15 oct. 2007

Le progrès technique et la connaissance

En économie, le progrès technique est défini en relation à la croissance. Il est généralement confondu avec l’accroissement de la productivité globale des facteurs, sorte de boîte noire où l’on range tout ce qui, dans la croissance économique, ne s’explique pas par l’augmentation des quantités de facteurs mis en oeuvre. Mais, outre que cette définition fait bon marché des aspects qualitatifs du progrès technologique (nouveaux médicaments, nouveaux produits qui améliorent la vie), elle ne nous dit rien quant à l’origine et la nature du progrès technique. Dans leur petit livre sur Les nouvelles théories de la croissance, Ralle et Guellec proposent une définition tout à fait excellente : "Le progrès technique correspond à un accroissement de la connaissance que les hommes ont des lois de la nature appliquées à la production. Il permet donc l'apparition de nouveaux produits et procédés augmentant le bien-être des individus, soit par un accroissement soit par une transformation de la consommation". Le grand mérite de cette définition est de lier progrès technique et connaissance.
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Car, fondamentalement, le progrès technique est le résultat d'un processus d'accumulation, de diffusion et d'utilisation croissante de la connaissance utile. La notion de connaissance utile est prise chez Kuznets, qui ne la définit pas très précisément. Disons qu'elle englobe toutes les connaissances susceptibles d'affecter la capacité technologique des hommes, c'est à dire "leur capacité à manipuler la nature en vue d'un gain matériel" (Mokyr). On peut, avec Joël Mokyr et d'autres avant lui (eg, Michael Polanyi), distinguer deux formes complémentaires de la connaissance utile :

- la connaissance propositionnelle, qui relève de l'episteme. Elle s'accroît chaque fois que sont découvertes de nouvelles lois, de nouvelles régularités, autrement dit, chaque fois qu'est proposée une nouvelle interprétation d'un phénomène naturel (à cet égard, les croyances magico-religieuses en font partie) ; elle s’accroît aussi chaque fois qu'est observé, classifié, mesuré, inventorié un phénomène naturel. Elle apporte des réponses à la question "Qu'est-ce que c'est ?", et ces réponses peuvent être justes ou pas.

- la connaissance prescriptive, qui relève de la teckne. Elle s'accroît chaque fois que sont inventés de nouvelles recettes, de nouveaux modes d'emploi, de nouvelles routines, autrement dit, chaque fois que l'on invente de nouvelles combinaisons de moyens pour arriver à une fin donnée. Elle apporte des réponses à la question "Comment ?", et ces réponses peuvent être efficaces ou pas.

L'étendue et la fiabilité de la première conditionnent l'étendue et la fiabilité de la seconde. La technique, en dernière analyse, est dérivée de propositions épistémiques. Mais les feedbacks sont importants, et il arrive aussi qu'une technique soit découverte par hasard. Cependant, si personne ne comprend vraiment ce qui s'est passé, l'invention a toute chance de rester isolée, et son impact limité. C'est ce qui arrivait avant 1800. En raison de l'étroitesse de la base épistémique, des inventions isolées ne pouvaient déboucher sur un courant auto-entretenu de progrès technologiques. Dans tous les cas, la connaissance utile s'accroît et se diffuse d'autant mieux que le coût d'accès à la connaissance est faible. Les technologies de la communication jouent ici un rôle essentiel.

Joël Mokyr a représenté le système de relation entre les deux types de connaissance dans le schéma ci-dessous. L'état des savoirs épistémiques délimite, à un moment donné, l'état des techniques possibles ("le livre des recettes"), un peu comme le génotype préfigure et contraint le phénotype. A tout moment, de nombreux phénomènes "connaissables" ne sont pas "connus" et, tant qu'ils n'auront pas été découverts, les possibilités d'invention resteront limitées. Inversement, la connaissance d'un phénomène ne garantit pas que toutes les techniques possibles seront inventées, ni même les meilleures, ou les plus utiles. Le fait, pour une société, de disposer d'un stock donné de connaissances utiles ne garantit pas qu'elle en fera le meilleur usage possible. Des facteurs institutionnels (eg, de bonnes universités), culturels (eg, la préférence d'une société pour la science vs l'art ou l'idéologie), technologiques (not. la technologie d'accès au savoir) sont ici décisifs.
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Enfin, à un troisième niveau, il y a progrès technique quand les nouvelles techniques sont effectivement appliquées et se diffusent dans l'ensemble social. Ici, le rôle de l'innovateur (eg. l'entrepreneur) est essentiel, en tant qu'applicateur, passeur, démonstrateur... Il n'est pas nécessaire de connaître les bases épistémiques d'une technique pour pouvoir l'utiliser. Toutefois, la mise en oeuvre d'une technique nouvelle demande des compétences, un savoir implicite, dont tout le monde ne dispose pas. La diffusion des techniques dans une société donnée en dépend.

==> la référence sur le sujet est Joël Mokyr : The gifts of Athena - historical origines of the knowledge economy, Princeton UP 2002 (not. le chap. 1 pour les définitions et la théorie). Pour une synthèse, cf. son article: “Long-term Economic Growth and the History of Technology" (pdf) in Philippe Aghion and Steven Durlauf, eds., Handbook of Economic Growth, Elsevier, 2005 (not. les sections 2 et 3).

1 commentaire:

Anonyme a dit…
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