(réédition d'un billet posté il y a trois ans)
On ne naît pas terroriste, on le devient. L'entretien ci-dessous nous aide à comprendre comment. Le 3 octobre 1992, Dietmar Loch interviewait le jeune Khaled Kelkal à Vaulx-en-Velin, pour les besoins d’une thèse de doctorat sur l’intégration des jeunes franco-maghrébins. Trois ans plus tard, en 1995, Khaled Kelkal posera des bombes dans les trains, qui feront de nombreuses victimes. Devenu l'ennemi public n°1, il sera finalement tué dans une fusillade avec les policiers anti-terroristes.
.On trouvera ci-dessous l'essentiel des trois heures d'entretien, tels qu'ils ont été publiés par Le Monde en oct. 1995, suivi de mon analyse du cas.
Moi, Khaled Kelkal
LE MONDE du 7 octobre 1995
LE MONDE du 7 octobre 1995
« Je suis né en Algérie. Je suis venu à l'âge de deux ans en France. J'ai vécu à Vaulx-en-Velin, où j'ai passé une bonne école primaire. J'avais des notes raisonnables, on peut même dire bien. Et après, je suis allé au collège Les Noirettes, et c'est là où j'ai commencé à rencontrer les premières bêtises. On était mélangé, des gars de la ZUP, du village, on rigolait. Les premières bêtises, les premiers trafics de carnets dans les cours, système D... On avait une bonne entente, question professeurs-élèves. C'était un groupe homogène, on avait tous la même mentalité, on parlait peu, mais on se comprenait vite et c'était ça qui était bien. Et moi, personnellement, quand j'ai changé d'école, c'était plus ça. Je ne retrouvais plus cette mentalité.
C'était quoi, exactement, cette mentalité ?
On travaillait et on rigolait. Et on pouvait se permettre de rigoler puisqu'on avait de bonnes notes, toujours sérieux. Mais quand je suis arrivé au lycée, c'était plus ça, et ça m'a pas plu. J'ai pas tenu. J'avais les capacités de réussir, mais j'avais pas ma place, parce que je me disais l'intégration totale : c'est impossible ; oublier ma culture, manger du porc, je ne peux pas. Eux, ils n'avaient jamais vu dans leur classe un Arabe, comme ils disent franchement, tu es le seul Arabe et, quand ils m'ont connu, ils m'ont dit : « Tu es l'exception ». Eux, ils avaient plus de facilité entre eux à discuter. Moi, j'aime bien travailler et rigoler, parce qu'il y a un équilibre. C'est pas toujours sérieux, sérieux. Parce que moi, j'aime bien rigoler, mais je ne trouvais pas ça [au lycée], c'était un peu froid. Même si je parlais, [même si] j'avais une bonne entente avec eux, c'était pas naturel. Ma fierté, elle descendait, ma personnalité, il fallait que je la mette de côté. Je peux pas, et je trouvais pas ma place. Alors, je commençais à faire sauter les cours, une fois, deux fois. C'est un enchaînement, jusqu'au jour où je faisais des rencontres à gauche, à droite. On m'a proposé : « Il y a de belles choses à prendre ». Il y a tout un enchaînement, le déclic il s'est passé là-bas. C'était un lycée bien coté. Il fallait avoir un bon niveau pour entrer. En troisième, j'étais bien. On [avec un ami] est arrivé les premiers de la classe, tout en rigolant. On était sain, tranquille, mais là-bas, non...
Au collège, il n'y avait pas ces préjugés ?
Non, rien. Bon, c'est sûr que les Français n'avaient pas les mêmes principes, mais quand même ils s'adaptaient, et nous aussi on s'adaptait, on ne voyait pas trop la différence. Aider, au collège, c'était un plaisir, mais au lycée non. Vous aviez un trou de mémoire, ils vous disent rien, ils cachent. Moi, c'est là-bas où ça a commencé. Je commençais à ne plus aller en cours. L'après-midi, tout le monde allait à l'école, moi je n'avais rien à faire. Et je commence à faire un tour, et on fait des connaissances. Mais c'est des gens bien, même si le mec est un voleur, on ne regarde pas le mec quand on arrive. Quand c'est un copain, c'est un copain, c'est question sentiment, c'est pas le juger de tel acte ou de tel acte. Parce qu'ici, 70 % des jeunes font des vols. Parce que les parents ne peuvent pas se permettre quand il y a six enfants... Le mec veut s'acheter un beau jean comme l'autre, il n'a pas d'argent. Il est obligé de se débrouiller tout seul. Alors je commençais à traîner avec eux. On voit la différence entre l'ambiance du lycée et l'ambiance du dehors, des voleurs. On était plus à l'aise, c'est la même mentalité qu'au collège, mais avec des adultes. Et quand vous volez, vous vous sentez libre parce que c'est un jeu. Tant qu'on ne m'attrapera pas, c'est moi qui va gagner. C'est un jeu : ou on perd ou on gagne. Mais c'est vrai, suivre cette route, ça ne mène nulle part. » Après avoir fait de la prison, j'ai vu que j'étais perdant à cent pour cent. J'ai bien réalisé, mais je me dis que je regrette pas. On peut pas regretter ce qu'on a fait. Moi, je sais qu'en prison j'ai appris beaucoup de choses, surtout question vie, vie en groupe. J'ai même appris ma langue. J'étais avec un musulman en cellule. Là, j'ai appris l'arabe, j'ai bien appris ma religion, l'islam, j'ai appris une grande ouverture d'esprit en connaissant l'islam. Tout s'est écarté. Et je vois la vie.. pas plus simple, mais plus cohérente. Maintenant, quand je vois des choses à la télé, j'ai pas la même réaction qu'avant. Avant, quand je voyais ça, je voulais répondre, mais par la violence, maintenant non. Maintenant, ces gens, j'ai pitié pour eux. Avant, j'étais obligé de... j'étais impulsif.
Qu'est-ce qui était important avant ?
La liberté d'être soi-même, la liberté d'être avec un bon ami, la bonne entente, un groupe, bien soudé. C'était surtout ça. On rigolait. Il y avait même un Français avec moi qui avait pris totalement la mentalité. Brave, respectable franchement. Par rapport à d'autres Français, il n'avait rien à voir, ce mec. Il a acquis notre culture, au niveau morale, sans la pratiquer. Ceux qui se respectent soi-même, obligatoirement ils respectent les autres. Il trouvait sa reconnaissance ici.
Comment ça s'est passé entre élèves et enseignants au collège et au lycée ?
Au collège, c'était super. Ils savaient qu'on pourrait se permettre de rire parce qu'on travaillait. Ils nous laissaient un peu de liberté, nous exprimer pour cinq minutes en cours, rigoler. Mais quand il fallait bosser, on bossait. Au collège, ils reconnaissaient notre valeur, ils savaient ce qu'on valait et ils connaissaient nos limites. Mais au lycée, moi j'ai cru régresser. Ça, c'est à cause des gens. Il n'y a pas de contacts, même avec les profs. Ils arrivent, ils commencent leurs cours, ils s'arrêtent pas jusqu'à la fin. Au revoir ! Au collège, il y avait plus de contacts avec les profs, mais eux c'est le fait d'avoir eu beaucoup d'élèves comme nous. Ils ont vu nos frères, nos soeurs. Ils nous ont suivis, ils nous connaissent. Mais au lycée, ils ne nous connaissent pas, ils nous cataloguent directement. Moi, je ne trouvais pas ma place, j'étais mal. Je suis arrivé au point de me dire : « Qu'est-ce que je fous là ? », au lieu de me dire : « C'est bien, c'est pour toi, c'est pour travailler. » Au lycée, dans ma classe, il y avait que les riches.
Et tes parents ?
Mes parents, tous les jours ils me disaient : « Travaille, il faut que tu réussisses. » Ma mère était fière de moi, mais c'était dur. Quand j'ai arrêté l'école, ma mère, toute la famille, m'en a voulu. Ah oui ! Je me sentais totalement coupé de ma famille. Et c'est là que je suis parti vraiment de travers. Je suis même parti de chez moi, un moment, parce que ma mère m'en voulait : « Comment, tu es arrivé jusque-là et maintenant tu ne veux plus aller à l'école ! » Et moi, le fait qu'elle me rabâche tout le temps, je savais que j'avais tort en moi-même. C'est pour ça que je suis parti, parce que je savais que j'avais tort. Mais je ne suis pas parti longtemps. J'ai habité chez un copain pendant une semaine.
Comment ça se passait avec tes soeurs et tes frères ?
Chez nous, c'est surtout le père et le frère. Mon frère, il m'a donné des conseils, et le jour où je suis vraiment parti de travers, il m'a pris : « Ça ne va plus ! » Ça m'a touché, aussi ça m'a vexé. C'est là où je suis parti. Alors il fallait que je compte sur moi-même, obligé d'aller voler. Mais c'était surtout une question de vengeance. Vous voulez de la violence, alors on va vous donner de la violence. On parle de nous seulement quand il y a de la violence, alors on fait de la violence. Nous, c'était à l'échelle individuelle. A l'adolescence, on est perdu, on ne sait pas trop où aller. C'est là où il faut faire des choix. Et quand on arrive à la transition du collège ou du lycée, c'est déjà un choix, c'est un changement de mentalité. On a un choix à faire, mais on est jeune. On peut pas dire : « Ça, c'est pas bon. » On n'a pas trop les valeurs d'éthique. Ça fait qu'on est tenté de partir là où on se sent mieux. Moi, je répondais par la violence individuelle. Mais là, au Mas du Taureau [en 1990, de violentes émeutes avaient éclaté dans ce quartier de Vaulx-en-Velin], ça a été un regroupement de tous ces jeunes justement. C'est même pas au niveau du meurtre que ça a pété. C'était seulement la poudrière. C'est tous des gens au chômage qui voulaient dire : « Stop ! pensez à nous ! Vous avez l'air de jouer la belle vie en ville, mais regardez un peu ce qui se passe dans l'agglomération, la misère, la drogue. » Vous avez maintenant des jeunes de 14-15 ans, ils volent de grosses voitures pour aller emmerder la société, la police. Il y a un grand ras-le-bol. (...) Ce qu'ils cherchent, les jeunes, c'est du boulot. Pourquoi ils ne donnent pas du boulot aux jeunes pour qu'ils s'arrangent ? C'est seulement après les émeutes qu'ils commencent à comprendre. Mais c'est pas grand-chose, c'est pour dire style "on est là"...
Y a-t-il des regroupements ethniques dans vos quartiers ?
C'est vrai que les Noirs sont surtout avec les Noirs. Mais quand le Noir a besoin de quelque chose, il parle super bien avec l'Arabe. Mais sinon, les Noirs traînent ensemble. Les Arabes et les Portugais, ils traînent ensemble aussi. Il y a du racisme à Vaulx-en-Velin. Ces gens n'habitent pas dans des ZUP. Ils habitent dans des quartiers assez chics [de Vaulx-en-Velin]. C'est des gens qui travaillent, des gens adaptés comme ils disent. Ces gens, ils sont bien, leurs fils sont bien. Le fils, il vient d'avoir son diplôme, son père lui achète sa voiture, son permis. Il a tout ce qu'il faut. Mais le jeune, quand il voit ça justement, il va en ville. Il voit des jeunes Français avec une belle voiture. Moi, j'ai vingt-deux ans, j'ai même pas le permis. J'ai rien du tout. Ça touche (...). Les jeunes qui sont dans l'adolescence, c'est une poudrière parce qu'ils voient plus de choses que nous. Les plus jeunes, maintenant, voient et comprennent vite. Ils sentent déjà, à douze ans. (…)
Y a-t-il des relations entre les jeunes qui font des études, ceux qui sont au chômage, ceux qui volent ?
Il y a toujours une entraide. On essaie toujours de diriger ou de conseiller une personne... Il y a toujours une écoute entre nous. Quand personne ne nous écoute, alors on s'écoute entre nous. Au moins, c'est un respect. Le gars qui touche à la drogue, il va vous écouter. Le mec, tu vas lui parler, il faut qu'il prenne conscience tout seul. Plus il va toucher à la drogue, plus il va partir de travers et moins il aura des relations avec les gens. Il s'embrouille déjà avec son meilleur copain, il commence à faire des escroqueries. C'est des points en moins pour lui, et il sera rejeté. C'est comme une pomme. Vous mettez une pomme pourrie dans un plat où il y a de bonnes pommes... Quand je vois un gars de mon quartier toucher à la drogue, je le soigne de force, je l'enferme dans une cave. Je lui porte à manger, à boire. Il faut que l'envie de la came lui passe, même s'il souffre. Moi, j'étais en prison avec un gars qui touchait, je suis resté un an avec lui. Pendant un an, je lui parlais question religion parce que moi j'aime la religion islamique, et je lui parlais de la drogue. Je lui disais : « Il faut pas toucher. Le mec qui veut ton bien, il ne t'emmènerait jamais de la came, alors, il faut les repousser ces gens, il faut plus traîner avec ces gens. Si tu traînes avec les camés, obligatoirement tu toucheras. » On a parlé, on a parlé, jusqu'au jour où il est sorti. Il n'a plus jamais touché. Voilà, on sait s'entraider. Et tout en aidant il y a des sentiments qui se créent, des liens. Après, je peux dire : « Lui, c'est mon frère. »
Après les déceptions du lycée, que s’est-il passé jusqu'à la prison ?
Au lycée, je ne trouvais pas ma place. Alors ça a commencé. On a volé, on a commencé à traîner. On voyait qu'on pouvait, tout en volant, gagner de l'argent. Et, chaque fois, la délinquance grandit. Si pendant ce laps de temps on ne se rattrape pas, le mec devient un gangster. Un an après, il prend les armes. [Khaled Kelkal raconte sa rencontre avec un jeune Français.] Un gars, il nous a dit : « Franchement, j'ai travaillé, mais c'est pas ça. Je sais faire qu'une chose, c'est voler (...). » On s'estimait entre nous, on a créé notre propre système. Moi, j'étais dans une voiture, je me sentais libre. Flics ou pas, je m'en foutais. Les flics pour moi, c'était rien du tout. S'il y avait des flics derrière moi, accélère et il n'y en avait plus. C'est un délire, c'est un jeu, on était bien. Après le lycée, c'était pas ça, c'était pas bon. Le jour où je suis entré en prison bon, c'est sûr, une mère peut pas abandonner son fils , ma mère est venue me voir. Elle m'a dit : « T'as vu ? D'accord, il faut avoir des copains dans la vie, mais pense à toi, pense à ton avenir. Maintenant, tu as vingt-deux ans. » Crois-moi, elle m'a dit : « A partir de vingt ans, ça passe hyper vite. Je ne vois pas l'avenir que tu as. » Et vous savez, en prison, on ne peut que gamberger. Et j'ai pu beaucoup gamberger. Je sais, c'est vrai, tout ce que m'a dit ma mère, mon père... Mais on s'en rend compte qu'après, parce que, sur le coup, on est comédien. Et dans la prison on est tout à coup spectateur, on se dit : « On n'est plus dans la vie, qu'est-ce que j'ai fait ? » Et on se remet en question : « Qu'est-ce que je vais faire dans la vie ? », des enchaînements de questions. On arrive à trouver une réponse, mais la réponse ce sera toujours ce que nous ont dit nos parents, parce qu'ils sont déjà passés par là. Ils ont vu, ils connaissent.
Pourquoi es-tu allé en prison ?
On cassait les magasins, on faisait les voitures-béliers. On défonçait les magasins, on prenait tout ce qu'il y avait dedans, on chargeait la voiture, on partait et on vendait. Ils ont attrapé le mec, et le mec mon pote, hein ! il nous a tous balancés, le salaud. Pourtant, on était bien, il avait un appartement. Mais je me dis que c'est mieux. Parce que, imagine, je serais pas passé par là [la prison], qu'est-ce que j'aurais fait ? Ça se trouve, je serais en prison pour dix, vingt ans...
Comment ça s'est passé avec la justice ?
Franchement, en tant qu'Arabes, la justice ne nous aime pas. Il y a une justice à deux vitesses. Je vais raconter une anecdote. J'étais assis, je passais pour ma conditionnelle. Il y a deux mecs qui étaient tombés pour un cambriolage, un Français et un Arabe. Les deux n'avaient jamais eu de condamnation. Le Français, il est entré, il a frappé la femme, il lui a tout piqué. La voisine l'avait vu, les flics sont arrivés, ils l'ont attrapé. L'Arabe, il a juste voulu pénétrer dans la maison. Le juge a dit que le Français allait prendre deux mois, et l'Arabe il n'a même pas fracassé la porte il a pris dix-huit mois. Alors le mec qui voit ça, il se dit : « Comment ? Maintenant, le gars de Vaulx-en-Velin qui se fait attraper, il est sûr de prendre un an et demi de plus que les autres, ça c'est sûr. » Il faut les mettre en prison, ces gens, il faut les calmer, mais ils [les juges, la société] ne savent pas que c'est de leur faute. S'ils regardaient un peu ce qui se passe dans les cités, il n'y aurait pas toute cette délinquance. Pour moi, il n'y a pas de justice. Ce qu'ils appellent justice, c'est l'injustice.
Comment ça se passait en prison ?
Ça se passait bien (...). Le fait de connaître déjà quelques gens, ça vous met 50 % de moral (...). Moi, personnellement, j'étais avec tout le monde parce que j'aime bien le contact, rigoler. Même si le mec c'est un enfoiré, je m'en fous. Bonjour, on rigole, sans plus quoi ! C'est vrai, c'est surtout les jeunes, les jeunes qui entrent en prison, les jeunes qui étaient aux mineurs et qui passent aux majeurs. Chez les mineurs, ils forment un groupe, quand ils entrent aux majeurs, ils se retrouvent tous (...). Le mec qui est malin, il se dit : « Il faut pas que je sois avec eux, si je veux m'en sortir... » (...) Si le mec il est avec ces gens, il est sûr d'aller voler le jour même où il sort. Si le mec il gamberge un peu, il se dit : « Ah non ! si je veux m'en sortir, il faut pas que je traîne avec ces gens. » Mais ça ne veut pas dire qu'il ne leur dit pas bonjour, qu'il les rejette totalement. Je me suis dit dans ma tête : « Maintenant il faut que je m'en sorte. » Je me suis mis dans un coin tranquille, des voisins tranquilles.
[La conversation revient alors brièvement sur la scolarité de Khaled Kelkal, puis sur la période qui a précédé son emprisonnement.]
On m'a mis démissionnaire, comme quoi j'avais démissionné de l'école. Après, j'étais dans la rue, sur une période de deux mois. Après, je me suis fait attraper. Je suis resté en prison. Je suis sorti en provisoire [conditionnelle]. J'ai travaillé. Quand j'étais au boulot, bien, j'étais dans la chimie, impeccable. Le contrat était terminé, j'ai retrouvé un boulot. Là aussi, j'avais trois mois, tout en sachant que j'allais retourner en prison. Je savais que le jour où ils m'appellent pour le jugement, je suis sûr d'y aller. J'ai trouvé une bonne place. Je me faisais au moins un million deux par mois. J'étais aussi chimiste. Je me suis dit : « Ça, c'est la chance de ma vie, je travaille. Je ne demande plus rien à personne, je donne tant à ma famille, je mets tant de côté, et tant je m'habille, je sors un peu. » J'avais tout, tout était bien géré dans la tête. J'y suis allé pendant une semaine. Après, il y a eu le premier jugement. Et comme moi je suis passé en libre [devant les juges], le temps qu'ils délibèrent, je suis parti. J'ai dit : « J'ai pas envie d'aller en prison maintenant. » Alors, ils m'avaient mis une peine, trente mois. (…) Mais après ils m'ont mis un mandat d'arrêt : amenez-le en prison ! et j'ai fait appel.
Les policiers de Vaulx-en-Velin avaient fait un rapport comme quoi ils (…) seraient venus trois fois pour me chercher et que je n'aurais pas été là. C'est pas vrai. Ils font de faux rapports. C'était un mauvais point pour moi. Le juge, hyper-content de me dire : « Vous avez pris quatre ans ferme. » » Je regardais comme ça, il voulait que je sois blessé, que je pleure. Il voulait voir une réaction. Je le regardais comme ça, je lui dis oui, je me suis tourné vers lui, je lui disais au revoir. Et je suis parti. C'est pas parce qu'il a dit quatre ans que je vais me mettre à genoux. Moi, j'ai ma fierté. Vous voulez faire comme ça ? Bon, c'est comme ça. Mais j'avais la haine. Moi, je voulais pas la montrer. Au total, j'ai eu des grâces présidentielles. Ça m'a fait en tout trois ans, trois ans et demi. Entre-temps, j'ai toujours bossé un peu, des petits boulots. J'avais une super bonne place. C'est ça que je voulais : travailler, donner tant à mes parents, mettre de l'argent à côté pour plus tard, accumuler de l'argent, me marier, avoir des enfants, avoir une vie comme tout le monde. La vie, c'est quoi ? C'est progéniture, élever des enfants. C'est ça, la vie.
Tu as eu une formation ?
Non, ça ne me plaît pas. Au lycée, j'étais en chimie. J'avais niveau bac en chimie, mais j'ai quitté avant le bac. J'ai quand même trouvé un boulot parce que j'ai cherché. J'ai été à gauche, à droite. Moi, dans la semaine où je suis sorti de prison, je me suis dit : « Il faut que je travaille. »
Comment s'est passée la recherche du boulot ?
J'ai transpiré un peu, mais franchement, j'ai cherché, cherché. C'est vrai, au début c'était un petit contrat, mais je me suis dit : « Je m'en fous ». J'ai été à la mission locale [de l'emploi]. Ils m'ont dit : « On a un stage. » J'ai écouté, bon, j'ai compris. Il faut que je me démerde tout seul. Je fais quoi avec un stage ? C'est pas un stage qui m'intéresse en peinture ou machin moi, je m'en fous. C'est pour faire quoi ? Pour perdre mon temps ? Moi, je ne veux pas perdre mon temps. Je les ai mis de côté mission locale et tout ce qui s'ensuit et je me suis démerdé tout seul. Ils m'ont dit à la mission locale : « Ecoutez, on n'a rien dans la chimie. Si vous voulez, on peut vous proposer un truc en électricité. » J'ai dit : « Je veux continuer ce que je veux, moi. » Je suis parti. Un rendez-vous, et pas plus. Parce que maintenant les mecs, à la mission locale, ils veulent se débarrasser. Plus ils mettent des gens dans le machin, mieux ils sont. Ils essaient pas de voir ce que tu aimes faire. Ils disent : « Essaie autre chose. » Non. Moi, non ! C'est eux qui dirigent et ils n'essaient pas de voir ce que tu as dans ta tête. Oui, moi j'ai fait un CFI [contrat de formation individualisé]. Oui, je le fais pour le moment, mais moi ça ne me plaît pas. C'est pas par la mission locale, c'est directement par la prison. Une femme, une Arabe c'était, je vous jure, hyper bien. Elle s'occupe bien de moi. Elle m'a dit : « Je peux te trouver quelque chose. » Bon, c'était de l'électronique, il n'y avait pas autre chose. Alors j'ai dit : « Pour sortir, je suis obligé. » Mais ça ne me plaît pas du tout. (...) L'électronique, je m'en fous. Moi je veux ou biologie ou chimie… J'ai vingt-deux ans, je perds mon temps. Je ne peux pas rester toute ma vie dans une formation qui ne me plaît pas. Je veux bien travailler toute ma vie dans un boulot, mais au moins quelque chose qui me plaît. Ah ! j'ai oublié... à la fin de la troisième, en sciences, premier de la classe en sciences ! Je fais mon dossier en biologie à la Martinière, à la Duchère [établissements scolaires lyonnais]. Ils ont vu mon dossier. Il y avait une fille qui était dans ma classe et qui avait pris la même chose. Elle était moins bonne que moi, c'était une Française. Ils l'ont prise, moi ils ne m'ont pas pris. Déjà, à partir de là, ça m'a cassé. (...) La conditionnelle, ils me l'ont mise jusqu'en juin 1994, mais je veux faire mon domaine, comme vous qui avez aussi choisi votre domaine. Votre travail [doctorat en sciences politiques], ça débouche sur quoi, ça ? Les jeunes, il faut bien les entourer. Vous les lâchez, ils vont jusqu'au sommet. Il faut pas que le mec qui vient en classe, il dise : « Moi je vaux rien, je ne suis bon à rien. » Le mec qu'on n'aide pas, il ne comprend rien en cours. Il se dit : « Je ne sers à rien. » Il perd toute confiance en lui, et c'est là où, le mec, il abandonne.
Tes points de repère, c'était quoi ?
Dans la famille ? Bon, le père, la mère, les parents. Maintenant, je rentre chez moi. Je dis au petit : « Tu as fait tes devoirs ? Qu'est-ce que tu as appris ? » J'aide. Mais moi, c'est même pas ça. Moi, j'avais les possibilités, les capacités. Il n'y avait aucune motivation. Mes parents, ils m'ont aidé dès le début. Mais moi je ne pouvais pas dire : « Je ne veux plus aller au lycée. » Alors je ne voulais pas discuter sur mes vrais problèmes. Ma mère me demandait : « Qu'est-ce qui t'arrive ? Du jour au lendemain, je ne te reconnais plus. » Et plus j'avançais dans la délinquance, moins j'avais du contact avec la famille. Ou au contraire, moins j'avais le contact avec la famille, plus j'allais dans la délinquance.
Depuis quand tes parents sont-ils en France ?
Mon père, il vient d'Algérie. On est quatre à être nés là-bas : mon grand frère, un autre frère, ma soeur et moi. Mon père est venu avant pour voir. Il nous a ramenés d'Algérie en 1973. J'avais deux ans, ça s'est bien passé. A l'école primaire, j'ai jamais redoublé. Au collège, première année, j'ai fait le fou, j'ai redoublé. Mais, après, j'ai pris conscience. Mes parents m'ont mis une bonne fessée. J'étais même en prison chez moi. Je devais travailler à la maison. L'école primaire, impeccable, le collège aussi. Même s'il y avait aussi quelques petites affaires... Ma soeur, elle a été jusqu'à la fac de médecine. Les filles, c'est pas pareil, elles sont réservées chez nous, elles sont vachement réservées. Mon frère, il a fait son CAP ; mon grand frère, il a fait son CAP, il a travaillé pendant dix ans dans la boîte de mon père. Ma petite soeur est hyper bonne à l'école. Les filles, si elles ne réussissent pas, le fait qu'elles se marient, bon c'est une réussite. La femme, même si elle ne travaille pas, elle aura son mari, le mari travaillera. Donc, il y a pas trop ce phénomène chez les femmes. Mais, pour mon petit frère, je fais gaffe : « Attention que je ne te voie pas traîner avec lui, un voleur ! ». Mon père, il est venu tout seul à Saint-Fons, et de là on est venus à Vaulx-en-Velin. Moi, j'ai grandi ici. Non, il n'y a pas de conflit entre frères et soeur. Non, ça va, de petites histoires, quoi... Avec les parents ? Mon père, il sait lire, écrire, il parle hyper bien ; quelquefois, il descend même faire un tour et parle avec les jeunes. Il leur fait la morale comme si c'étaient ses fils (...). Oui, dans ma famille, ça s'est arrangé du fait que je suis sorti de prison. J'ai eu une petite discussion avec mon père, avec ma mère. Mon père m'a dit : « Quel avenir tu as ? » J'ai compris, quoi. Alors, pour lui, ça allait. Même s'il est un peu méfiant, il se dit : « Il n'y a pas pire que la prison. » (...)
Tu n'as jamais eu de problèmes avec la drogue ?
En prison, j'ai fumé quelquefois, mais jamais la drogue plus dure, jamais ça. Comme, au départ, j'ai vu les dégâts, j'ai juré que jamais.
Quelle signification a l'islam pour toi ?
(…) C'est très important pour moi. Quand j'étais au collège, je faisais déjà la prière, j'étais hyper bien dans ma peau, j'avais aucun vice. Bien. Au niveau de Dieu, au niveau des gens, bien. On était même arrivés les premiers dans ma classe en faisant la prière et tout. Le jour où j'ai arrêté la prière, c'est le jour où il m'est arrivé toutes les embrouilles. J'ai arrêté de faire le ramadan, la prière, je me suis retrouvé où ? Dans un trou, en prison.
Pourquoi as-tu arrêté ?
C'est pareil, c'est les mêmes enchaînements, c'est un cercle vicieux. Mais, même en prison, j'ai pas abandonné. Avant, je ne savais pas écrire, lire l'arabe. Je suis arrivé en prison, je me suis dit : « Il faut pas que je perde mon temps il y avait un frère musulman avec nous il faut que j'apprenne l'arabe. » J'ai appris l'arabe. En une semaine je savais lire. Oui, ça allait vite. C'est parce que j'aime. J'apprends hyper vite. A partir de ce moment-là, j'ai repris la religion. Je vais aller à la mosquée tous les vendredis. Quand je vois les cassettes, quand les savants parlent, on ne peut plus nier. Il y a un Créateur. Il n'y a pas de hasard. Chaque chose est à sa place. Chaque chose a une signification. Je ne peux pas nier.
La culture d'origine, c'est important pour toi ?
C'est très important. (...) Je ne suis ni arabe, ni français, je suis musulman. Je ne fais aucune différence. Si maintenant le Français devient un musulman, il est pareil que moi, on se prosterne nous devant Dieu. Il n'y a plus de races, plus rien, tout s'éteint, c'est l'unicité, on est unis. Maintenant, vous allez à la mosquée, il y a plein de Français. Il n'y a plus de différence de races. Vous entrez à la mosquée, vous êtes à l'aise tout de suite, on vous serre la main, on vous considère comme un ami qu'on connaît depuis plus longtemps. Il n'y a pas la méfiance, tous les préjugés. Dans la rue, on dit bonjour à quelqu'un : « Pourquoi vous dites bonjour ? je ne vous connais pas ! » Moi, je vois un musulman dans la rue : « Salam aleikoum ! » ; il me regarde avec un grand sourire, on s'arrête et on discute. C'est la reconnaissance d'autrui, on est frères même si on ne se connaît pas.
Il y a aussi des jeunes qui disent : « Je suis arabe, ni musulman ni français. »
Attention, [certains] ont formé un racisme des deux côtés. Il y a aussi des Arabes qui sont vachement racistes contre les Français. Ils leur en veulent à mort, c'est obligé. Et c'est vrai, il y en a qui disent : « Je ne suis pas français, je suis arabe. » (...) Que tu sois asiatique, noir, rouge, si tu es musulman, on est tous frères. C'est l'unicité. Comme maintenant vous avez l'Europe... Qu'est-ce qu'ils veulent faire ? Ils veulent s'unir. Pourquoi ? Pour former une force, et les musulmans c'est pareil. Le premier pilier de l'islam, c'est l'unicité. J'avais vu une cassette où le mec disait : « Si le monde entier prenait le premier pilier de l'islam, l'unicité, il n'y aurait pas un misérable sur terre. »
Le temps, c'est important pour toi dans tout ce que tu as vécu ?
Le temps ou l'époque ? C'est vrai, les gens, même les Français, n'osent plus faire des enfants, parce qu'ils ont peur de l'avenir. Ils se disent : « Déjà nous, en tant qu'adultes, on n'arrive pas à se démerder, alors mon enfant, plus tard, comment il va faire ? Il va falloir les nourrir, leur trouver une situation. » Déjà pour eux, ils ne sont pas sûrs. Alors, l'avenir, c'est sûr pour personne (...). C'est comme un papillon, ça vit un jour, mais pour lui c'est toute une vie.
Quels sont tes loisirs ?
Nous, on n'a pas de loisirs. Moi, personnellement, maintenant, il ne faut plus me parler de boîtes, machin. Déjà, dans une classe, j'ai pas ma place. Alors imagine dans une boîte ! Je regarde des cassettes. On loue des cassettes, on fait un billard, on va en ville, on fait un petit tour, on drague. On essaie de voir où il y a des gens sympathiques. Moi, personnellement, je ne regarde pas où il y a une concentration. Si le mec dans un bar nous accueille bien, je reviendrai dans deux ou trois jours. Je préfère donner mon argent à quelqu'un qui ne me regarde pas de travers, donc on essaie de trouver un petit bar sympathique.
Il y a une différence entre Vaulx-en-Velin et Lyon ?
Ah oui ! Elle est dans la froideur. Je monte dans le métro : il y a quelqu'un qui met son sac à côté. Ça m'énerve, ça, ça m'énerve ! Quand vous allez chercher du boulot, vous dites que vous habitez Vaulx-en-Velin... alors vous ne sortez pas votre nom. C'est vite fait, bien fait.
La différence entre la ville et la banlieue, c'est important ?
Oui, il y a trop d'écart, un grand mur, un énorme mur. Ceux qui sortent de la banlieue pour aller en ville, ils essaient de passer à travers, de se faire tout petits. Vous avez une concentration en ville, vous êtes sûr de vous faire remarquer. Vous rentrez nombreux dans un bar... les Français peuvent entrer nombreux dans un bar. Mais nous, si on entre à sept ou huit, il devient fou, le mec. Pour moi, dès que je sors d'ici, je ne suis plus chez moi.
Tu aimerais quitter Vaulx-en-Velin ?
Moi, j'aimerais faire une chose : quitter la France entière. Oui, pour toujours. Aller où ? Ben, retourner chez moi, en Algérie. J'ai pas ma place ici. Parce que maintenant il suffit qu'un employeur se renseigne : celui-là a fait de la prison. Il y a un vol dans l'établissement, ça va être moi. Des fois, il y avait une calculatrice qui disparaissait dans la classe... J'étais pas un voleur, j'étais rien ; mais, en étant le seul Arabe, je me sentais mal en pensant « Tous les gens doivent penser que c'est moi ». Et vous avez des regards indiscrets. Je me dis : « Qu'est-ce que je fous là ? On ne m'accepte pas ici, j'ai rien à faire ici. »
Tu crois que tu vas vraiment quitter la France un jour ?
Inch Allah, si Dieu le veut, je vous jure que je quitte la France. (…)
Y a-t-il des lieux de rencontre pour les jeunes dans le quartier ?
Il n'y a pas de concentration dans un point précis (...). Aucun type que je connais, de mon âge, n'est dans une association. Aucun de tous les quartiers que je connais. La seule association dont on a entendu parler, c'est la mosquée, c'est l'association mosquée. C'est eux qui viennent jusque dans notre quartier, qui nous parlent. Ils nous proposent ça et ça : « Je t'oblige pas, moi je t'ai parlé, maintenant c'est à toi de choisir. » C'est ça l'association, c'est eux qui se déplacent, ils viennent nous chercher. « Au lieu de rester là, venez à la mosquée, venez apprendre, ce ne sera que pour votre bien. »
Qu'est-ce que vous pensez de la politique à Vaulx-en-Velin ?
Politique hypocrite ! (...) Vaulx-en-Velin est toujours dans la misère. Quand ils disent : « On a refait le Mas du Taureau », c'est une image de marque. (...). Si maintenant, moi, je veux prendre un appartement à Vaulx, c'est impossible. Ça dépend si c'est un mec avec des fiches de paie et trois ans de boulot. Un dossier, attendre un an ou plus... Tandis que les couples français, ils passent avant, ça c'est sûr et certain. Ils préfèrent mettre des populations comme ça que des Arabes (...). » Moi, j'ai aucun droit. Moi, maintenant, je suis dans la rue, on m'agresse, je me défends, c'est lui qui a raison, c'est moi qui a tort. Ça, c'est sûr et certain. Vu que moi, j'ai déjà fait de la prison. (...)
Comment tu éduquerais tes propres enfants ?
Pour moi, les Occidentaux ils ont aucun respect. Jamais je pouvais fumer devant mon grand frère, j'ai honte de fumer, c'est le respect. Jamais je pourrai sortir avec une femme, je l'amène chez moi et je l'embrasse devant mes parents, ça serait impossible. Le mec qui baise sa femme devant ses parents, c'est de la liberté ? Non, c'est un manque de respect. Il y en a même qui regardent des films pornographiques avec leurs parents. C'est une honte, un manque de respect. Ils insultent la religion. Pour moi, musulman, la religion chrétienne, c'est une fausse religion, parce que tous les ans vous avez une nouvelle version de la Bible (...). Moi, je ne peux pas élever mes enfants comme je vois que les gens le font. C'est impossible. Nos parents nous ont donné une éducation, mais en parallèle les Français nous ont donné une autre éducation, leur éducation. Il n'y a pas de cohérence. Il y a un petit peu de ça, un petit peu de ça, un petit peu de ça. Non, moi, personnellement, il faut qu'il y ait des principes et des respects. S'il n'y a pas ça, tout s'écroule.
Comment vois-tu l'avenir de ton quartier ?
Je pense aux Etats-Unis. C'est que le commencement. Ça va tellement chauffer et ce sera trop tard. J'ai un mec qui vient de sortir d'un bac professionnel, c'est un bon travailleur, il est vachement motivé. Il vient de sortir de l'école et il est au chômage. Il dit : « Je veux travailler dans ma branche. » On lui propose quoi ? des boulots... Charger des camions. J'ai pas fait des études pour charger des camions. J'ai vu un type, il était en BTS en chaudronnerie, il a eu son BTS, et pas de boulot. Il m'a dit : « Mon diplôme, il sert à rien. » Il a été voler, il a pris de la prison, deux ans. Pourquoi ? Parce qu'il n'avait pas de boulot. La reconnaissance...
Tu as des projets ?
Moi, j'espère, Inch Allah, retourner dans mon pays et monter quelque chose. Travailler un peu et mettre un peu d'argent à côté. Je ne veux pas vivre, je ne veux pas dépendre de ces gens. Quand j'aurai assez d'argent pour pouvoir ouvrir un petit commerce, quelque chose à moi... Si je travaille, je mange. Si je travaille pas, je crève. C'est tout, ça dépendra de moi et pas de quelqu'un d'autre. »
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ANALYSE du CAS
Pour les enfants des pauvres, le lycée c’est (c’était) le bac qui permet de passer d’une rive à l’autre, un moment de flottement, une épreuve initiatique par laquelle on meurt dans un monde pour renaître dans un autre. Dans l’intervalle, il faut assumer sa différence, faire avec ses handicaps, pour essayer d’assurer dans un métier d’élève devenu brutalement plus exigeant. Or, sous ce dernier rapport, il semble que Kelkal ait eu du mal à s’adapter : à l’évidence, la barre était placée un peu haut pour un enfant issu d’un collège de banlieue.
Mal intégré, mal préparé aux exigences du lycée et à la culture de ses camarades, Kelkal est à la peine. Il déprime et, finalement, décroche. Pour conjurer l’échec scolaire, il se retourne vers les siens, ceux du quartier, le pays de son enfance. A défaut du monde des « Ils », il reste le monde des « Nous ». « Nous », ce sont les cailleras, ces jeunes en galère, conscients de leur condition d’exclus, mais pas résignés. Ils ont développé une sous-culture déviante, avec ses propres règles, son système de valeur : une société de substitution organisée autour de l’activité délinquante.
Retourner vers les siens, c’est faire le choix d’une autre forme d’intégration, c’est retrouver le sentiment de communauté et ses pratiques solidaires. C’est aussi disposer d’opportunités alternatives pour accéder ici et maintenant aux ressources économiques qui distinguent les « Ils ». La délinquance est à cet égard l’expression typique du « conformisme déviant » chez ceux qui ont adopté les valeurs communes, mais que les règles du jeu ont exclus des moyens légitimes d’y accéder.
Evidemment, la délinquance implique tôt ou tard un passage par la case prison. Comme le lycée, la prison comporte une dimension initiatique : le jeune réfléchit sur sa vie, il devient plus adulte. Kelkal se convertit à l’Islam. Dans l’Islam, il va retrouver le sentiment de communauté (« l’unicité »), une identité (« je suis musulman »), et peut-être le plus important : une dignité. L’Islam redonne un sens à sa vie, lui révéle la vanité de ce après quoi il courrait, et lui propose des buts et des valeurs alternatifs: fonder une famille, trouver un emploi, s’occuper de son prochain dans le besoin, et assumer tous ces rôles en bon musulman.
Désormais intégré dans l’Islam, Kelkal n’en reste pas moins socialement un exclu. Rattrapé par son passé (l’échec scolaire, la prison), il demeure mal armé pour faire son chemin dans la voie pourtant très sage qu’il s’est tracé. Pas de diplôme donc pas d’emploi, pas d’emploi donc pas de foyer. Reste le désespoir, et la haine aussi quand il songe que l’injustice est à l’origine de son malheur : la ségrégation qui l’a fait grandir dans un ghetto, l’école qui fonctionne comme machine à exclure, le chômage qui interdit qu’on donne sa chance à un jeune sans diplôme, et la conscience de la discrimination à l’œuvre dans toutes les institutions.
A l’évidence, il a essayé successivement toutes les stratégies possibles d’intégration :
¤ la loyauté aux valeurs et aux normes du monde des « Ils » a buté sur l’inadaptation scolaire.
¤ la voie du conformisme déviant (défection aux normes plus qu’aux valeurs des « Ils ») l’a mené en prison.
¤ la voie de l’Islam (défection aux valeurs "matérialistes" des « Ils ») le mène à une impasse. L’Islam ne procure pas du travail !
Ne pouvant trouver sa place, Kelkal envisage de partir en Algérie :
¤ la voie de l’Exit : être musulman dans une communauté de musulmans, être un maghrébin dans une société de maghrébins, être humble parmi les humbles... c’est cela l’intégration. Las ! le rêve algérien n’a pas résisté à la guerre civile qui sévit là-bas. Et puis, que connaît-il de l’Algérie, lui qui est arrivé en France à l’âge de deux ans ?
L’Islam réapparaît ici dans sa dimension politique : en Algérie, il a pu devenir une idéologie de combat qui offre aux laissés pour compte du « système » une solution collective ; en France, il peut être une idéologie de ressentiment, qui n’offre aucune solution collective mais permet de donner un sens à des stratégies individuelles de rupture. Quand toutes les solutions ont été explorées, il reste les solutions désespérées :
¤ la voie du Terrorisme (ici sous couvert d’islamisme), véritable suicide médiatique : exposer sa vie pour faire entendre sa voix, choisir l’Exit ultime pour donner plus de poids à la Prise de Parole.
Finalement, la dérive du jeune Kelkal questionne la capacité de la société française à intégrer ses enfants les plus déshérités, à leur donner leur chance. Pour Dietmar Loch, qui l'avait interviewé trois ans plus tôt, « Khaled Kelkal était un franco-maghrébin qui cherchait la reconnaissance et la dignité, et ne les a pas trouvées » (Le Monde du 7 octobre 1992)
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10 commentaires:
C'est toujours étrange de réaliser qu'un terroriste n'est pas le monstre que l'on aimerait nous faire croire.
L'analyse du cas, c'est de vous ou de l'étudiant?
oui, l'analyse du cas est la mienne. Celle de Dietmach Loch a été publiée dans Le Monde à côté de l'interview. La voici :
L’énergie qui émane de l’exclusion, par Dietmar LOCH
C'est en tant qu'étranger que j'ai fait des recherches sur les étrangers en France. J'ai ainsi mené une étude sur la politique d'intégration des Franco-Maghrébins qui m'a conduit dans la banlieue de Lyon. J'ai vécu, en 1992, une année entière à Vaulx-en-Velin. J'en ai retenu deux impressions marquantes :
Premièrement, de l'extérieur, Vaulx-en-Velin apparaît comme un modèle de la politique française de la ville. Il y a de très nombreux exemples d'efforts d'enseignants, de travailleurs sociaux et de tous les représentants des institutions sur le terrain, qui connaissent bien le mode de vie des jeunes de banlieue et des Franco-Maghrébins. Beaucoup de leurs projets ont été couronnés de succès. Mais, de l'intérieur, on a une tout autre image. Il y a un abîme entre les ambitions de la politique de la ville et sa perception par la jeunesse des banlieues. Quel jeune connaît le conseil de quartier et toutes les autres nouvelles institutions qui prétendent « intégrer » ? L'Etat et la société sont plutôt perçus comme « les autres » chez les jeunes marginaux et principalement chez les Franco-Maghrébins. Le dernier contact avec l'Etat se cristallise dans les conflits avec la police. C'était le cas pour Khaled Kelkal.
Deuxièmement, le représentant des institutions françaises ne connaît que « les jeunes ». Où met-il les Franco-Maghrébins ? Chez les jeunes domine l'idée qu'il y a une similitude d'expérience de vie dans une banlieue pluriethnique. Il reste qu'il y a une particularité des Franco-Maghrébins : ils sont la cible privilégiée de la discrimination xénophobe et raciste. Cette différence, qui est tue dans le discours des représentants d'institutions, apparaît dans des entretiens que l'on peut avoir avec des Franco-Maghrébins comme Khaled Kelkal. La profondeur de cette discrimination et la fragilité de ces jeunes ne peuvent être perçues que « de l'intérieur », par l'examen de leur discours. En effet, la discrimination commence avec la manière dont cette actualité est traitée par un grand nombre de médias en France. Ceux-ci ne donnent qu'une image négative de la banlieue. Cette image ne correspond pas à la réalité. Aussi journalistes et sociologues ne sont pas bien vus par les jeunes de Vaulx-en-Velin. C'est compréhensible : il y a là une question de confiance. On ne peut obtenir la confiance que si on partage, ne serait - ce que provisoirement, la vie de ces jeunes. On doit les écouter.
Qui sont ces Franco-Maghrébins ? Est-ce que Khaled Kelkal était un cas particulier ?
D'un côté, il y a ceux qui « partent bien ». Une grande partie des Franco-Maghrébins à Vaulx-en-Velin ont connu la réussite. Ils démentent l'image négative. Khaled Kelkal aussi, au début, était un bon élève. Mais, plus tard, il n'a pas fait partie de cette majorité qui a connu une ascension sociale et qui a un jour ou l'autre quitté la banlieue, même si cela n'a pas signifié une séparation totale avec le mode de vie banlieusard. D'un autre côté, il y a ceux qui « partent mal ». Ils dérivent dans la délinquance comme Khaled Kelkal. Les discriminations dans le monde scolaire, dans la recherche du travail et dans les loisirs, y contribuent. De cela, on parle aussi en France, mais qu'en est-il de la discrimination raciste ? Elle continue d'être un sujet tabou.
Mais peut-on encore aujourd'hui distinguer entre intégrés et marginalisés ? Le concept de marginalisé passe outre les possibilités d'auto-intégration et d'auto-organisation que l'on peut percevoir en banlieue. L'énergie qui émane de l'exclusion se révélait de manière négative chez Khaled Kelkal. N'aurait-elle pas pu être canalisée ? Car il y a dans les banlieues les germes d'une auto-organisation positive et créative dans le domaine économique, politique et culturel. Une nouvelle société qui aurait la capacité de s'intégrer et de s'organiser elle-même ne pourrait-elle pas émerger de la jungle des banlieues ? Le rejet général d'un communautarisme à la française conduit à l'occultation du thème des différences ethnico-culturelles. Il doit y avoir une ouverture plus grande du système politique municipal, afin que les organisations autonomes des groupes ethniques des banlieues puissent se constituer en médiateurs culturels. Si cela ne se produit pas, ce rôle sera assumé par les groupes intégristes qui utiliseront à leur profit ce besoin de reconnaissance.
La biographie de Khaled Kelkal est exemplaire. C'est un exemple du bon départ d'un bon élève qui a échoué face à la discrimination. Un exemple pour la force de l'initiative individuelle qui n'a pas pu trouver sa place et qui a dérivé dans la délinquance. Terroriste ou miroir pour la société ? Khaled Kelkal était un Franco-Maghrébin qui cherchait la reconnaissance et la dignité et ne les a pas trouvées.
Bravo pour la qualité de votre blog, assez unique et dont les thèmes variés sont toujours intéressants.
Ce post sur K. Kelkal est extrêmement intéressant, il a le mérite d'aller au-delà des clichés que les media nous ressortent toujours. Votre analyse est fort pertinente.
J'ai beaucoup aimé le théme, ce blog m'a permis de decouvrir qui étè réellement Khaled KelKal. Finalement je trouve cela bien triste qu'il est finit de cette maniére. Un grand merci pour la qualité de ce blog.
J'ai beaucoup aimé le théme, ce blog m'a permis de decouvrir qui étè réellement Khaled KelKal. Finalement je trouve cela bien triste qu'il est finit de cette maniére. Un grand merci pour la qualité de ce blog.
"C'est toujours étrange de réaliser qu'un terroriste n'est pas le monstre que l'on aimerait nous faire croire."
je suis du meme avis. c'est vrai qu'en général, on nous montre jamais cet aspect la des choses. Merci pour ce post tres interressant.
Vaulx-en-Velin, la cité Marcel Cachin. Ah c'était le bon temps, où parfois quand on rentrait la nuit les camions de flics attendaient sur le pont, avec les herses et les chiens. Super ambiance. Et le dimanche après-midi c'était génial: une heure entre deux bus, plus une heure pour arriver en centre-ville (à Lyon). De quoi se sentir super intégré...
J'ai connu Khaled Kelkal quand il était très jeune; les jeunes de la Grappinière et ceux de Cachin se rencontraient assez souvent. A l'époque, Khaled (dans les 13-14 ans) éprouvait un grand respect pour ceux qui continuaient leurs études, parfois jusqu'à la fac comme dans mon cas.
Mais il enjolive pas mal le collège des Noirettes. En fait c'était une belle merde, pas un lieu où se sentir bien. Et à la fin des années 70, s'y rendre c'était encore traverser des chantiers au petit matin sous la pâle lumière des lointains lampadaires. Même qu'une fois j'ai dû rentrer chez moi dans un état piteux parce que la boue avait fait ventouse et décollé ma chaussure (la honte). Et du béton, partout du béton, ça il n'en parle pas trop le Khaled? Rectification: pas partout; un petit bout de pelouse derrière les salles de classe, qui permettait de quitter le cours de musique en sautant du premier étage. Et l''odeur des parkings souterrains, qu'on traversait pour gagner dix mètres en se rendant au centre commercial ("la vie Auchan", tout un programme...), le phare de la vie de cette collectivité, disons plutôt de cet agglomérat, le temple du bling-bling pas cher, de la société de consommation, là où il fallait bien chourer quelque chose de temps en temps, histoire de pimenter le quotidien.
Et les parents qui vont avec. Moi, c'était le paternel, qui a eu l'élégance de quitter ce monde quand j'avais 15 ans; condoléances, et il fallait sinon simuler la tristesse, au moins rester grave, comme si on avait perdu un être cher, mais nos yeux restaient secs parce que c'était un soulagement, un bon débarras. La majorité d'entre nous portait sa peine familiale personnelle, qui n'aidait pas vraiment à étayer une identité vacillante, à cheval que nous étions tous entre plusieurs cultures, ou plutôt fragments de culture. Ni d'ici, ni d'ailleurs...
Aujourd'hui on insiste beaucoup sur les franco-maghrébins, mais nous étions tous dans le même sac, eux comme les français et comme les autres (ma catégorie étant cette dernière). Comme dans le roman de Garcia Marquez, nous portions la marque sur le front dès que nous quittions les limites de notre réserve, que ce fût pour étudier, travailler ou pour les loisirs. Mais a moins, enfants du vingtième siècle, nous avons pu bénéficier de l'illusion ou de la réalité d'un ailleurs. Cette chance ne sera même plus donnée à nos successeurs, quelle que soit la politique envisagée par des élus peut-être pétris de bonne volonté. Le mal social est fait, et il existe dans la vie bien des irréversibilités.
Qu'on semble avoir plutôt "réussi" ou "raté", on ne guérit pas de cette vie-là, tout au plus peut-on s'en éloigner. Mais il est presque impossible de quitter le no man's land identitaire, ce "ni d'ici, ni de là-bas". Et ceux qui y parviennent, loin d'avoir montré le chemin, ont en réalité tout simplement quitté le navire, et c'est peut-être le seul choix raisonnablement raisonnable.
Plus de 20 ans que j'ai quitté la banlieue blafarde; une agglomération de plus de 1 000 habitants m'insupporte; mais je ne suis pas ici chez moi, partageant la malédiction du juif errant. D'autres ont "pété les plombs" au sens propre: chacun sa voie de sortie, mais sans destination.
Je trouve l'analyse juste et suis sensible à l'interview, néanmoins je ne comprends pas oú sont, dans tous cela, les arguments qui pourraient expliquer la dérive de ce jeune homme: les circonstances explicatives ne sont pas des excuses.....il avait la possibilité de se reprendre. Son milieu familial l'a aidé, après c'est question d'individu, je pense que ce garçon était peu sévère avec lui même et n'a pas su d'imposer une ligne de conduite. Je pense que la politique de l'excuse a tout va ne mène à rien ni pour les banlieues ni pour ailleurs...
L'histoire recente montre que le terroriste est toujours un monstre dans son action (Yezidies,Chretiens d'Irak et de Syrie, Charlie Hebdo). Puissent les theses et autres pieces de theatre integrer aussi cette realite.
Bonjour,
Après lecture de ce post qui m'a fortement intéressée, j'ai eu envie de réagir au commentaire d'Elsa : il ne me semble pas que l'analyse cherche à trouver "des excuses" à ce qui a pu mener Khaled à commettre les actes qu'il a commis, mais bien une tentative de compréhension d'un parcours de vie, semé d'embuches, qui l'a conduit à l'acte ultime. Tenter d'expliquer n'est pas excuser.
Peut-être aurait-il pu choisir un autre chemin, mais évoquer le saisissement du soutien familial c'est envisager qu'il n'enjolive pas la réalité de ce qu'était sa condition au sein de sa famille, tout comme le post de José signale qu'il a enjolivé la réalité du collège. D'ailleurs, il y a dans son discours confusion entre respect et peur... La peur n'induit pas le respect, la peur induit la terreur et l'impossibilité de dialoguer car l'interlocuteur n'est pas à même de comprendre.
Et là, nous parlons profondément de mécanismes psychologiques qui nous rendent tous singuliers dans notre façon de pouvoir rebondir, ou non, selon ce qu'est le ressenti sur notre vie.
Il est impossible de savoir où l'on va lorsqu'on ne sait pas d'où l'on vient.
"L'Homme est un animal social" disait Aristote. Karl Marx ajoutait : "l'Homme est non seulement un animal social, mais un animal qui ne peut s'individualiser que dans la société" ; sans reconnaissance et acceptation d'une société qui refuse de nous reconnaître comme étant un de ses membres, quels repères ? Quelles possibilités de s'en sortir quand tout le monde vous ferme la porte ? Comment ne peut aller vers une pensée unique qui vous manipule pour commettre des actes en vous faisant croire que vous appartenez enfin à une communauté quand la société ne vous a pas intégré pour vous permettre de vous individualiser et réfléchir autrement ?
Je suis aussi issue de l'immigration, mais peut-être, contrairement à Khaled, malgré une vie loin d'être facile, je n'ai pas eu à me sentir victime de racisme (sauf une fois dans le petit village où j'ai grandi et manifestement les étrangers n'étaient pas les bienvenues, même si moi je n'y comprenais rien alors...). C'est plus simple quand personne n'essaie de vous faire douter que vous êtes français de se sentir appartenir à une communauté et de pouvoir intégrer plus tard ses origines et ses traditions à sa culture, car les fondations de la société sont déjà là, bien ancrées.
Manifestement, Khaled n'a pas eu cette chance...
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