14 janv. 2009

L’île à la monnaie de pierre (part 1)


L’archipel de Yap, en Micronésie, est un peu le Jurassic Park des numismates. Il y a exactement cent ans, Furness y dénombrait pas moins de sept monnaies toutes plus pittoresques les unes que les autres : une corde en fibres de cocotier (ao), les tubercules de curcuma (reng), les nattes en fibres de bananier (umbul), les mortiers et pilons traditionnels (ma), les coquilles de nacre (yar), les colliers de coquillages rouges (gau) et, surtout, d’imposants disques de pierre aragonite (rai), qui ne se rencontrent qu’à Yap et passent pour la plus grande monnaie du monde. Dans une plantation de palmiers du village de Riy (sur l’île de Rumung), repose ainsi une pierre de 3,6 mètres de diamètre.


Sa monnaie de pierre a rendu Yap célèbre bien au-delà du microcosme numismatique. Les grands quotidiens (eg, Los Angeles Times, Wall Street Journal, Boston Globe) lui ont consacrée des articles entiers, et les économistes l’évoquent assez systématiquement dans leurs écrits sur la monnaie (eg, Friedman qui lui consacre le premier chapitre de son livre « La monnaie et ses pièges »), ou dans le chapitre sur la monnaie des manuels (eg, Mankiw dans ses Principes de l’Economie et son manuel de Macroéconomie).

L’exemple de la monnaie de pierre se révèle en effet très utile pour illustrer les fonctions de la monnaie et questionner la définition classique de Jevons : « la monnaie est la mesure qui sert à fixer la valeur des choses, elle est l’intermédiaire de l’échange ». La monnaie de pierre remplit-elle effectivement ces fonctions ? N’aurait-elle pas un rôle social plus primordial ?

Par delà ses vertus didactiques, la question du statut de la monnaie de pierre est aussi un enjeu de la théorie monétaire. Quand ils évoquent la monnaie de Yap, les théoriciens de la monnaie (Keynes, Friedman, Samuelson, Tobin, Townsend, Kiyotaki & Wright, Mankiw…) raisonnent comme s’il s’agissait d’une monnaie fiduciaire. Or la monnaie fiduciare se rencontre rarement dans les économies primitives, qui utilisent normalement comme monnaie une marchandise commune. Qu’en est-il réellement? La monnaie de pierre est-elle vraiment une monnaie fiduciaire ?

Comme on va le voir, la monnaie de pierre de Yap a beaucoup à nous apprendre sur l’origine et la nature de la monnaie en général, et de la monnaie fiduciaire en particulier.

Une brève histoire de la monnaie de pierre (*)

La première mention de la monnaie de pierre apparaît dans une lettre du Père Jean Cantova, datée de 1722. Ce missionnaire jésuite français, basé à Guam, rapporte le témoignage de Kayal, un visiteur en provenance de Yap : « [Kayal] m’informa, ce que j’ai peine à croire, qu’il y a dans son île des mines d’argent, mais qu’on n’en tire qu’en petites quantités, faute d’instruments de fer propres à creuser la terre où elles se trouvent ; que quand il leur tombe sous la main quelque morceau d’argent vierge, on travaille à l’arrondir pour en faire un présent au seigneur de l’île, et qu’il en a chez lui d’une grandeur propre à lui servir de siège. »[1] Le prêtre a vraisemblablement traduit monnaie par argent, mines de monnaie et mines d’argent. Un siècle plus tard, Otto von Kotzebue, voyageant dans les îles Carolines en 1817-18, corrigera : « Yap produces whet-stones... a kinder gift of nature than the silver Cantova… ascribes to this island ».[2] A cette époque, les pierres d’aragonite sont suffisamment rares pour rester le privilège des chefs mais déjà disponibles en quantité suffisante pour leur servir de trône.

Au milieu du 19ème siècle, quand les marchands européens installent des comptoirs un peu partout en Micronésie, la situation n’a pas fondamentalement changé. En visite à Yap, le capitaine anglais, Andrew Cheyne, écrit dans son journal du 23 août 1843 : "A 9 heures du matin, le Premier Ministre (sic) de Yap monte à bord pour recevoir le présent envoyé par Abba Thule pour leur roi, qui consistait en ni plus ni moins qu’une pierre circulaire, avec un trou en son centre, un peu comme une petite meule de pierre (small upper millstone). Ces pierres sont très rares, et par conséquent très appréciées, on ne les trouve que dans les montagnes des îles Palau." En cette occasion, le chef de la délégation de Palau a fait cette déclaration : “Le grand et puissant Abba Thule, Roi de Koror, nous a envoyé avec ce vaisseau anglais comme intermédiaire pour obtenir de votre village une cargaison de bèche de mer [concombre de mer]. Il nous a aussi confié ce présent monétaire, que nous vous donnons pour que vous le remettiez à votre roi comme gage de l’amitié d’Abba Thule”. Et le « premier ministre » de Yap a répondu : "Nous acceptons votre présent et remercions le bon Abba Thule pour ce gage de considération à notre égard" [3].

On apprend que ces pierres très rares sont importées de Palau, à 450 km de là. Dans ses mémoires, le capitaine allemand Alfred Tetens, qui installa le premier comptoir européen à Yap, apporte le premier témoignage sur les pérégrinations yapaises à Palau. On est en 1862-63, vingt ans après une première visite mouvementée du Capitaine Cheyne (60 villageois étaient morts de la grippe en trois jours, et Cheyne avait dû prendre la poudre d’escampette), et Tetens écrit : « mon amitié avec Abba Thule a été de la plus grande importance pour moi car, bien que Yap soit hostile à Palau, les gens de Yap doivent se rendre à Palau pour la préparation des grandes pierres qui leur servent de monnaie, et ils ont besoin de l’accord du roi pour les ramener avec eux ». Fin 1865, Tetens rapporte dans son journal: « il y avait aussi des passagers à bord de la Vesta : dix habitants de Yap qui souhaitaient rentrer chez eux avec les grandes pierres qu’ils ont taillées à Palau ; ces pierres sont utilisées comme monnaie et considérées comme de grande valeur. Pour les petites transactions, ils se servent de grands coquillages. Les grandes pièces de monnaie taillées dans une pierre blanche brillante ont la forme d’un gros fromage suisse ; au milieu, il y a un trou gros comme le poing, à travers lequel ils passent un piquet de bois quand il faut les transporter. Seule une petite quantité de cette monnaie pouvant être fabriquée à chaque voyage, cela garantit un système financier sous contrôle »[4].

Les voyages vers Palau et les importations de rais s’intensifient à partir de 1872. En 1875, Russel Robertson observe: « Jusque récemment, les indigènes de Uap visitaient les îles Palau en canoës. Depuis peu, toutefois, le nombre de vaisseaux européens commerçant dans ces îles est devenu plus important, et des passages sont accordés facilement aux îliens de Yap pour se rendre aux Palau, où ils confectionnent ce qui leur tient lieu de monnaie »[5]. En particulier, les Yapais ont désormais la possibilité d’embarquer sur les bateaux du capitaine O’Keefe. De 1872 jusqu’à sa mort, en 1901, cet irlandais établit son quartier général à Yap. De là, il organise l’exploitation et le commerce de la coprah. En échange du transport des hommes et des pierres entre Yap et Palau, les chefs de Yap lui accordent les travailleurs dont il a besoin pour ses plantations de coprah à St David Island. Dans le système féodal yapais, les chefs des lignages nobles avait toute autorité sur les villages de basse caste, dont les hommes étaient plus ou moins taillables et corvéables à merci. Ce stratagème permet rapidement à O’Keefe de contrôler plus de la moitié du marché du coprah dans la région, au grand dam de ses concurrents allemands et américains[6].

Grâce aux bateaux européens, les Yapais se rendent plus nombreux à Palau et en ramènent des pierres plus grandes. En 1883, le Commissionaire Royal JR LeHunte note dans son rapport : "Equally remarkable ... is the native money of Yap, which is all procured from the neighborhood of Koror (Abba Thule for political reasons retaining a monopoly of the supply). … I am not exaggerating the truth … when I say that a millstone is not an extravagant comparison. We found no less than a hundred Yap natives at Pelew occupied in cutting these stones and preparing them for transport to Yap. Many exceeded six feet in diameter" [7]. Un peu plus loin, il rapporte « avoir été informé que son bateau transportait une pièce de 9 pieds et 4 pouces de diamètre, pesant 4 tonnes et demie ». Il fallait bien cent hommes pour transporter de telles pierres depuis la carrière jusqu’au rivage [8].

Autre changement apporté par les européens : l’utilisation du fer. Jusque là, les pierres devaient être taillées avec des coquillages, percées en leur milieu avec du corail, et polies à la pierre ponce, toutes matières moins dures que l’aragonite. Désormais, les outils de fer permettent d’aller beaucoup plus vite en besogne. En rendant possible le voyage de davantage d’hommes et la production de davantage de pierres, et de pierres plus grandes, les bateaux et le fer européens ont conduit à une forte inflation monétaire.

Quand le capitaine Cheyne arrive à Yap, les pierres sont encore de taille modeste et leur nombre limité : « ces pierres sont très rares » et elles n’excédent pas la taille d’une petite meule de pierre (Capt Cheyne) ou d’un gros fromage suisse (Tetens). Il faut savoir qu’à cette époque une meule de pierre mesurait 90 cm en moyenne, et que les plus petites mesuraient environ 25 cm ; de son côté, un fromage suisse du type Appenzeller mesurait entre 53 et 56 cm. Les radeaux de bambous sur lesquels étaient disposées les rais pendant le périlleux voyage vers Yap n’auraient pas supporté des pierres plus larges. Il fallait en effet plus de cinq jours de canoë pour parcourir les 402 km qui séparent Yap de Palau, et les pierres n’arrivaient pas toujours à destination, comme en témoignent la côte sous-marine, où les amateurs de plongée peuvent observer des rais reposant par dix ou vingt mètres de fond.

C’est dire que les grandes pierres, décrites par Christian et LeHunte à la fin du 19ème siècle, sont sans doute arrivées à Yap après 1843, notamment pendant la période O’Keefe. Les pierres les plus grandes, jusqu’à 3,6 mètres de diamètre, datent quant à elles du début du 20ème siècle, quand fut mis en service le vaisseau allemand, d’une capacité plus grande que les bateaux d’O’Keefe. Comme l’explique Robert Halvorsen, alors Préfet de Yap : “prior to western contact, Yapese canoes and rafts were bringing in no pieces larger than three and one half or four feet in diameter [1.06 or 1.2 m]. O’Keefe started quarrying pieces up to six feet [1.8 m] in diameter which was the maximum size he could get into his holds. Following O’Keefe’s disappearance, a larger German trading vessel started bringing in the larger pieces found today.”[9]

La multiplication des pierres s’est produite dans un contexte de dépopulation, la population de l’île ayant fortement diminué depuis l’arrivée des européens[10]. En 1929, quand les japonais procédèrent à un recensement exhaustif des pierres de Yap, ils en dénombrèrent pas moins de 13 281 pour une population de 4 401 habitants en 1925 : soit trois pierres par habitant en moyenne, ou près de douze pierres par homme adulte ! La plupart des rais mesuraient de 30 à 55 cm, un nombre non négligeable de 90 à 120 cm, et « dans de rares cas », selon Akira Matsumura, leur diamètre pouvait atteindre 3,5 mètres.[11]

S’en est suivie une forte dépréciation des rais, dont attestent les termes de l’échange extérieur rapportés par les observateurs étrangers. En 1879 – 1883, une rai de 28 cm, actuellement au musée de Francfort, était achetée par August Mockel pour la somme de 40 marks. Vingt ans plus tard, le musée de Hambourg acquérait une rai de 22 cm pour la somme de 10 marks. En 1908-10, Muller cite l’exemple d’une rai d’une main achetée 3 marks ; en 1912, Richard Deeken écrit qu’on pouvait acheter une rai de 20 cm pour à peine 2 marks.

La traite avec les commerçants européens a également affecté les rapports de pouvoir, aussi bien dans l’île qu’entre les îles de la région.

A l’origine, les hommes qui faisaient le voyage de Palau étaient missionnés par leurs chefs. A leur retour, les pierres étaient réparties par le chef, qui retenait pour son compte les plus grandes et les deux cinquièmes des pierres plus petites. Le même type de partage prévalait dans les autres îles de la région pour la répartition du coprah. Mais, grâce aux vaisseaux européens, chaque homme de Yap peut désormais tenter sa chance et fabriquer à Palau un peu de monnaie de pierre pour son compte. A partir de 1902, toutefois, sur l’unique bateau allemand qui assure la navette entre Yap et Palau, les places sont comptées et des privilèges sont accordés aux chefs, comme l’atteste le compte rendu d’expédition d’une rai exposée aujourd’hui au Smithsonian Institute : « à cette époque, il n’y avait qu’un bateau allemand pour acheminer les pierres. Un système de priorités fut mis en place, qui accordait une priorité cargo aux Yapais de haut rang, reléguant le tout venant en queue de file d’attente. Assez fréquemment, ces derniers ne parvenaient pas à faire transporter leurs pierres ». A cette réserve près, il est probable qu’à partir de la seconde moitié du 19ème siècle, la production et la possession de la monnaie de pierre deviennent une affaire de plus en plus individuelle. Ce qui n’est pas sans affecter la valeur sociale et culturelle des rais. Longtemps un attribut exclusif des chefs, un symbole de pouvoir et un privilège de caste, les pierres, en se multipliant, deviennent peu à peu une monnaie comme les autres.

La traite a également redistribué le pouvoir entre les îles de la région. Jusque là, Yap dominait les îles de l’Est, qui lui payaient tribut. Plus précisément, les chefs de Gagil recevaient tribut de leurs fiefs des îles Carolines, sous la forme de pagnes en fibres (lavalava), de nattes finement tressées, de cordes en fibres de coco, d’huile de coco, et divers types de coquillage. En échange, les bateaux s’en retournaient avec des chargements de vivres (taros, bananes, curcuma, patates douces, piments rouges), de canoës, d’ocre, et de poteries en argile, tous produits qui n’existaient pas dans les îles de l’est, plus pauvres.

La collecte du tribut était organisée de deux façons. D’un côté, le tribut religieux (Mepel) à Yangolap, dont le sanctuaire est situé sur le domaine du chef de Gachapar (dans le district de Gagil), et le tribut de canoë (Pitigil tamol) étaient acheminés d’île en île jusqu’à Ulithi, la plus proche de Yap. Le chef de Mogmog (Ulithi) les remettait ensuite au chef de Gachapar, à charge pour celui-ci de redistribuer aux différents chefs de Gagil.

De son côté, le tribut foncier (sawai) était remis directement au maître héréditaire, de chaque île, le chef de tel ou tel village de Gagil. La relation entre les sujets des îles et les maîtres de Gagil s’apparentait à celle qui existait à Gagil entre les lignages nobles et les lignages de basse caste. Les seconds ne pouvaient se marier avec les premiers et leur devait tribut (par exemple en travaillant pour eux) et diverses marques de respect. En échange, les maîtres devaient la protection et l’hospitalité à leurs sujets, un peu comme le père à ses enfants.

La raison pour laquelle ces îles basses payaient tribut à l’île haute reste spéculative. Peut-être craignaient-elles des représailles militaires, un peu comme les îles de la Mer Egée qui payaient tribut à Athènes. Mais la tradition orale ne rapporte pas le souvenir d’expéditions militaires yapaises. Le plus vraisemblable est que ces îles, plus pauvres que Yap et plus vulnérables aux ravages des typhons, avaient besoin des richesses et de la protection spirituelle de l’île haute. Elles craignaient particulièrement les terribles typhons qui frappaient à l’improviste depuis l’Ouest, réputés envoyés par les maîtres sorciers de Yap pour punir leurs enfants indisciplinés des îles.

Une partie du tribut servait aux chefs de Gagil à obtenir la monnaie de pierre que les chefs du district de Rull acquéraient à Palau[12]. Traditionnellement, les Yapais envoyés à Palau apportaient, en guise de présent aux maîtres du lieu, des colliers de perles et des cordes en fibres de cocos. L’arrivée des européens change la donne. Au début du 19ème siècle, Koror, dans l’archipel de Palau, devient le port d’attache des traiteurs européens : le curcuma de Yap et des îles de l’Est y est échangé contre le fer européen. Contrôlant l’accès aux biens de traite et aux armes, les gens de Koror imposent leur autorité aux autres districts de Palau. Ils s’assurent aussi le contrôle des carrières d’aragonite. Désormais, les Yapais doivent payer tribut au chef de Koror pour être autorisés à travailler sur les îles rocheuses.

Avec l’augmentation du trafic permis par les bateaux européens, les chefs de Palau peuvent aussi se montrer plus exigeants. Plus nombreux à faire le voyage, opérant plus souvent pour leur compte, les Yapais sont en moyenne moins riches que ceux dépêchés autrefois par les chefs de Rull. Pour payer le voyage sur les bateaux européens, se nourrir, et complaire aux maîtres du lieu, ils doivent s’acquitter de nombreuses corvées. Selon Tetens, les Yapais « étaient traités avec dédain dans la mesure où ils n’apportaient rien avec eux, sinon la faim. On leur permettait de se rendre dans les îles désertes du sud pour y tailler leur monnaie d’aragonite mais ils devaient travailler pour les maîtres du lieu: collecter le bois de feu, porter de l’eau, construire des barrages pour la pêche, ou encore soigner les malades, conjurer les sorts… ». En 1903, le gouverneur allemand, Arno Senfft, note que la grand-rue pavée de Koror a été construite par les Yapais, en échange de l’autorisation de tailler leurs pierres.

Les usages sociaux de la monnaie de pierre

Les grandes rais reposent généralement à l’extérieur du failu, la maison des hommes. Si l’on en croit Furness, « les pièces les plus petites, les plus « portables », étaient utilisées pour payer le poisson ». Elles étaient déposées devant le failu quelques jours avant le retour des pêcheurs et devenaient la propriété du failu quand le poisson était livré. Selon le même procédé, des pierres étaient payées pour couvrir ou bâtir des maisons. Bien évidemment, les pierres ne restaient pas indéfiniment devant le failu. Elles circulaient, servant par exemple à payer les canoës, les filets de pêche, l’achat de cochons et les fêtes.


Les fêtes et les cérémonies étaient l’occasion d’un important échange de rais. Le chef du village qui donnait une fête et accueillait des troupes de danseurs devait à cette occasion distribuer quelques rais. Les groupes de danseurs rivalisaient d’adresse et d’ardeur pour gagner le droit de ramener quelques pierres. En une occasion, quatre grandes pierres, chacune si large que deux hommes pouvaient à peine en faire le tour, furent ainsi distribuées parce que les villageois avaient apprécié une série de quatre danses parfaitement exécutées. Les rais circulaient aussi lors des funérailles, quand il fallait acheter de quoi régaler les nombreux invités, honorer la famille du défunt, faire des présents aux invités de marque. De même, quelques mois après un mariage, le gendre recevait de son beau-père trente petites pierres. Il en gardait deux et redistribuait les autres à sa famille. En temps de guerre, les rais servaient encore à payer les indemnités de guerre, et à récompenser l’assistance prodiguée par les clans alliés. Evidemment, le donneur d'un jour est receveur un autre jour, quand il est à son tour invité à une fête ou à des funérailles.

Les rais servaient aussi à payer une compensation à la famille des femmes choisies comme mispil (la courtisane qui officiait à la maison des hommes). De façon générale, individus et groupes avaient perpétuellement besoin d’argent. Il fallait payer pour avoir une mispil. Les hommes du failu devaient pour cela pêcher beaucoup de poisson, construire beaucoup de maisons. Mais la pêche suppose un canoë, des filets. Là encore, il fallait payer. Les normes sociales exigeaient d’un homme qu’il soit tatoué et dispose d’un habit de fête. Or, les services du tatoueur et du tailleur coûtaient cher. Il en allait de même des services des guérisseurs, des prêtres, et des sorciers. Bref, écrit Senfft, “whatever could be provided by his fellow countrymen, the Yapese pays for with Yap money.”

La circulation des rais : une étude de cas

Au printemps 1960, la National Bank of Detroit achète à un dénommé Pong une rai de 152 cm de diamètre pour la somme de 125 $. Mais un certain Choo ne l’entend pas de cette oreille. Il conteste devant les tribunaux yapais la légalité de cette vente, arguant qu’il est l’unique propriétaire légal de cette pierre. Après avoir entendu les plaignants, les défenseurs, et leurs témoins, la Haute Cour de Yap a reconstitué l’itinéraire de la pierre :

a. Urun & Tamangiro, du Village de Af (Tamil), ramènent trois pierres de Palau. Ils donnent la plus grande au village d’Af. Urun et Tamangiro gardent pour eux une pierre chacun. La pierre qui fait problème dans cette affaire est celle acquise par Urun.

b. La maison d’Urun ayant brulé, les villageois d’Af aident ce dernier à la reconstruire. Pour les remercier, Urun leur fait don de sa pierre.

c. A l’occasion d’une fête (la célébration du “tarn”) donnée à Af, les jeunes du village de Dechumur exécutent une danse figurant le retour d’un long voyage. En remerciement, le village d’Af leur donne la pierre.

d. Tamag et d’autres villageois de Dechumur rapportent de Palau plusieurs pierres. Celle de Tamag étant de même taille que celle donnée par les villageois d’Af, on leur en fait présent [à l’occasion, probablement, d’une fête donnée à Dechumur où les jeunes danseurs d’Af se sont illustrés]. En compensation, Tamag reçoit la pierre donnée par le village d’Af.

e. Tamag donne ensuite cette pierre à son frère, Fazagol, pour qu’il puisse construire sa maison. A son tour, Fazagol la donne à Puguu, en paiement de son travail de couvreur.

f. Autour du 15 janvier 1960, le défendeur Pong, avec un groupe de ses amis, s’empare de la pierre, malgré les cris du plaignant, Choo, qui est présent et proteste que la pierre est à lui et qu’ils n’ont pas le droit de l’enlever. Un peu plus tard, avec l’accord de Pong, la pierre est livrée au représentant du Money Museum de la National Bank of Detroit, pour la somme de 125 $.

Choo fait valoir devant la Cour que la pierre lui a été donnée par Puguu à titre de “gidigen”, une espèce de cadeau de mariage, pour le remercier d’accepter et d’élever les trois enfants que sa femme a eus d’un précédent mariage. De son côté, le défendeur, explique que Puguu lui a donné la pierre à lui, Pong, en échange d’alcool, de deux jarres, et de menus services. Finalement, le Président de la Cour, E. P. Furber, donne raison au plaignant, au motif que la cession initiale de la pierre à Choo interdisait à Puguu de la transférer à Pong. En conséquence, il ordonne à ce dernier de remettre au plaignant les 125 $, produit de la vente frauduleuse de sa pierre.


Notes

(*) toutes les citations, les anecdotes et les faits historiques relatés ici sont tirés de l'excellent et très documenté travail de Cora Gillilland.

[1] Lettres édifiantes et curieuses, écrites des missions étrangères, publié par J. Vernarel, 1819
[2] Otto von Kotzebue : A voyage of discovery, into the South Sea and Beering's straits, for the purpose of exploring a north-east passage, undertaken in the years 1815-1818, vol. 3, 1821
[3] A description of Islands in the Western Pacific Ocean North and South of the Equator, Londres, JD Potter, 1852.
[4] Among the Savages of the South Seas : Memoirs of Micronesia, 1862-68. Stanford UP 1958.
[5] The Caroline Islands, Transactions of the Asiatic Society of Japan, 1877.
[6] Cf. Francis X. Hezel : The Man Who Was Reputed to be King: David Dean O'Keefe. Les aventures australes de cet irlandais pittoresque ont donné lieu à un film : His Majesty O’Keefe, (1954) avec Burt Lancaster.
[7] Report of HMS Espiegle to Sir GW Des Vœux, acting High Commissionner for the Western Pacific, 10 october 1883. Central archives of Fiji and Western Pacific, Suwa, Fiji.
[8] Sur la préparation des rais à Palau et leur transport à Yap, cf. Scott M. Fitzpatrick & Brian Diveley, Inter-Island Exchange in Micronesia : A case of monumental proportion. In “Voyages of Discovery: The Archaeology of Islands”, Greenwood Publishing Group, 2004
[9] Lettre au Dr Saul Riesenberg, Smithsonian Institution, 5 nov. 1959
[10] les européens amenèrent avec eux des maladies qui décimèrent la population, eg. l’épidémie de grippe déclenchée par l’arrivée de Cheyne en 1843 ; entre le recensement de 1899 et celui de 1925, la population de l’île est passée de 7 808 à 4 401 habitants. En 1843, quand Cheyne visita l’île, la population était beaucoup plus importante, peut-être 50 000 habitants, écrit Amanda Morgan.
[11] Contribution to the ethnography of Micronesia, Journal of the College of Science, Tokyo Univ., 1918.
[12] Cf. Per Hage, Frank Harary : Exchange in Oceania: A Graph Theoretic Analysis (chap. 3), Oxford University Press, 1991

Sources

1. Cora Lee C. Gillilland : The Stone Money of Yap, Smithsonian Studies in History and Technology, n° 23, 1975. C’est à ce jour l’étude la plus complète sur le sujet. Toutes les citations avec les sources citées en note en sont issues.

2. William H. Furness, The island of stone money: Uap of the Carolines, 1910

3. Amanda Morgan : Mystery in the eye of the Beholder: Cross-cultural encounters on 19th-century Yap -- The Journal of Pacific History, Volume 31, Issue 1 June 1996

4. Ken-ichi Sudo, Rank, hierarchy and routes of migration : Chieftainship in the Central Caroline Islands of Micronesia, in Origins, Ancestry and Alliance Explorations in Austronesian Ethnography, ed. Clifford Sather, James J. Fox, Australian National University Press, 2006

5. Gachpar Sites, Yap-Ulithi, Pacific World

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