Pourquoi certaines nations sont-elles riches et d’autres pauvres ? A un premier niveau d’analyse, l’inégalité des niveaux de vie s’explique par les différences de productivité annuelle du travail. Pour un taux d’emploi donné de la population, les écarts de niveaux de vie (PIB par hab) correspondent aux écarts de productivité du travail (PIB par travailleur). La question devient alors : pourquoi les travailleurs des pays riches sont-ils plus productifs que ceux des pays pauvres ?
Une première raison est qu’ils sont plus qualifiés et utilisent plus d’équipements. Mais même après prise en compte des dotations différentes en capital fixe et en capital humain, les travailleurs des pays riches demeurent plus productifs que ceux des pays pauvres (cf. les graphiques 3 à 6 du manuel de David Weil). En clair, avec le même niveau d'éducation et le même niveau d'équipements, les premiers produisent plus de biens et services que les seconds.
Une deuxième raison est qu’ils disposent aussi d’une meilleure technologie. Une technologie plus performante augmente le rendement du capital humain et du capital fixe. Si son utilisation requiert une qualification plus élevée de la main d'oeuvre, les pays pauvres ne peuvent y accéder. Mais la technologie n’explique pas tout. Dans de nombreux cas, les technologies développées en occident permettent d’économiser le travail qualifié et peuvent être transférées à faible coût dans les pays pauvres, via l’investissement direct étranger. Or, même quand ils utilisent la même technologie, les travailleurs des pays pauvres restent moins productifs que ceux des pays riches.
On arrive à la dernière raison : si les travailleurs des pays riches sont plus productifs que ceux des pays pauvres, c'est aussi parce qu'ils travaillent mieux. Avec les mêmes équipements, la même technologie, et une main d’oeuvre également qualifiée, une usine opérant dans un pays riche est plus efficiente qu’une usine opérant dans un pays pauvre -- ie. elle produit plus avec une même quantité et une même qualité de facteurs. Ces écarts résiduels de productivité sont souvent substantiels, et sont à l’origine d’une bonne partie des écarts de niveaux de vie. (Cf. annexe pour un schéma récapitulatif)
C’est ce que montre de façon éclatante une étude de Gregory Clark sur l’industrie textile en 1910 [1]. On est à la fin de "la première mondialisation" : les capitaux et les produits circulent librement d'un pays à l'autre. A l'époque, les filatures de coton et les usines de confection utilisent essentiellement du travail non qualifié, et leur technologie est la même partout. Développée pour économiser le travail qualifié, cette technologie est appropriée pour des pays pauvres comme l'Inde, la Chine, le Mexique et autres pays à bas salaires. Comme l’observait Herbert Walmsley en 1893 : "India enjoys a great advantage over England, for the advantage which England possessed in regard to skilled labor most certainly does not apply as in former years… with the marvellously perfect and self-acting machinery of today no special skill is required on the part of the attendant. The machinery itself supplies the intelligence ; all that is required from the workman is attention in “following up” the machinery, such as piecing up broken ends, doffing, and other simple details, which are performed by the native Indian cotton factory operative almost as well as by his European brethren, and at far less cost to the spinner". [2]
Paradoxalement, l’industrie textile anglaise est alors la plus compétitive du monde, malgré des coûts de main d’œuvre onze à quinze fois plus élevés que ceux des concurrents indiens ou chinois. Certes, les machines, fabriquées en Angleterre, coûtent un peu plus cher en Inde ou en Chine – environ 25 % plus cher, compte tenu des coûts de transport. Le charbon coûte également moins cher en Angleterre, où il est produit en abondance. Mais, dans une industrie à forte intensité de main d’œuvre, cela ne suffit pas à compenser les coûts beaucoup plus élevés du travail. Sous l’hypothèse d’une même productivité des hommes et des machines, une industrie textile n'aurait pu survivre en Angleterre (cf. tableau ci-dessous -- Clark, op. cit.).
D’autant que la réglementation du travail ajoute à l’avantage comparatif des pays orientaux. La durée hebdomadaire du travail est limitée à 55 heures en Angleterre, et la moitié pour les enfants -- en Inde, la semaine de travail atteint couramment 90 heures. Le travail de nuit est interdit pour les femmes, qui représentent 60 % de la main d’œuvre des usines textiles. Pour ces raisons, la durée annuelle d’utilisation des équipements est en moyenne de 2 775 heures en Angleterre, contre 3 744 en Inde et 5 302 en Chine. Avec une productivité identique des hommes et des machines, la rentabilité des usines chinoises ou indiennes aurait été trois à quatre fois plus élevée que celle des usines anglaises.
Si l’industrie anglaise domine alors tous ses concurrents, c’est grâce à la productivité supérieure de ses ouvriers. Les comparaisons de taux nationaux de salaire ne disent rien sur le coût réel du travail. Pour cela, il faut rapporter les salaires à la productivité du travail. Dans les termes de Marx, il faut « convertir le salaire au temps en salaire aux pièces, puisque lui seul indique les différents degrés d'intensité et de productivité du travail » [3]. Or, pour peu qu'on prenne en compte la productivité du travail, les travailleurs anglais se révèlent moins coûteux que ceux du reste du monde. Selon l’inspecteur de fabrique M. A. Redgrave : « malgré des salaires plus bas et des journées de travail plus longues, le travail continental est, par rapport à la valeur produite, plus cher que le travail anglais ». A l’appui de ses dires, il cite les données qui lui ont été communiquées par le directeur anglais d'une filature de coton en Oldenbourg : « le temps de travail dure là quatorze heures et demie par jour…, mais les ouvriers, quand ils sont placés sous des contremaîtres anglais, n’y font pas tout à fait autant d'ouvrage que des ouvriers anglais travaillant dix heures, et beaucoup moins encore, quand leurs contremaîtres sont des Allemands. Leur salaire est beaucoup plus bas, souvent de cinquante pour cent, que le salaire anglais, mais le nombre d'ouvriers employés par machine est plus grand … dans la raison de cinq à trois. »[4]
Cinquante ans plus tard, les fabriques anglaises dominent toujours leurs concurrents. En 1910, un travailleur anglais coûte 11 fois plus qu’un indien, mais il fait fonctionner en moyenne quatre fois plus de métiers (graphique ci-dessous -- Clark, op. cit.). L’un dans l’autre, le coût unitaire du travail est supérieur d’à peine 60 % en Angleterre.
reproduit in David Weil, Economic Growth, 2007 (cf. slide 6 ici)
On pourrait penser que la moindre productivité du travail des indiens avait pour contrepartie une meilleure productivité du capital. Le travail étant bon marché relativement au capital, les managers ont intérêt à substituer le premier au second. Si on affecte trois à quatre fois plus de travailleurs sur les machines, celles-ci devraient logiquement produire plus. Mais ce n’est pas ce qui se passe. Au contraire ! La productivité horaire des équipements est plus élevée de 15 à 20 % en Angleterre, ce qui suffit à compenser leur moindre durée d’utilisation sur l’année. [5]
En résumé, la productivité supérieure des travailleurs anglais ne tient ni à un niveau de qualification plus élevé, ni à une technologie plus avancée ; elle s’explique entièrement par la plus grande intensité du travail dans les usines anglaises.
Comparativement, la discipline de travail semblait très relâchée dans les usines indiennes. Chaque jour, si l’on en croît un rapport de 1909 de la Indian Labour Factory Commission, une fraction substantielle des travailleurs étaient absents, et ceux qui étaient là prenaient beaucoup de libertés : ils allaient et venaient à leur guise, pour manger, boire ou fumer. Ils avaient à cet effet installé un système informel de remplacement, de façon à ce qu’il y ait toujours quelqu’un pour superviser les machines. On trouvait dans les fabriques un restaurant, un salon de coiffure, un salon de thé, et d’autres facilités pour permettre aux ouvriers de se détendre. Les femmes amenaient souvent leurs enfants avec elles. Des parents ou des amis venaient régulièrement en visite, amenant avec eux quelques provisions de bouche. Si l’on se fie au témoignage d’un directeur, au cours d’une journée de travail ordinaire, le travailleur type « se lavait, se baignait, faisait sa lessive, fumait, se rasait, dormait, mangeait et socialisait avec ses amis et ses parents ».[6]
La moindre efficience des travailleurs en Inde, en Chine, ou en Afrique, ne tenait pas aux travailleurs eux-mêmes, mais à leur environnement. Les immigrants indiens, chinois, africains employés dans les usines d’Europe ou d’Amérique ne sont pas moins efficaces que les travailleurs autochtones. De l’avis général, les ouvriers indiens auraient été parfaitement capables de superviser trois fois plus de machines. Simplement, ils s’y refusaient, individuellement ou collectivement. Le fait a été maintes fois observé par de nombreux expatriés dans les années 1920. Dans une fabrique de Bombay, note Arno Pearse, “The operatives refuse to attend to more machinery. ... They said that they are satisfied with the present wage, and that there are so many men who want work and cannot get it that it would be unfair if they were to attend to more machines.”
En 1928, les tentatives pour augmenter les cadences déboucheront sur la grande grève des manufactures de Bombay. Les mêmes causes ont produit les mêmes effets au Mexique, en France en 1900 – 1904, en Russie en 1920, et même en Angleterre au début du siècle quand le patronat voulut imposer la norme de six métiers par ouvrier. Partout, les ouvriers résistent à l’intensification du travail. Mais les normes de productivité auxquelles ils s’opposent sont très variables d’un pays à l’autre. En Inde, on lutte contre le passage d’un à deux métiers par ouvrier ; en Russie, contre le passage de deux à trois ; en France et au Mexique, contre le passage de trois à quatre ; en Angleterre, contre le passage de quatre à six. Ces seuils de résistance sont bien corrélés avec les niveaux des salaires réels.
Tout se passe comme si, dans chaque pays, existaient des normes sociales définissant des seuils de productivité acceptables. Pour les ouvriers, accepter de faire plus, ce serait prendre le risque de mettre les copains au chômage, d’ajouter à la pénibilité du travail sans être payé de retour. Les ouvriers se doutent bien que leurs salaires dépendent moins de leur productivité que du taux des salaires sur le marché du travail local. Dans un pays pauvre, l’armée de réserve industrielle est considérable et rien n’oblige les fabriques à payer des salaires beaucoup plus élevés que le salaire du marché. Le plus problable est que les gains de productivité seront empochés par les capitalistes ou, concurrence oblige, rétrocédés aux consommateurs sous forme de baisse des prix.
Faute de pouvoir garantir aux ouvriers que les gains de productivité leur seront effectivement rétrocédés, les succursales opérant dans les pays pauvres sont moins efficientes que celles opérant dans les pays riches. Elles ont beau utilisé les mêmes technologies, les mêmes équipements, et du personnel également non qualifié, leurs ouvriers produisent à hauteur de leur salaire, généralement un peu supérieur au revenu local moyen – le prix que doivent payer les fabriques pour s’assurer la loyauté de la main d’œuvre, éviter la fauche de matière première (dont les coûts unitaires sont souvent supérieurs à ceux de la main d’œuvre), et limiter le turn over.
Productivité horaire dans l'industrie textile et revenu par habitant, pour différents pays, en 1967 (Source : Howard Pack, cité par Clark, Farewell to Alms)
Dans le processus de développement, le niveau de vie s'élève, et les normes de productivité s’élèvent en proportion. En Angleterre, un tisserand supervisait en moyenne 2,2 métiers mécaniques en 1850 ; en 1906, il supervisait 3,44 métiers, qui tournaient 1,5 fois plus vite. L’un dans l’autre, la productivité horaire du travail avait augmenté de 150 %. Sur la même période, les salaires réels horaires des ouvriers anglais avaient doublé, et la durée du travail avait baissé [7]. No pain no gain. Mais les ouvriers indiens savaient aussi qu'en ce qui les concerne, More pain does not imply more gain...
Annexe. Niveau de vie et productivité
1. En base annuelle : PIB / Population = PIB / Actif occupés x Actif occupés / Population. Autrement dit : PIB par habitant = Productivité du travail x Taux d’emploi de la population.
2. PIB / Actifs occupés = PIB / Capital (fixe et humain) x Capital (fixe et humain) / Actifs occupés. Autrement dit : Productivité du travail = Productivité du Capital (KH + KF) x Capital (KH + KF) par travailleur
Notes
[1] Gregory Clark : The Why Isn't the Whole World Developed? Lessons from the Cotton Mill. Journal of Economic History, Vol. 47, No. 1 (Mar., 1987), pp. 141-173. Le tabl. 1 et le graph. 1 sont tirés de cet article.
[2] Cité par Gregory Clark, Farewell to alms, Princeton Univ. Press 2007
[3] Karl Marx, Le Capital, Livre 1, VI° section : Le salaire, Chapitre XXII : Différence dans le taux des salaires nationaux
[4] Reports of lnsp. of Fact, 31 st. october 1866. Cité par Marx, op. cit.
[5] En réalité, les managers indiens avaient plus intérêt que leurs homologues anglais à substituer du capital au travail. Dans un rapport de 1922, un représentant américain du Ministère du Commerce informait les managers d’entreprises travaillant dans le Sud Est Asiatique que "One of the most common errors made in selecting machinery in Asia is in connection with labor saving devices. It is felt that labor is so cheap that it need not be saved … Because of the extreme inefficiency of Asiatic labor, well-informed buyers will invest heavily in labor saving devices”.
[6] Cité par G. Clark, Farewell to alms, op. cit. Idem pour les données et citations suivantes.
[7] cf. l’exemple des ouvriers de la construction (Clark, op. cit) in graph. 3 dans ce billet : La Révolution industrielle anglaise
1 commentaire:
Merci merci
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