes dépend du statut social. Ainsi, les cadres trouvent plus facilement à se caser que les ouvriers. A 47 ans, ces derniers sont deux fois plus nombreux que les premiers à n'avoir jamais vécu en couple. C'est l'inverse chez les femmes...

Proportion d'hommes et de femmes n'ayant japais vécu en couple, et n'ayant jamais eu d'enfants, selon la PCS, en 1999
Il semble, en outre, que les professions intellectuelles supérieures contractent les unions les plus solides. Une étude américaine montre ainsi que le taux de divorce, après dix ans de mariage, est trois fois plus élevé chez les hommes non diplômés du supérieur que chez les diplômés d'un Master ! Et l'écart se creuse depuis trente ans.
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Enfin, une étude sur les agences de rencontre en ligne révèle une inégalité sociale considérable : la moitié des hommes ne reçoivent aucune proposition féminine mais certains en reçoivent plus de 300, la probabilité de succès augmentant fortement avec le revenu. En revanche, il n'y a guère de relation entre le revenu et le succès chez les femmes. Cf. les graphiques de ce blog sur le online dating.
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Tout ceci pourrait expliquer le sursuicide des hommes des PCS populaires. Le taux de suicide des ouvriers est 3,2 fois plus élevé que celui des cadres. Chez les femmes, l'écart est six fois moins important...
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Risque relatif de décès, ajustés selon l’âge, des hommes ayant eu une activité entre 1968 et 1999, pour les différentes PCS (base 100 = les cadres)Risque relatif de décès, ajustés selon l’âge, des femmes ayant eu une activité entre 1968 et 1999, pour les différentes PCS (base 100 = les cadres)

Champ : échantillon démographique permanent, soit 137 860 hommes (35 968 décès) et 105 290 femmes (13 797 décès). Source: Analyse de la mortalité et des causes de décès par secteur d’activité de 1968 à 1999 à partir de l’Echantillon démographique permanent (INVS)

Dans le détail, le taux de suicide masculin est le plus élevé chez les chômeurs, les employés et les ouvriers non qualifiés :

Taux de suicide des actifs masculins (/100 000) en 1989-94Source: Nicolas Bourgoin - Suicide et activité professionnelle, Population vol.1, 1999

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Tout n'est pas perdu cependant. La mondialisation offre une deuxième chance aux losers de la compétition sexuelle. Si le marché des femmes s'internationalise, le français "ni baisable ni performant" a toutes ses chances. C'est du moins l'analyse de Michel, le personnage de "Plateforme" :

D’un côté tu as plusieurs cen­taines de millions d’Occidentaux qui ont tout ce qu’ils veulent, sauf qu’ils n’arrivent plus à trouver de satis­faction sexuelle... ils cherchent, ils cherchent sans arrêt, mais ils ne trouvent rien, et ils en sont malheureux jusqu’à l’os. De l’autre côté, tu as plusieurs milliards d’individus qui n’ont rien, qui crèvent de faim, qui meurent jeunes, qui vivent dans des conditions insa­lubres, et qui n’ont plus rien à vendre que leur corps, et leur sexualité intacte. C’est simple, vraiment simple à comprendre c’est une situation d’échange idéale. Le fric qu’on peut ramasser là-dedans est presque inimagi­nable c’est plus que l’informatique, plus que les bio­technologies, plus que les industries des médias; il n’y a aucun secteur économique qui puisse y être comparé.
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Michel HOUELLEBECQ : Plateforme, 2001

1 commentaire:

Anonyme a dit…

H. c'est Q.

Autre chose : dans le tableau, il manque une variable : le temps.
Grâce à lui, un jour, ceux qui vieillissent "bien" peuvent avoir le plaisir de voir qu’ils surpassent ceux qui, auparavant mieux placés car avantagés « par la nature », n’ont pas su faire fructifier leur capital et ont « mal vieilli »…
Pour filer la métaphore éco, il n'y a pas que les produits qui ont un cycle de vie. Les ptits minets de 20 ans font parfois piètre figure et ronde bedaine à 40 quand d'autres assez moyens et imaperçus à 20 sont devenus pas mal du tout à 40. C'est la revanche des ex-moches.