19 sept. 2009

Deux mondes (1)

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Le texte ci-après est librement traduit du prologue d'un livre de Partha Dasgupta : "Economics: A Very Short Introduction", Oxford University Press, 2007

Le monde de Becky

Becky est américaine. Elle a dix ans et vit avec ses parents et son grand frère Sam dans une banlieue résidentielle du Midwest. Son père travaille pour un cabinet spécialisé dans le droit de la propriété industrielle (il est « patent attorney »). Son salaire varie chaque année en fonction des bonus, mais descend rarement en dessous de 145 000 dollars. Les parents de Becky se sont rencontrés à l’Université. Les premières années, sa mère a travaillé dans une maison d’édition. Mais, après la naissance de Sam, elle a choisi de rester au foyer et de se consacrer à plein temps à l’éducation des enfants. Maintenant que Becky et Sam vont à l’école, la mère de Becky contribue bénévolement aux activités de l’école.
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La famille vit dans une grande maison. Il y a quatre chambres et deux salles de bains à l’étage, une vaste salle-à-manger, une cuisine moderne aménagée, une pièce de vie, et des toilettes au rez-de-chaussée. Il y a aussi le jardin d’agrément, où la famille s’égaye quand il fait beau. Même si la maison n’est pas finie de payer, les parents de Becky possèdent un portefeuille d’actions et d’obligations, et un livret d’épargne. Tous les mois, son père cotise pour un plan d’épargne retraite ; il met aussi un peu d’argent de côté, dans un compte spécial, pour financer les études de Sam et Becky quand ils iront à l’université. Les biens de la famille sont assurées, et les vies de chacun aussi. Les parents de Becky disent qu’il faut faire attention à l’argent, et se plaignent souvent que les impôts sont élevés. Ils n’en possèdent pas moins deux voitures ; les enfants vont chaque année en colonie de vacances, et toute la famille part en villégiature chaque été. Ses parents disent aussi à Becky que sa génération sera encore mieux lotie que la leur.

Becky se montre soucieuse de protéger l’environnement, elle insiste pour aller à l’école en vélo. Quand elle sera grande, elle veut être docteur.
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Le monde de Desta

Desta a dix ans elle-aussi. Elle vit avec ses parents et cinq frères et soeurs dans un village du sud-ouest de l’Ethiopie. La famille vit dans une hutte de deux pièces, avec un toit de chaume. Le père de Desta cultive du maïs et du teff (une céréale qu’on ne trouve qu’en Ethiopie) sur un demi-hectare de terre, concédé par l’Etat. Son fils aîné l’aide à cultiver la terre et à élever les bêtes – une vache, deux chèvres et quelques poulets. L’essentiel du maïs est autoconsommé, il constitue la base de l’alimentation. Le reste de la petite production familiale est vendu pour obtenir du cash.
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La mère de Desta s’occupe du petit jardin familial, où elle cultive des choux, des oignons, et une tubercule locale appelée enset. Pour compléter le revenu familial, elle fabrique et vend un peu de bière de maïs. Elle doit aussi faire la cuisine, nettoyer la maison, laver le linge, et s’occuper des tous petits. Malgré une journée de travail de quatorze heures, elle ne pourrait venir à bout de toute la tâche sans l’aide de Desta. Il faut piler le maïs, pétrir et cuire la pâte, si bien que la cuisine demande à elle seule près de cinq heures de travail. Desta et sa grande sœur aident leur mère dans les tâches ménagères et s’occupent aussi des plus petits. Seul un jeune frère est scolarisé ; Desta et sa sœur n’ont jamais été à l’école. Leurs parents ne savent ni lire ni écrire, mais ils savent compter.

La maison de Desta n’a pas l’électricité, ni l’eau courante. Tout autour, les points d’eau, les pâturages, les bois sont des biens communs, propriété collective des villageois d’où les étrangers sont exclus. Chaque jour, la mère et ses filles vont chercher l’eau, collecter le bois de feu, cueillir des baies et des plantes dans les bois. La mère de Desta se plaint souvent qu’il faut aller de plus en plus loin pour se procurer le nécessaire de chaque jour.
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Il n’existe localement aucune institution de crédit ou d’assurance. Comme les funérailles coûtent cher, le père de Desta a rejoint il y a longtemps une association locale d’assurance (l’iddir, qui permet aux ayant-droits de faire face aux frais le moment venu), à laquelle il cotise chaque mois. Quand il a acheté la vache, il a investi toute l’épargne accumulée depuis des années, et cachée jusque là dans la maison. Comme ça n’a pas suffi, il a dû emprunter ce qui manquait à la parentèle, en promettant de rembourser dès qu’il pourrait. De leur côté, ses parents n’hésitent pas à venir solliciter son aide quand ils sont dans le besoin – ce qu’il ne manque pas de leur accorder, dans la mesure de ses moyens. Le père de Desta dit que ce système de réciprocité entre lui et ses proches fait partie de leur culture. Il dit aussi que ses fils représentent son principal capital : il compte sur eux pour s’occuper de lui et de la mère de Desta dans leur vieillesse.

Le revenu de la famille de Desta est d’environ 5 500 $ par an, aux prix des Etats-Unis, dont 1 100 $ représentent la valeur des produits obtenus sur les « communs ». Cependant, comme les précipitations sont capricieuses, le revenu familial peut fluctuer énormément d’une année sur l’autre. Les mauvaises années, les réserves de grain sont épuisées bien avant la nouvelle récolte. Pendant la soudure, la nourriture se fait rare et tout le monde s’affaiblit, les plus petits surtout. Ce n’est qu’après la récolte qu’on peut se requinquer, reprendre du poids et des forces. Par suite de ces famines périodiques et aussi des maladies, Desta, ses frères et ses sœurs sont des enfants chétifs ; deux autres petits sont morts en bas âge, victimes du paludisme et de la dysenterie ; la mère de Desta a connu aussi plusieurs fausses couches.

Desta sait que, d’ici cinq ans, elle sera mariée à un paysan des environs. Elle devra alors quitter son village pour aller vivre chez son mari. Elle prévoit que sa vie ressemblera à celle de sa mère.

De toute évidence, Becky et Desta connaîtront des destinées très différentes. Et pourtant, les deux fillettes sont, à maints égards, très semblables. Elles aiment jouer, manger, bavarder ; elles sont très proches de leur famille, et se tournent vers leur mère quand elles sont malheureuses ; elles aiment porter de jolis vêtements, passent par les mêmes émotions, se montrant tour à tour désappointées, ennuyées, ou joyeuses. Et c’est pareil avec leurs parents. Ils ont une bonne connaissance du monde qui les entoure, prennent soin de leur petite famille ; ils se montrent ingénieux et opiniâtres pour assurer le présent et préserver l’avenir.

Si les destinées de Becky et Desta sont à ce point dissemblables, c’est qu’elles ne bénéficient pas des mêmes opportunités et ne rencontrent pas les mêmes obstacles. En un certain sens, Desta est plus contrainte que Becky, plus limitée dans ses possibilités.
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Entre le monde de Becky et le monde de Desta, il y a toute la différence entre un pays riche et un pays pauvre :
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