Dans les programmes d’économie des lycées, on enseigne qu’en situation de
sous-emploi (chômage élevé, fort écart récessif), une politique de relance
keynésienne est généralement la panacée. Le problème, c’est qu’en France, au
Royaume-Uni, aux Etats-Unis, partout, les Gouvernements font exactement le
contraire : depuis quelque temps, tous paraissent s’être convertis à la
rigueur budgétaire.
Pour rendre
compte de cette contradiction, on invoque généralement un défaut de coopération
entre les différents pays, en particulier au sein de l’UE. La France ne peut se
risquer seule à pratiquer une relance budgétaire, qui profiterait en bonne part
à ses voisins et laisserait ses finances publiques exsangues. Dans l’idéal,
tous les pays devraient s’entendre pour relancer en même temps. L’effet sur la
croissance serait alors maximal, et la charge financière soutenable (la dette
publique augmentant en ligne avec le PIB).
Mais, si une relance à l'échelle de l'Europe était efficace, pourquoi la
plupart des gouvernements s'y opposent-ils ? Pourquoi Mme Merkel, M. Cameron,
M. Sarkozy et beaucoup d'autres ont-ils préféré la rigueur pour tous à la
relance commune ? [un choix d'autant plus étonnant que la relance est
évidemment plus populaire que la rigueur]
Outre la crainte, réelle, d'entrer dans une crise budgétaire, il existe de
solides justifications à la rigueur actuelle. Ces bonnes raisons ont été
exposées depuis des lustres par les économistes non keynésiens -- de Milton
Friedman à John Taylor en passant par Lucas, Prescott et Kydland, Barro,
Alesina, Rogoff, et quelques milliers d'autres...
Prenons l'exemple des Etats-Unis, qui s'engagent à
leur tour dans une politique de rigueur. La loi de programmation budgétaire,
discutée actuellement par la chambre des représentants, prévoit de mettre
l'Etat à la diète pour les dix prochaines années. Les dépenses publiques
seraient gelées pendant deux ans, puis augmenteraient moins vite que le PIB. En
2023, elles retrouveraient leur niveau d'avant crise, à 19,1 % du PIB (contre
22,2 % aujourd'hui). A ce moment, le budget fédéral serait en équilibre, et la
dette publique ne représenterait plus que 55 % du PIB (contre 76 % aujourd'hui).
John Taylor, un économiste de haut vol, proche du parti républicain, justifie
ainsi ce programme :
1. Une politique de rigueur fondée sur la baisse des dépenses signale au
public qu'on n'aura pas besoin d'augmenter les impôts, ni demain, ni après-demain.
Anticipant un climat fiscal plus stable et plus doux, les agents seront incités
à investir, à étudier et à entreprendre davantage.
2. Si les agents anticipent que les impôts n'augmenteront pas demain, leur
revenu permanent (le revenu moyen attendu sur le long terme) augmente. Ils sont
alors incités à consommer davantage dès aujourd'hui.
3. La rigueur réduit l'incertitude qu'a fait naître la dérive des finances
publiques. Quand la dette publique atteint les niveaux actuels (80 % et plus),
les agents anticipent à long terme plus d'inflation, plus de répression
financière, plus d'impôts, des troubles politiques et sociaux. Les incitations
à épargner, à investir et entreprendre, à travailler sont affaiblies. Le retour
prévisible de la dette publique à un niveau raisonnable crée un environnement
plus propice à la croissance.
La rigueur budgétaire est donc à même d'enclencher un cercle vertueux de
croissance : l'augmentation de la demande privée compense la baisse de la
dépense publique et permet de résorber l'écart récessif ; l'augmentation de
l'effort d'investissement (en capital physique et humain), de travail et
d'innovation permet d'élever la croissance potentielle. En bref, on peut faire
d'un mal un bien : c'est la thèse de l'austérité expansionniste.
Pour être efficace, ce type d'austérité requiert toutefois trois conditions
:
1. La consolidation budgétaire doit être graduelle. Quand il était Premier
Ministre, Raymond Barre insistait déjà sur ce point. Il ne s'agit pas que le
patient meure guéri. La plupart des économistes s’accordent là-dessus : il
faut se donner des objectifs à long terme et procéder par étapes. Tout le
problème est ici de rendre crédible l'engagement des autorités. L’adoption de
règles contraignantes (type règle d’or) peut aider, surtout si elles s’accompagnent
d’un engagement bipartisan à long terme.
2. L’effort budgétaire doit passer par la baisse des dépenses publiques, et
non la hausse des impôts. C’est la thèse centrale d'Alesina. En effet, les
hausses d’impôts n’affectent pas seulement la demande, elles affaiblissent
aussi l'offre, en réduisant les incitations à produire et en encourageant le
travail au noir -- du coup, leur rendement fiscal est faible.
3. Enfin, l’ajustement budgétaire doit s'accompagner de réformes
structurelles pour stimuler la croissance potentielle -- c'est le second volet
des politiques d'ajustement structurel préconisées par le FMI, particulièrement
important dans des économies très administrées, comme la Grèce ou l'Italie. Il
s’agit d'introduire davantage de concurrence sur les marchés, pour faire
baisser les prix des biens et services et les coûts des facteurs, de nettoyer les
systèmes bancaires, en liquidant les banques insolvables, et de rendre plus efficaces
les services publics et l’administration.
Partout où ces conditions ont été remplies (dans les pays baltes, en
Allemagne, en Suède, au Canada, en Nelle Zélande), l’austérité s’est révélée
expansionniste. En Europe du sud, malheureusement, on a fait tout le contraire.
Les politiques d'austérité y ont été brutales, faute généralement d’autre
choix : les dirigeants grecs, italiens, espagnols, n’étaient pas
crédibles, et l’ajustement requis était de toutes façons considérable. Les
mesures d'austérité ont consisté essentiellement en hausse d'impôts, moins impopulaires
que les coupes budgétaires. Enfin, le volet "réformes structurelles"
a laissé à désirer ; les gouvernements ont traîné les pieds, face à l’hostilité
des syndicats et autres groupes d’intérêt. Au bout du compte, ces pays auront l'austérité mais pas la croissance.
(*) par efficience, les économistes entendent l'efficacité avec laquelle
sont allouées et combinées les ressources productives. Un gain d'efficience
désigne toute hausse de la productivité, à technologie constante ; c'est l'une
des deux composantes du progrès technique (l'autre étant l'innovation
technologique)
Sources:
Sur la question de savoir s'il faut l'austérité maintenant ou s'il est
urgent d'attendre, il n'existe pas de consensus chez les économistes : Cf. le débat Austerity: Too Much of a Good Thing? (Vox, 23 juin 2012), et l'excellente synthèse
finale de Giancarlo Corsetti. Sur l’austérité expansioniste, cf. How the
House budget would boost the economy,
par John Taylor & John Cogan (WSJ) et Shrinking spending
reduces deficits without harming the economy—unlike tax hikes, par Alberto Alesina. Pour comprendre la logique de la troïka en Europe du Sud, cf. cette mise au
point par deux ténors de l'UME et de la Commission : Fiscal policy in Europe: Searching for the right balance
(Vox)
3 commentaires:
C'est un exposé intéressant des arguments keynésiens et néo-classiques. Il me semble tout de même que nous avons accumulé quelques éléments empiriques qui permettent de départager ces arguments ou en tout cas de mieux définir leurs conditions de validité.
- A court-terme le consensus semble converger vers des multiplicateurs élevés en pleine récession : la rigueur budgétaire n'est pas compensée par des anticipation de baisse d'impôt qui stimuleraient la consommation.
- "Quand la dette publique atteint les niveaux actuels (80 % et plus), les agents anticipent à long terme plus d'inflation" -> à la minute où j'écris, le yield sur la dette française à dix ans est de 1,83%. C'est difficile à réconcilier avec des anticipations d'inflation, sauf à penser que le taux d'intérêt réel est très négatif...
- Il manque la condition la plus importante pour que la consolidation budgétaire ne s'accompagne pas d'une récession: il faut que la politique monétaire puisse compenser les effets récessifs de la consolidation budgétaire. Dans les cas de réussite, la rigueur a été accompagnée soit par une forte baisse du taux de change (assez efficace pour des petites économies ouvertes), soit par une baisse des taux d'intérêt. Le problème de la zone Euro aujourd'hui, c'est qu'il n'y a pas de baisse du change (et de toute façon la zone Euro n'est pas une petite économie ouverte) et que les taux d'intérêt, dans les pays non-périphériques sont déjà proches de 0...
1. le pb est que la rigueur a été sans doute trop brutale et a privilégié les hausses d'impôts plutôt que la baisse des dépense.
2. les taux d'intérêt à long terme sont maintenus artificiellement bas par la politique de quantitative easing des banques centrales. Une bulle gigantesque est en train de se constituer sur les marchés obligataires, et aussi sur les marchés action. Cela signifie qu'une nouvelle crise financière est annoncée. Cf. le dernier article de Feldstein sur le project syndicate.
3. en théorie, la dévaluation peut donner un coup de pouce temporaire. En pratique, elle est utilisée par les politiciens pour faire l'économie de réformes structurelles impopulaires. Résultat : les gains de compétitivité-prix sont rapidement mangés par l'inflation.
1. Il faut se méfier des explications du type "too much of a good thing". En plus, à court-terme, la baisse des dépenses aurait tendance à être plus récessive que les hausses d'impôts, car les hausses d'impôt peuvent être compensées par une baisse de l'épargne des contribuables aisés.
2. Ok, mais est-ce que ces opérations concernent les obligations allemandes et françaises ?
3. Là, vous faites preuve de paresse intellectuelle, l'assertion est sans preuve, une explication pratique pour boucler un système de pensée cohérent... dans les exemples de succès généralement cités il n'y a pas eu d'effets inflationnistes de la dévaluation parce qu'ils sont compensés par les effets déflationnistes de la consolidation budgétaire. Donc, en effet, la dévaluation peut être utilisée comme une facilité par des politiciens qui veulent faire l'économie de réformes structurelles; mais elle peut aussi être utilisée (dans des petites économies ouvertes) pour compenser les effets potentiellement récessifs à court-terme des réformes structurelles. Le problème, c'est que la zone euro n'a pas cet outil-là...
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