10 sept. 2005

Laissez faire, laissez passer

La célèbre formule est généralement attribuée à Vincent de Gournay qui en avait fait sa maxime : "laissez faire, laissez passer, le monde va de lui même". Encore que personne ne sache vraiment où et quand Gournay aurait prononcé ces mots. Selon une rumeur, ce serait à l'occasion d'un discours de 1758, mais il n'y a aucune preuve.

En fait, on ne dispose que d'indices et de présomptions. Il y a tout d'abord Claude-Camille-François, Comte d'Albon, qui écrit, en 1775, dans son "Eloge Historique de M. Quesnay" (p. 136-7) :

"Les prohibitions restreignent le travail, les taxes le renchérissent & le surchargent, les privileges exclusifs le font dégénérer en monopole onéreux & destructeur ; il ne faut donc sur ce travail, ni prohibitions, ni taxes, ni privileges exclusifs. C'est ici que Quesnay s'est rencontré avec le sage M. de Gournay, Intendant du Commerce, son Contemporain, qu'il estima, qu'il aima & sur la personne & sur les disciples duquel il se plaisoit à fonder une partie de l'espoir de sa patrie. M. de Gournay étoit arrivé à ce résultat pratique, par une route différente : personne, disoit-il, ne sait si bien ce qui est utile au commerce que ceux qui le font; il ne faut donc point leur imposer des réglements. Personne n'est si intéressé à savoir si une entreprise de commerce, si un établissement de fabrique, si l'exercice d'une profession lui sera profitable ou non, que celui qui veut le tenter ; il ne faut donc ni corporations, ni jurandes, ni privileges exclusifs. Personne ne peut être sûr de tirer le plus grand profit de son travail, s'il n'est pas libre de le faire comme il l'entend, & s'il est soumis à une inquisition & à des formalites gênantes. Tout impôt sur le travail ou sur le voiturage, entraîne des inquisitions & des gênes qui dérangent le commerce, découragent & ruinent les Commerçants ; il faut donc affranchir leurs travaux de ces impôts qui en interceptent le succès... Laissez les faire & laissez-les passer."

Le second témoignage en faveur de Gournay se trouve dans l'édition par DuPont de Nemours des oeuvres complètes de Turgot. Dans son introduction à l'Eloge de Vincent de Gournay, Dupont écrit : "Gournay est l'auteur de la célèbre formule Laissez-faire et laissez-passer" (Oeuvres de Turgot, Vol. I, p.257, Daire ed., 1808-11), puis, quelques pages plus loin : "Il [Gournay] en conclut qu'il ne fallait jamais rançonner ni règlementer le commerce. Il en tira cet axiome : Laissez faire et laissez passer" (p.259). Mais, là encore, aucune précision quant à la date ou le lieu.

Il n'y a donc pas de certitude. Mais faute d'autre candidat, on peut valablement attribuer à de Gournay l'invention d'une maxime qu'il a, plus que tout autre, contribué à populariser.

La formule "Laissez-faire" est, quant à elle, plus ancienne. On l'attribue généralement au marchand Le Gendre ou au Marquis d'Argenson. Dans son "Eloge de Vincent de Gournay" (1759), Turgot écrit ainsi, sans plus de précision :

"Il faut dire encore que ce prétendu système de M. de Gournay a cela de particulier, que les principes généraux en sont à peu près adoptés par tout le monde; que, de tout temps, le voeu du commerce chez toutes les nations a été renfermé dans ces deux mots: liberté et protection, et surtout liberté. On sait le mot de M. Le Gendre à M. Colbert: laissez-nous faire".
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John Maynard Keynes, se basant sur Oncken, en pince plutôt pour le Marquis d'Argenson qui aurait employé l'expression dans un envoi anonyme au Journal des Economistes en 1751 :

The maxim laissez-nous faire is traditionally attributed to the merchant Legendre addressing Colbert some time towards the end of the seventeenth century. ('Que faut-il faire pour vous aider?' asked Colbert. 'Nous laisser faire' answered Legendre). But there is no doubt the first writer to use the phrase, and to use it in clear association with the doctrine, is the Marquis d'Argenson about 1751... The Marquis was the first man to wax passionate on the economic advantages of governments leaving trade alone :

- 'Pour gouverner mieux, il faudrait gouverner moins.’
- 'La vraie cause du déclin de nos fabriques, c'est la protection outrée qu'on leur accorde.'
- 'Laissez faire, telle devrait être la devise de toute puissance publique, depuis que le monde est civilisé. Détestable principe que celui de ne vouloir grandir que par l'abaissement de nos voisins! Il n'y a que la méchanceté et la malignité du coeur de satisfaites dans ce principe, et l’intérêt y est opposé. Laissez faire, morbleu! Laissez faire!!'

Here we have the economic doctrine of laissez-faire, with its most fervent expression in free trade, fully clothed.

Keynes J.M., "The End of Laissez-Faire", 1926, The Collected Writings of John Maynard Keynes, vol.IX, p.278
Nb : malheureusement, seule la fin de cette conférence est disponible en français (Payot, ou Classiques des Sciences sociales). La partie la plus intéressante n'a pas été traduite : elle porte sur la genèse de la doctrine du Laissez-faire. Parmi les principales raisons de son succès, Keynes mentionne l'indigence intellectuelle des grandes doctrines concurrentes: le protectionnisme et le marxisme, à propos desquels il écrit : "Both are examples of poor thinking, of inability to analyse a process and follow it out to its conclusion. ... Of the two, protectionism is at least plausible, and the forces making for its popularity are nothing to wonder at. But Marxian socialism must always remain a portent to the historians of opinion - how a doctrine so illogical and so dull can have exercised so powerful and enduring an influence over the minds of men and, through them, the events of history. At any rate, the obvious scientific deficiencies of these two schools greatly contributed to the prestige and authority of nineteenth-century laissez-faire."

En réalité, l'expression "Laissez faire" vient de beaucoup plus loin. On la trouve par exemple chez le jésuite espagnol Balthazar Gracián, qui écrivait en 1647 :

L’art de laisser aller les choses comme elles peuvent.

Il y a des tempêtes et des ouragans dans la vie humaine ; c’est prudence de se retirer au port pour les laisser passer. Très souvent les remèdes font empirer les maux. Quand la mer des humeurs est agitée, laissez faire la nature ; si c’est la mer des mœurs, laissez faire la morale. Il faut autant d’habileté au médecin pour ne pas ordonner que pour ordonner ; et quelquefois la finesse de l’art consiste davantage à ne point appliquer de remède. (…) Une fontaine devient trouble pour peu qu’on la remue, et son eau ne redevient claire qu’en cessant d’y toucher. Il n’y a point de meilleur remède à de certains désordres que de les laisser passer, car à la fin ils s’arrêtent d’eux-mêmes.

L'homme de cour (chap. 138) ; trad. de l'espagnol par Amelot de la Houssaie, Paris, 1684 (Gallica, bnf)

Appliquée à l'économie, l'expression et l'idée du Laissez-faire fait son apparition en 1707 dans le mémoire de Pierre Le Pesant de Boisguilbert : De la nature des richesses, de l'argent et des tributs. C'est la première apparition rigoureuse de la doctrine libérale en économie, selon Gilbert Faccarello, et même l'acte fondateur de l'économie politique selon Henri Denis (cf. Annexe).

Pour Boisguilbert, les interventions intempestives de l'Etat sont à l'origine des disettes et de la pénurie de toute chose ; elles nuisent à la prospérité du royaume et, partant, à ses finances publiques. Dans ces conditions, l'intérêt bien compris commande au Prince de "laisser faire la nature" :
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"Tant qu'on laisse faire la nature, on ne doit rien craindre de pareil", et "ce n'est que parce qu'on la déconcerte, et qu'on dérange tous les jours ses opérations, que le malheur arrive." D'où ce conseil au Souverain : "il n'est pas question d'agir, il est nécessaire seulement de cesser d'agir avec une très grande violence que l'on fait à la nature, qui tend toujours à la liberté et à la perfection".

On croirait entendre Lao-Tseu, sans doute le véritable inventeur de la doctrine du Laissez-faire. Parce que "le gouvernement, avec toutes ses lois et ses règlements plus nombreux que les poils d'un buffle, est un oppresseur vicieux de l'individu et doit être plus craint que des tigres cruels", Lao Tseu adressait à l'Empereur ce sage conseil :

"Plus il y a d'interdits et de prohibitions, plus le peuple s'appauvrit... Plus on publie de lois et de règlements, plus il y a de voleurs et de brigands... C'est pourquoi le Sage dit: je ne prend aucune initiative et le peuple se transforme de lui-même ... Je ne m'engage dans aucune activité et le peuple s'enrichit de lui-même..."

Lao Tseu, Tao Te king, PUF
(j'ai légèrement allégé la traduction de Marcel Conche)
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Annexes. Le libéralisme de Boisguilbert

L'idée que Boisguilbert développe longuement dans sa Dissertation sur la nature des richesses est que les diverses professions d'un pays se servent mutuellement de débouchés pour leurs productions.

Il faut convenir d'un principe, qui est que toutes les professions, quelles qu'elles soient dans une contrée, travaillent les unes pour les autres, et se maintiennent réciproquement, non seulement pour la fourniture de leurs besoins, mais même pour leur propre existence.

Aucun n'achète la denrée de son voisin ou le fruit de son travail qu'à une condition de rigueur, quoique tacite et non exprimée, savoir que le vendeur en fera autant de celle de l'acheteur, ou immédiatement, comme il arrive quelquefois, ou par la circulation de plusieurs mains ou professions interposées ; ce qui revient toujours au même.

Cette création incessante de débouchés mutuels est la base de la prospérité générale. Pour que cette prospérité puisse apparaître dans les faits, il faut et il suffit que les prix soient établis conformément à la justice, c'est-à-dire donnent à tous les vendeurs un gain normal. Or le moyen d'obtenir ce résultat est de laisser agir la nature. Si l'on intervient sur les marchés, notamment afin d'abaisser le prix des grains, au lieu d'aider les malheureux, on crée la misère générale.

La nature donc, ou la Providence, peut seule faire observer cette justice, pourvu encore une fois que, qui que ce soit d'autre ne s'en mêle ; et voici comment elle s'en acquitte. Elle établit d'abord une égale nécessité de vendre et d'acheter dans toutes sortes de trafics, de façon que le seul désir du profit soit l'âme de tous les marchés, tant dans le vendeur que dans l'acheteur ; et c'est à l'aide de cet équilibre ou de cette balance que l'un et l'autre sont également forcés d'entendre raison et de s'y soumettre...

La dérogeance à cette loi, qui devrait être sacrée, est la première et la principale cause de la misère publique, attendu que l'observation en est plus ignorée.

L'équilibre entre toutes les denrées, unique conservateur de l'opulence générale, en reçoit les plus cruelles atteintes, en sorte que si l'on voit un royaume tout rempli de biens, pendant que les peuples en manquent tout à fait, il n'en faut point aller chercher la cause ailleurs : celui-ci périt, parce que ses caves sont pleines de vin et qu'il manque du reste ; cet autre se trouve dans la même disposition à l'égard de ses grains ; et enfin tout le reste, vivant d'industrie, languit également, ne pouvant recouvrer le pain et les liqueurs par le fruit de son travail, dont le défaut jette également les possesseurs de ces mannes dans la même misère, de ne pouvoir en échanger une partie contre leurs autres besoins, comme des habits, des souliers et le reste.

Si l'on demande à chacun de ces particuliers la raison de leur misère, ils répondent tranquillement qu'ils ne peuvent rien vendre à moins que ce ne soit à perte, ne prenant garde qu'ils ne sont dans cette malheureuse situation que parce qu'ils prétendent exiger cette règle des autres et ne pas la recevoir pour eux.

Il est ici nettement affirmé que la création de la richesse repose sur le mécanisme de la formation de prix normaux, qui assure la réalisation des fins poursuivies par les individus indépendamment les uns des autres. Il ne s'agit plus de l'affirmation de telle ou telle loi particulière à un certain domaine de l'activité économique, la monnaie, ou le commerce extérieur. Il s'agit d'une loi naturelle régissant la totalité de la sphère de la production et de l'échange. S'il est vrai que Boisguilbert parvient le premier à concevoir l'existence d'une telle loi, on peut bien le considérer comme le véritable fondateur de l'économie politique.

Henri DENIS : Histoire de la pensée économique, PUF Quadrige, p. 150-151

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