31 mars 2009

La rationalisation du monde -- une épidémie de peste au moyen âge

Même si tout le monde ne possède pas une culture scientifique étendue, chacun est aujourd’hui bien conscient qu'il y a à toute chose une explication scientifique. Si un enfant interroge son père sur la foudre ou le sida, ce dernier, même s’il n’a pas de formation scientifique, pourra s’enquérir d’une explication satisfaisante en consultant une encyclopédie ou un collègue plus savant...

Ce type de rationalité scientifique ne s’est pas imposé du jour ou lendemain. Longtemps, les « chevaliers de la raison » ont dû batailler ferme contre les forces de l’obscurantisme. C’est de ce combat que témoigne le texte ci-après. Le grand historien Carlo Cippola y rend compte des attitudes des uns et des autres face à une épidémie de peste noire en Toscane. Face au malheur, deux rationalités s’affrontent, avec chacune leur diagnostic, leur remède.

D’un côté, il y a la logique du goupillon. Pour les prêtres, la peste est un châtiment envoyé par Dieu pour punir une population qui vit depuis trop longtemps dans le péché. Dès lors, le seul remède envisageable consiste à implorer la miséricorde divine, à témoigner d'une foi et d'un repentir sincère, au moyen notamment de processions, de prières et autres rituels de purification collective.

De l’autre côté, il y a la logique du bistouri. Pour les médecins, la peste se propage au moyen de « miasmes » délétères qu’exhalent les foyers des malades. Le remède consiste alors à mettre en quarantaine et à désinfecter les foyers contaminés.

Mais les médecins se battent contre un « ennemi invisible ». Le microscope n’a pas été inventé, ni la théorie microbienne, et nul ne sait encore que le bacille de la peste se transmet à l’homme au moyen d’un vecteur – le rat – et d’un transmetteur – la puce. Moyennant quoi, leurs préconisations ne sont guère plus efficaces que celles des prêtres.

Pour devenir crédible, la raison scientifique devra d’abord faire la preuve de son efficacité. Parce que la science apporte aujourd'hui des solutions plus efficaces au problème du malheur, les hommes ont sans doute moins besoin du bon Dieu...

Face à la peste : la logique du bistouri et celle du goupillon

Il y avait dans l’église paroissiale de Monte Lupo un crucifix à l’apparence effroyable. La croix est d’une facture assez misérable et le Christ agonisant est couvert de plaies sanguinolentes. Un esprit purement rationnel se demanderait pourquoi des gens qui se trouvaient déjà entourés d’agonisants meurtris, souffrants, pitoyables, avaient plaisir à contempler de surcroît une image aussi atroce. Mais la nature humaine n’est pas mue par la seule raison, et il est fort probable qu’ils trouvaient du réconfort à l’idée que le Fils de Dieu avait enduré les mêmes peines ; s’il en était ainsi, ce Fils infortuné aurait plus à coeur d’intercéder pour eux auprès du Père tout-puissant pour le convaincre de mettre un terme à la punition que, dans sa toute-puissance, il avait voulu infliger aux pauvres pécheurs toscans. Quoi qu’il en soit, ce crucifix se trouvait à Monte Lupo, les gens croyaient à ses vertus miraculeuses et il était porté en procession par tout le village aux fêtes religieuses et lors de certaines cérémonies.

Pouvait-on imaginer une occasion plus propice qu’une épidémie de peste pour sortir le Christ miraculeux et organiser une procession ? Le curé de Monte Lupo, Mgr Antonio Bontadi, n’en doutait pas : « Le soir même, une procession eut lieu ... Tout Monte Lupo était là, même les femmes et les enfants. » Puis, comme il était dans la tradition des kermesses, « un grand nombre de fidèles prirent part au dîner dans l’église ».

Dès lors, la situation avait totalement échappé au contrôle des autorités sanitaires. En période d’épidémie, les officiers sanitaires ne voyaient pas d’un bon oeil les rassemblements populaires, ayant de bonnes raisons de craindre qu’ils alimentent la contamination : « On a fait l’expérience que les foules et les attroupements en temps de contagion ont les conséquences les plus fâcheuses. » De sorte que, dès qu’ils estimaient que le mal avait atteint ou était en passe d’atteindre des proportions épidémiques, les officiers de Santé s’empressaient de décréter la fermeture des écoles, la suppression des fêtes populaires, l’interdiction des bals, etc. Quant aux prêches et aux processions, il est évident que la grande majorité des officiers de Santé, partageant les convictions religieuses de l’époque, considérait que prêches et processions pouvaient amadouer messire le bon Dieu, apaiser sa colère, et donc contribuer peut-être à mettre fin à la contagion. Mais si l’intercession de messire le bon Dieu moyennant prêches et processions semblait possible aux officiers sanitaires, la propagation de l’épidémie suite à de grands rassemblements de population était pour eux une certitude.

Il est significatif qu’à cette époque - celle de Galilée -, en dépit de leurs convictions religieuses et incontestablement au prix d’un conflit intérieur, les magistrats de la Santé optèrent pour les préceptes de l’expérience contre ceux de la foi. Mais ils étaient peu nombreux - une petite poignée de chevaliers de la raison contre la masse de ceux qui voulaient croire plutôt qu’observer. Pour ceux-ci, aucun doute, les processions et autres cérémonies étaient l’unique moyen d’apaiser la colère divine et de mettre un terme au fléau. Au mois de novembre 1630, alors que l’épidémie de peste ravageait Florence, le prieur du couvent de San Marco se tourmentait « nuit et jour », ressassant que « le cruel fléau » avait été envoyé par le Tout-Puissant qui déversait sur les hommes « ses trésors d’indignation », et que la persistance de l’épidémie était due à « l’aveuglement de ceux qui imaginent par leurs simples efforts humains combattre contre l’avis du Très Haut cette mortalité qui vient du Ciel ».

Ce bon prieur était loin de soupçonner les bacilles, les rats et les puces, tout comme d’ailleurs les officiers de Santé. Les uns comme les autres suivaient des raisonnements erronés mais nettement divergents. Pour le prieur, l’origine du fléau était la colère divine. Pour les autres, le malheur venait surtout des « miasmes », des « exhalaisons », du mode de diffusion du mal, quel qu’il fût. La différence entre ces deux positions était celle qui sépare non pas l’erreur de la vérité, mais deux erreurs dont l’une s’ancrait de façon aveugle dans l’idéologie et l’autre dérivait d’une inadéquation des moyens d’observation.

Carlo CIPPOLA : Contre un ennemi invisible - 1992

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