Traduction partielle et libre de "The Great Crash & the Great Slump", un chapitre du cours d'histoire économique du 20ème siècle de Bradford De Long, professeur à Berkeley.
Le Krach
Le marché des actions US connut un boom dans les années 20. En 1928-29, la Fed s'inquiéta du haut niveau des cours de bourse, craignant que la bulle n'explose brutalement. Des pans entiers du système financier deviendraient insolvables, les banques seraient fragilisées, l'investissement s'effondrerait, et une récession s'ensuivrait. Aussi la Fed s'efforça-t-elle de refroidir le marché : en renchérissant le loyer de l'argent, elle rendait plus coûteuses les stratégies consistant à placer en bourse des fonds d'emprunt.
Mais les craintes de la Fed lui firent mener une politique par trop déflationniste, qui tua le patient au lieu de le guérir. En fait, l'économie américaine venait d'entrer dans la phase descendante du cycle conjoncturel, quand le marché des actions s'effondra ce " jeudi noir " du 29 octobre 1929 (-10 %). La hausse des taux avait été excessive ; la Fed avait mené l'économie à cette récession qu'elle voulait précisément éviter.
Quelles furent les conséquences de ce brutal dégonflement de la bulle ?
Le Krach de 1929 ajouta grandement à l'incertitude entourant en temps normal les choix économiques : personne ne savait ce qu'il en résulterait. La réaction naturelle des agents économiques quand ils ne comprennent plus ce qui se passe, c'est de faire une pause en attendant que la situation devienne plus claire (Wait and See). Les entreprises remisèrent leurs plans d'investissement, les consommateurs différèrent leurs achats de biens durables et augmentèrent leur épargne de précaution. Partant, l'augmentation de l'incertitude aggrava la récession.
Les vertus de la dépression
Le premier mouvement des autorités fut de ne rien faire. Tout le monde espérait que la récession s'autolimiterait comme les précédentes. On escomptait que les travailleurs aux mains inoccupées et les capitalistes aux machines inoccupées chercheraient à brader leurs services. Les prix et les salaires baisseraient, les entrepreneurs trouveraient profitable de produire aux nouvelles conditions de salaires, en dépit de la faiblesse persistante de la demande. Et la croissance repartirait.
De fait, la production par tête eut beau baisser de 40 % et le chômage toucher un quart des actifs, le gouvernement ne fit rien pour soutenir l'activité. Quant à la Fed, elle choisit d'augmenter les taux pour prévenir la fuite des capitaux et éviter une dévaluation du $. Fondamentalement, la Fed voyait dans la dépression une purge salutaire de l'économie américaine. Une politique monétaire expansionniste ferait obstacle à l'indispensable processus d'ajustement. Plus tard, Herbert Hoover écrira amèrement à propos de ceux qui dans son administration lui conseillait de ne rien faire :
« Les " leave-it-alone liquidationists " conduits par le Ministre des Finances Mellon pensaient que l'Etat devait rester hors jeu et laisser la dépression se liquider d'elle-même. Mr. Mellon disait : « Liquidez le travail, liquidez les actions, liquidez les paysans, liquidez l'immobilier ». Selon lui, "cela purgera le système de sa mauvaise graisse. Le coût de la vie et le niveau de vie baisseront, les gens travailleront plus dur, vivront une vie plus morale. Les valeurs seront réajustées et des gens entreprenant remplaceront des gens moins compétents" ».
Mais Hoover fut lui même l'un des plus enthousiastes " liquidateurs " de la Grande Dépression. A l'époque, son refus d'utiliser les outils de la politique économique pour sortir le pays de la crise fut cautionné par le choeur quasi unanime des grands économistes du moment. Par exemple, depuis Harvard, Schumpeter faisait valoir que :
« Les dépressions ne sont pas seulement des maux, qu'il s'agirait de guérir, mais aussi quelque chose de nécessaire et d'inéluctable : l'adaptation au changement. »
Depuis Londres, Friedrich Hayek jugeait :
« Ce dont nous avons besoin, c'est de l'adaptation la plus rapide et la plus complète possible du système productif. Stimuler la production par la création d'une demande artificielle signifierait que des ressources seront de nouveau mal affectées et l'ajustement nécessaire sera différé d'autant. La seule façon durable et saine de mobiliser l'ensemble des ressources disponibles est donc de laisser le temps faire son œuvre : l'adaptation continue et graduelle du système productif (aux besoins). »
Hayek & Cie voyaient les entreprises comme des joueurs, auxquels il arrive nécessairement de perdre. Avec le temps, il apparaît que certains investissements productifs n'auraient pas dû voir le jour. Le mieux qu'on puisse faire, en de telles circonstances, est encore de liquider ces investissements, fondés sur des prévisions de demande future qui ne se sont pas réalisées. La liquidation de ces activités libère des facteurs de production, affectés jusque là à des usages non profitables, qui pourront désormais être redéployés dans les secteurs dynamiques de l'économie. Sans ce processus de liquidation, un tel redéploiement ne verrait pas le jour. Pour Hayek, les dépressions sont précisément ces processus de liquidation et de redéploiement des facteurs de production.
Le cercle vicieux
Les gouvernements se sont efforcés d'équilibrer les budgets publics (malgré des recettes en baisse), contribuant à déprimer plus encore la demande globale. En fait, chaque pas supplémentaire dans la poursuite de l'orthodoxie budgétaire rendait les choses pires.
Vient un moment où les baisses des prix et des salaires ont atteint une ampleur telle que l'économie sort du cycle conjoncturel normal (fait de phases d'expansion suivies de récession). En effet, une déflation sévère a des conséquences qui vont très au delà des dépressions habituelles (quand les prix baissent de 5 à 10 %). Lorsque les banques prêtent, elles demandent des garanties, et les baisses des prix des actifs (biens immobiliers, actions, ...) restent tolérables aussi longtemps qu'elles sont d'ampleur limitée. Mais que se passe-t-il quand la déflation atteint les chiffres records de 30 à 50 % comme ce fut le cas durant la Grande Dépression ?
Les banques se rendent compte que leurs créances ne sont plus aussi sûres : si le débiteur ne peut rembourser le prêt, la banque ne peut plus se payer en liquidant les biens du débiteur. Pour peu que les déposants voient dans la multiplication des défauts de paiements le signal de départ d'une « course aux guichets », et c'est la banqueroute. Du coup, les banques rationnent leur offre de crédit, sélectionnant les meilleures signatures et exigeant des primes de risques plus élevées sur les autres. Beaucoup d'entreprises et de particuliers ne pouvant plus accéder au crédit, le système bancaire ne remplit plus sa fonction sociale, qui est de canaliser l'épargne financière des uns vers les besoins de financement des autres. L'investissement privé s'effondre, le chômage augmente encore, la demande globale continue de diminuer, les prix de baisser. La déflation s'aggravant, le système bancaire est encore plus insolvable...
Qui plus est, les anticipations de baisse des prix contribuent à réduire encore la demande. Pourquoi acheter maintenant si vous anticipez pour demain des prix encore plus bas qu'aujourd'hui ? Mieux vaut différer ses achats de biens durables, ou de biens d'équipement, si vous pensez que ce sera 10 % moins cher dans un an. Comme l'a bien vu Keynes :
« Si les agents économiques étaient sûrs que les prix ne vont plus baisser, ils n'hésiteraient pas à acheter. Ils repoussent leurs achats, non parce qu'ils manquent de pouvoir d'achat, mais parce que leur demande peut être différée, et qu'ils pensent qu'ils pourront la satisfaire ultérieurement à un prix plus bas. »
Cette spirale déflationniste se prolonge jusqu'au moment où l'on se décide à faire quelque chose. Selon Keynes, pour sortir du cercle vicieux, il faut agir sur la dépense, afin d'obtenir un effet multiplicateur (*) et, si possible, sur les anticipations et la « demande effective » :
« Si le Trésor était disposé à emplir de billets de banque des vieilles bouteilles, à les enfouir à des profondeurs convenables dans des mines désaffectées qui seraient ensuite comblées avec des détritus urbains, et à autoriser l'entreprise privée à extraire de nouveau les billets suivant les principes éprouvés du laissez-faire [...], le chômage pourrait disparaître. [...] A vrai dire, il serait plus sensé de construire des maisons ou quelque chose de semblable mais, si des difficultés politiques et pratiques s'y opposent, le moyen précédent vaut mieux que rien. »
Mais il n'était pas admis dans les corridors du pouvoir lorsque la Grande Dépression était à son nadir (cf. sa lettre à Roosevelt, en annexe).
A bien des égards, tout cela fut complètement absurde. Les travailleurs chômaient parce que les machines étaient arrêtées ; les machines étaient arrêtées parce que la consommation était déprimée ; et la consommation était déprimée parce que les travailleurs, privés d'emplois, étaient aussi privés de revenus. Dans The Road to Wigan Pier, George Orwell rend compte de la Dépression en Grande Bretagne :
« Plusieurs centaines d'hommes risquent leur vie et plusieurs centaines de femmes pataugent dans la boue des heures durant, qui cherchent avidement de petits morceaux de charbons dans les crassiers. »
Ce charbon si durement gagné était pour eux "plus important même que la nourriture". II permettait de ne pas mourir de froid. Pendant ce temps, tout autour, les machines qu'ils avaient jusque là utilisées pour produire en cinq minutes plus que ce qu'ils pouvaient désormais récolter en une journée, restaient inoccupées.
Travail possible à partir de ce texte :
Après avoir expliqué pourquoi l’économie américaine a connu dans les années 30 une dépression sans précédent, vous vous demanderez ce qu’aurait fait un gouvernement conseillé par John Maynard Keynes pour éviter cela.
Pour en savoir plus :
Histoire : 24 octobre 1929: tout bascule (Le Monde) -- Christina Romer, The Great Depression, Encyclopædia Britannica -- Diaporama : La crise économique des années 30 (Clionautes) -- les premières réactions au Krach de 1929 : A Storm Unforeseen, Always About to Pass (NYT) -- Echoes of the Depression -- 1929 and all that (Economist)
Annexe : Extraits de la lettre ouverte de Keynes à Roosevelt
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"On Spending Our Way To Prosperity"
Broadly speaking, an increase of output can occur only by the operation of one or other of three factors. Individuals must be induced to spend more out of their existing incomes, or the business world must be induced, either by increased confidence in the prospects or by a lower rate of interest, to create additional current incomes in the hands of their employee, which is what happens when either the working or the fixed capital of the country is being increased; or public authority must be called in aid to create additional current incomes through the expenditure of borrowed or printed money. ... As the prime mover in the first stage of the technique of recovery, I lay overwhelming emphasis on the increase of national purchasing power resulting from governmental expenditure which is financed by loans and is not merely a transfer through taxation from existing incomes.
John Maynard Keynes, The New York Times, 31 December 1933
(*) Note : cf. cette animation sur l’effet multiplicateur des investissements publics : Le multiplicateur keynésien (Ecomultimédia)
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