Définition
Le texte de cette partie résume librement le 1er chapitre d'un livre récent de l'anthropologue Alain Testart [1] -- les citations (en bleu) en sont extraites.
Dans le langage courant, on emploie souvent le verbe "donner" dans un sens très différent de "faire un don". Alain Testart donne l’exemple suivant : « Hier, je suis allé chez le boucher, je ne savais pas quoi prendre, et j’ai fini par lui dire : "Donnez-moi donc un steak !" Et lui, m’a répondu : "Je vais vous donner de l’aiguillette, vous verrez, c’est extra !" Au moment de payer, je n’avais pas de monnaie et j’ai demandé à la caissière : "Je peux vous donner un billet de 50 euros ?" Et puis, après, on a parlé des impôts, sujet affectionné de tous les petits commerçants qui les jugent toujours excessifs, et mon boucher a tiré le mot de la conclusion en disant : "Tout ce qu’on leur donne, quand même !" »
Comme on voit, donner peut désigner bien d’autres transferts que le don : l’échange, l’impôt, etc. Il en va de même en anglais, où to give a un sens beaucoup plus large que to make a gift.
Aussi, imaginons qu’un ethnologue martien soit envoyé chez nous en mission de reconnaissance. Si, comme la plupart de nos anthropologues, il ne s'intéresse guère au droit et à l’économie, s'il préfère observer des tranches de vie, il aura sûrement relevé notre utilisation généreuse du verbe donner. De retour chez lui, il expliquera à qui veut l’entendre que notre société repose sur l’économie du don, que le commerce y est inconnu -- pour preuve: « le boucher donne ses morceaux de viande et les clients font des contre-dons » --, de même que l’impôt, « puisque les contribuables se contentent de donner au fisc. »
Pour Alain Testart, c’est une erreur du même type qu’a fait l’anthropologie sociale à la suite de Marcel Mauss et de son Essai sur le Don (qu’il eut mieux valu, selon lui, appeler « Essai sur le donner » !). « Cette anthropologie : 1) a toujours confondu don et donner, 2) pour la raison qu’elle n’a jamais eu une définition claire de ce qu’était un don, 3) et, en conséquence, a constamment eu tendance à surestimer l’importance du don dans les sociétés primitives ».
Qu’est-ce donc que le don ?
Le don s’oppose à l’échange. Mais ce qui les distingue, ce n’est pas l’absence de contrepartie – puisqu’un don amène couramment une contrepartie sous la forme d’un contre-don. Ce n’est pas non plus l’absence d’obligation, puisque tout rapport social est assorti d’obligations sociales (eg, les attentes de rôle). Le don n’échappe pas à la règle : par exemple, si vos voisins vous ont invité à dîner, vous vous sentez obligés de les inviter en retour… On pourrait dire que le don ne fait naître qu’une obligation morale, qu’il ne fait pas naître d’obligation juridique. Mais on se heurte ici à la grande difficulté de définir le juridique dans les sociétés primitives.
L’idée du juridique nous met cependant sur la bonne voie. « Le propre d’une obligation juridique, en effet, est d’être exigible », et cela « par tous les moyens légitimes qui existent dans une société » -- le système judiciaire dans la société française, la vendetta dans les sociétés sans Etat.
C’est sur le caractère exigible ou pas de la contrepartie que repose en définitive la différence entre le don et l’échange. « Dans le don, le donateur abandonne un bien, tout droit sur ce bien, ainsi que tout droit pouvant émaner de sa cession. Dans l’échange, au contraire, chacun des échangistes se trouve en droit d’exiger la contrepartie. C’est même ce droit qui définit l’échange ». Partant, la notion d’« échange de dons », tellement prisée par l’anthropologie maussienne, est un oxymore insoutenable.
Mais ce premier élément de définition n’est pas suffisant. Il ne permet pas de distinguer entre le don et le tribut, l’impôt, la corvée, l’amende, les réparations, etc., des transferts sans contrepartie exigible, qui ne sont pas des dons pour autant.
Ce qui distingue ces transferts du don, c'est qu’ils sont exigibles – par exemple, l’impôt est par définition un prélèvement obligatoire, ie imposé. En revanche, un don n’est jamais exigible. S’il l’était, ce ne serait pas un don.
En conclusion, Alain Testart propose du don la définition suivante : « Nous dirons qu’un don est une cession de bien : 1° qui implique la renonciation à tout droit sur ce bien ainsi qu’à tout droit qui pourrait émaner de cette cession, en particulier celui d’exiger quoi que ce soit en contrepartie, et 2° qui n’est elle-même pas exigible. »
Mobiles du don [2]
Dans la mesure où le don fait généralement naître un contre-don, la relation de don permet, tout comme la relation d’échange, d’améliorer la position économique des deux parties. En réalité, le don est plus souvent motivé par le besoin de considération que par le mobile du gain. Mais, comme l’explique Adam Smith, la considération de nos semblables est également le mobile de l’activité économique: "C’est surtout par égard aux sentiments d’autrui que nous recherchons la fortune et fuyons l’indigence. Quel est en effet l’objet de tout ce labeur et de tout ce remue-ménage qui se font ici-bas ? Quel est le but de l’avarice, de l’ambition, de la poursuite des richesses, du pouvoir, des distinctions ? (...) D’où naît cette ambition de s’élever qui tourmente toutes les classes de la société et quels sont donc les avantages que nous attendons de cette grande fin assignée à l’homme et que nous appelons l’amélioration de notre condition ? Nous n’en espérons d’autres avantages que d’être remarqués et considérés, rien que d’être regardés avec attention, avec sympathie et avec approbation. Il y va de notre vanité, non de nos aises ou de notre plaisir." [3]
Bref, tout comme l'échange, le don est rarement désintéressé. Même quand il est unilatéral ou asymétrique, le donateur compte généralement sur la gratitude du donataire, ou en escompte une bonne réputation. Dans certains cas, les transferts unilatéraux remplissent une fonction d’assurance: en aidant les autres, on gagne le droit d’être aidé plus tard, en cas de besoin.
Et quand il implique la réciprocité, le don n’est pas toujours une partie de plaisir. Donner fait naître une dette. Dans certains contextes, l’échange de dons peut prendre la forme d’une véritable compétition, à l’issue de laquelle le vaincu devient le vassal du vainqueur. Comme le dit cet indien Inuk, « avec des dons, tu fais des esclaves » : « en obligeant son partenaire, explique Jean Pouillon, le donateur acquiert sur lui de l’ascendant, sinon du pouvoir. Il le contraint à l’obligation, éventuellement coûteuse, de rendre et d’être pris, peut-être malgré lui, dans une escalade embarrassante, dans une partie risquée où sont en jeu nom, réputation, rang, fonction ou simplement fortune ». En témoigne l’institution du potlatch chez les indiens Kwakiutl, étudiée par Franz Boas. [4]
Dans d’autres contextes, quand le don en retour ne vient pas, la relation a tôt fait de tourner à l’aigre. Dans un couple, quand le cycle paisible du don est brisé, peut s’installer une spirale douloureuse qui conduit au divorce. Là réside l’un des avantages de l’échange marchand : le marché permet de faire l’économie de l’amour, et autres liens trop personnels…
Importance économique
La famille est le lieu privilégié du don, en raison de la force des liens familiaux. C’est ainsi que les jeunes migrants des pays pauvres envoient régulièrement des fonds au village, distant souvent de plusieurs milliers de kms. Sans doute le font-ils de bon cœur. Mais c’est aussi le prix à payer pour trouver une femme au pays, y établir ses enfants, hériter de ses aînés et jouer plus tard un rôle au village. Chaque année, quelque 100 milliards de $ sont ainsi envoyés par les travailleurs immigrés dans leur pays d'origine, dont un quart en provenance des Etats-Unis. Selon la Banque mondiale, ces envois de fonds sont, après les investissements directs, la deuxième source de capitaux étrangers des pays en développement [5].
Dans les pays pauvres, les enfants ont une fonction d’assurance, ils tiennent lieu de sécurité sociale. Dans les pays riches, l’Etat-Providence et le marché financier y pourvoient. C'est pourquoi la fécondité tend à diminuer avec le développement. Tout se passe comme si, au fil de la transition démographique, les enfants perdaient leur valeur économique et gagnaient une grande valeur affective. Le choix du conjoint, les relations conjugales, la décision de faire des enfants, les relations avec eux, etc. ne sont plus codifiées par la coutume et sont, pour l’essentiel, fondés sur l’amour. En particulier, le don de la vie a aujourd’hui toutes les apparences d’un don gratuit. On a pu ainsi estimer qu’en 1990, le coût de deux enfants représentait 58 % des revenus potentiels d’une femme anglaise type sur la durée d’une vie active. Ce chiffre correspond, pour les 4 /5ème, aux revenus d’activité auxquels elle doit renoncer pour élever ses enfants -- quand elle se retire du marché du travail ou choisit de travailler à temps partiel --, et, pour 1/5ème, au coût direct des enfants.
Comment ces derniers rendent-ils aux parents ce qu’ils ont reçu ? Sans doute leur apportent-ils un statut social et de nombreuses satisfactions personnelles. Toutefois, la réciprocité entre générations est fortement asymétrique : les enfants reçoivent infiniment plus de leurs parents, y compris en termes d’affects positifs, qu’ils ne leurs rendent. Dans une certaine mesure, le don en retour est différé : par exemple, ce sont toujours les enfants qui s’occupent de leurs vieux parents malades et dépendants -- au Royaume-Uni, le temps que les enfants consacrent à soigner leurs parents représente 7 % du PIB, si l’on évalue ce temps en lui appliquant le salaire du marché, soit autant que le budget annuel du service national de santé.
La logique du don se retrouve aussi dans l’activité économique. La production domestique pèse encore lourd dans l’économie des pays développés. Si l’on évalue les activités domestiques aux prix du marché, on estime que la production familiale représente entre un quart et un tiers du PIB américain, et jusque 36 % en Australie. Mais on pourra objecter que la production domestique relève plutôt de l'échange non marchand. L’économie du don comprend aussi les activités à but non lucratif. Aux Etats-Unis, le tiers secteur représentait près de 8,5 % du PIB en 1996 et employait 11 millions de salariés, soit 7 % de la population active. A quoi il faut ajouter le bénévolat, équivalent à 6,3 millions d’emplois à plein temps [6]. Enfin, la logique du don imprègne également l’activité marchande. Selon Akerlof, les employeurs paient couramment à leurs employés des salaires supérieurs au salaire du marché, faisant le pari implicite qu’un salarié bien traité se montrant plus loyal : l’employeur sera payé de retour par une productivité plus élevé, un moindre turn-over, etc. De même, les rapports commerciaux font une place importante au don : les vendeurs offrent souvent des cadeaux pour fidéliser la clientèle, les négociations commerciales s’accompagnent souvent d’un bon déjeuner au restaurant, etc.
Perspectives
L’évolution de l’économie du don est commandée par le progrès technique. Ce dernier élève continûment le niveau de vie des salariés et, partant, la valeur de leur temps : donner du temps coûte de plus en plus cher [7]. D’un autre côté, le progrès technique réduit plus vite encore le coût des communications interpersonnelles : avec le développement de l’internet, participer à l’économie du don coûte de moins en moins de temps. Enfin, le progrès technique libère aussi du temps, élevant l’espérance de vie, réduisant le temps de travail, le temps dévolu aux corvées ménagères, et, demain, au commuting. L’un dans l’autre, il est probable que l’économie du don a de beaux jours devant elle. Comme le montre le développement spectaculaire du peer to peer.
Le P2P relève pleinement de l’économie du don. Il n’y a pas d’échange, fut-il non marchand. La production dépend essentiellement du bon vouloir de chacun. Le produit final est un bien public qui est mis à la disposition de tous. Les produits ne sont pas vendus et, puisqu’il n’y a pas de tension entre l’offre et la demande dans le contexte d’un bien infiniment reproductible, il n’y pas besoin de régulation par les prix ou le rationnement. La production P2P ne produit pas de marchandise. Le seul mobile intéressé possible de la participation des membres est la considération qu’ils en retirent – selon l’importance de leur contribution au projet commun et la reconnaissance de cet apport par la communauté. [8]
Dans le domaine des biens culturels au moins, la sphère de l’échange recule au profit de celle du don. « La culture, dit-on, n'est pas une marchandise ». C’est de plus en plus vrai. « Nombre d'objets culturels (sons, images) sont en train d'échapper à la sphère marchande pour devenir gratuits… Avec des conséquences immédiates... En quatre ans, les ventes de CD se sont effondrées de 42 % en valeur. … L'industrie cinématographique est à son tour touchée par la crise - pour preuve la chute du marché du DVD, pénalisé par 120 millions de films téléchargés illégalement en 2005. »[9]
Notes
[1] Alain Testart, Critique du don : Études sur la circulation non marchande, Syllepse, 2007, 250 p. Ce chapitre peut être consulté en ligne : Qu'est-ce que le don ? .
Dans le langage courant, on emploie souvent le verbe "donner" dans un sens très différent de "faire un don". Alain Testart donne l’exemple suivant : « Hier, je suis allé chez le boucher, je ne savais pas quoi prendre, et j’ai fini par lui dire : "Donnez-moi donc un steak !" Et lui, m’a répondu : "Je vais vous donner de l’aiguillette, vous verrez, c’est extra !" Au moment de payer, je n’avais pas de monnaie et j’ai demandé à la caissière : "Je peux vous donner un billet de 50 euros ?" Et puis, après, on a parlé des impôts, sujet affectionné de tous les petits commerçants qui les jugent toujours excessifs, et mon boucher a tiré le mot de la conclusion en disant : "Tout ce qu’on leur donne, quand même !" »
Comme on voit, donner peut désigner bien d’autres transferts que le don : l’échange, l’impôt, etc. Il en va de même en anglais, où to give a un sens beaucoup plus large que to make a gift.
Aussi, imaginons qu’un ethnologue martien soit envoyé chez nous en mission de reconnaissance. Si, comme la plupart de nos anthropologues, il ne s'intéresse guère au droit et à l’économie, s'il préfère observer des tranches de vie, il aura sûrement relevé notre utilisation généreuse du verbe donner. De retour chez lui, il expliquera à qui veut l’entendre que notre société repose sur l’économie du don, que le commerce y est inconnu -- pour preuve: « le boucher donne ses morceaux de viande et les clients font des contre-dons » --, de même que l’impôt, « puisque les contribuables se contentent de donner au fisc. »
Pour Alain Testart, c’est une erreur du même type qu’a fait l’anthropologie sociale à la suite de Marcel Mauss et de son Essai sur le Don (qu’il eut mieux valu, selon lui, appeler « Essai sur le donner » !). « Cette anthropologie : 1) a toujours confondu don et donner, 2) pour la raison qu’elle n’a jamais eu une définition claire de ce qu’était un don, 3) et, en conséquence, a constamment eu tendance à surestimer l’importance du don dans les sociétés primitives ».
Qu’est-ce donc que le don ?
Le don s’oppose à l’échange. Mais ce qui les distingue, ce n’est pas l’absence de contrepartie – puisqu’un don amène couramment une contrepartie sous la forme d’un contre-don. Ce n’est pas non plus l’absence d’obligation, puisque tout rapport social est assorti d’obligations sociales (eg, les attentes de rôle). Le don n’échappe pas à la règle : par exemple, si vos voisins vous ont invité à dîner, vous vous sentez obligés de les inviter en retour… On pourrait dire que le don ne fait naître qu’une obligation morale, qu’il ne fait pas naître d’obligation juridique. Mais on se heurte ici à la grande difficulté de définir le juridique dans les sociétés primitives.
L’idée du juridique nous met cependant sur la bonne voie. « Le propre d’une obligation juridique, en effet, est d’être exigible », et cela « par tous les moyens légitimes qui existent dans une société » -- le système judiciaire dans la société française, la vendetta dans les sociétés sans Etat.
C’est sur le caractère exigible ou pas de la contrepartie que repose en définitive la différence entre le don et l’échange. « Dans le don, le donateur abandonne un bien, tout droit sur ce bien, ainsi que tout droit pouvant émaner de sa cession. Dans l’échange, au contraire, chacun des échangistes se trouve en droit d’exiger la contrepartie. C’est même ce droit qui définit l’échange ». Partant, la notion d’« échange de dons », tellement prisée par l’anthropologie maussienne, est un oxymore insoutenable.
Mais ce premier élément de définition n’est pas suffisant. Il ne permet pas de distinguer entre le don et le tribut, l’impôt, la corvée, l’amende, les réparations, etc., des transferts sans contrepartie exigible, qui ne sont pas des dons pour autant.
Ce qui distingue ces transferts du don, c'est qu’ils sont exigibles – par exemple, l’impôt est par définition un prélèvement obligatoire, ie imposé. En revanche, un don n’est jamais exigible. S’il l’était, ce ne serait pas un don.
En conclusion, Alain Testart propose du don la définition suivante : « Nous dirons qu’un don est une cession de bien : 1° qui implique la renonciation à tout droit sur ce bien ainsi qu’à tout droit qui pourrait émaner de cette cession, en particulier celui d’exiger quoi que ce soit en contrepartie, et 2° qui n’est elle-même pas exigible. »
Mobiles du don [2]
Dans la mesure où le don fait généralement naître un contre-don, la relation de don permet, tout comme la relation d’échange, d’améliorer la position économique des deux parties. En réalité, le don est plus souvent motivé par le besoin de considération que par le mobile du gain. Mais, comme l’explique Adam Smith, la considération de nos semblables est également le mobile de l’activité économique: "C’est surtout par égard aux sentiments d’autrui que nous recherchons la fortune et fuyons l’indigence. Quel est en effet l’objet de tout ce labeur et de tout ce remue-ménage qui se font ici-bas ? Quel est le but de l’avarice, de l’ambition, de la poursuite des richesses, du pouvoir, des distinctions ? (...) D’où naît cette ambition de s’élever qui tourmente toutes les classes de la société et quels sont donc les avantages que nous attendons de cette grande fin assignée à l’homme et que nous appelons l’amélioration de notre condition ? Nous n’en espérons d’autres avantages que d’être remarqués et considérés, rien que d’être regardés avec attention, avec sympathie et avec approbation. Il y va de notre vanité, non de nos aises ou de notre plaisir." [3]
Bref, tout comme l'échange, le don est rarement désintéressé. Même quand il est unilatéral ou asymétrique, le donateur compte généralement sur la gratitude du donataire, ou en escompte une bonne réputation. Dans certains cas, les transferts unilatéraux remplissent une fonction d’assurance: en aidant les autres, on gagne le droit d’être aidé plus tard, en cas de besoin.
Et quand il implique la réciprocité, le don n’est pas toujours une partie de plaisir. Donner fait naître une dette. Dans certains contextes, l’échange de dons peut prendre la forme d’une véritable compétition, à l’issue de laquelle le vaincu devient le vassal du vainqueur. Comme le dit cet indien Inuk, « avec des dons, tu fais des esclaves » : « en obligeant son partenaire, explique Jean Pouillon, le donateur acquiert sur lui de l’ascendant, sinon du pouvoir. Il le contraint à l’obligation, éventuellement coûteuse, de rendre et d’être pris, peut-être malgré lui, dans une escalade embarrassante, dans une partie risquée où sont en jeu nom, réputation, rang, fonction ou simplement fortune ». En témoigne l’institution du potlatch chez les indiens Kwakiutl, étudiée par Franz Boas. [4]
Dans d’autres contextes, quand le don en retour ne vient pas, la relation a tôt fait de tourner à l’aigre. Dans un couple, quand le cycle paisible du don est brisé, peut s’installer une spirale douloureuse qui conduit au divorce. Là réside l’un des avantages de l’échange marchand : le marché permet de faire l’économie de l’amour, et autres liens trop personnels…
Importance économique
La famille est le lieu privilégié du don, en raison de la force des liens familiaux. C’est ainsi que les jeunes migrants des pays pauvres envoient régulièrement des fonds au village, distant souvent de plusieurs milliers de kms. Sans doute le font-ils de bon cœur. Mais c’est aussi le prix à payer pour trouver une femme au pays, y établir ses enfants, hériter de ses aînés et jouer plus tard un rôle au village. Chaque année, quelque 100 milliards de $ sont ainsi envoyés par les travailleurs immigrés dans leur pays d'origine, dont un quart en provenance des Etats-Unis. Selon la Banque mondiale, ces envois de fonds sont, après les investissements directs, la deuxième source de capitaux étrangers des pays en développement [5].
Dans les pays pauvres, les enfants ont une fonction d’assurance, ils tiennent lieu de sécurité sociale. Dans les pays riches, l’Etat-Providence et le marché financier y pourvoient. C'est pourquoi la fécondité tend à diminuer avec le développement. Tout se passe comme si, au fil de la transition démographique, les enfants perdaient leur valeur économique et gagnaient une grande valeur affective. Le choix du conjoint, les relations conjugales, la décision de faire des enfants, les relations avec eux, etc. ne sont plus codifiées par la coutume et sont, pour l’essentiel, fondés sur l’amour. En particulier, le don de la vie a aujourd’hui toutes les apparences d’un don gratuit. On a pu ainsi estimer qu’en 1990, le coût de deux enfants représentait 58 % des revenus potentiels d’une femme anglaise type sur la durée d’une vie active. Ce chiffre correspond, pour les 4 /5ème, aux revenus d’activité auxquels elle doit renoncer pour élever ses enfants -- quand elle se retire du marché du travail ou choisit de travailler à temps partiel --, et, pour 1/5ème, au coût direct des enfants.
Comment ces derniers rendent-ils aux parents ce qu’ils ont reçu ? Sans doute leur apportent-ils un statut social et de nombreuses satisfactions personnelles. Toutefois, la réciprocité entre générations est fortement asymétrique : les enfants reçoivent infiniment plus de leurs parents, y compris en termes d’affects positifs, qu’ils ne leurs rendent. Dans une certaine mesure, le don en retour est différé : par exemple, ce sont toujours les enfants qui s’occupent de leurs vieux parents malades et dépendants -- au Royaume-Uni, le temps que les enfants consacrent à soigner leurs parents représente 7 % du PIB, si l’on évalue ce temps en lui appliquant le salaire du marché, soit autant que le budget annuel du service national de santé.
La logique du don se retrouve aussi dans l’activité économique. La production domestique pèse encore lourd dans l’économie des pays développés. Si l’on évalue les activités domestiques aux prix du marché, on estime que la production familiale représente entre un quart et un tiers du PIB américain, et jusque 36 % en Australie. Mais on pourra objecter que la production domestique relève plutôt de l'échange non marchand. L’économie du don comprend aussi les activités à but non lucratif. Aux Etats-Unis, le tiers secteur représentait près de 8,5 % du PIB en 1996 et employait 11 millions de salariés, soit 7 % de la population active. A quoi il faut ajouter le bénévolat, équivalent à 6,3 millions d’emplois à plein temps [6]. Enfin, la logique du don imprègne également l’activité marchande. Selon Akerlof, les employeurs paient couramment à leurs employés des salaires supérieurs au salaire du marché, faisant le pari implicite qu’un salarié bien traité se montrant plus loyal : l’employeur sera payé de retour par une productivité plus élevé, un moindre turn-over, etc. De même, les rapports commerciaux font une place importante au don : les vendeurs offrent souvent des cadeaux pour fidéliser la clientèle, les négociations commerciales s’accompagnent souvent d’un bon déjeuner au restaurant, etc.
Perspectives
L’évolution de l’économie du don est commandée par le progrès technique. Ce dernier élève continûment le niveau de vie des salariés et, partant, la valeur de leur temps : donner du temps coûte de plus en plus cher [7]. D’un autre côté, le progrès technique réduit plus vite encore le coût des communications interpersonnelles : avec le développement de l’internet, participer à l’économie du don coûte de moins en moins de temps. Enfin, le progrès technique libère aussi du temps, élevant l’espérance de vie, réduisant le temps de travail, le temps dévolu aux corvées ménagères, et, demain, au commuting. L’un dans l’autre, il est probable que l’économie du don a de beaux jours devant elle. Comme le montre le développement spectaculaire du peer to peer.
Le P2P relève pleinement de l’économie du don. Il n’y a pas d’échange, fut-il non marchand. La production dépend essentiellement du bon vouloir de chacun. Le produit final est un bien public qui est mis à la disposition de tous. Les produits ne sont pas vendus et, puisqu’il n’y a pas de tension entre l’offre et la demande dans le contexte d’un bien infiniment reproductible, il n’y pas besoin de régulation par les prix ou le rationnement. La production P2P ne produit pas de marchandise. Le seul mobile intéressé possible de la participation des membres est la considération qu’ils en retirent – selon l’importance de leur contribution au projet commun et la reconnaissance de cet apport par la communauté. [8]
Dans le domaine des biens culturels au moins, la sphère de l’échange recule au profit de celle du don. « La culture, dit-on, n'est pas une marchandise ». C’est de plus en plus vrai. « Nombre d'objets culturels (sons, images) sont en train d'échapper à la sphère marchande pour devenir gratuits… Avec des conséquences immédiates... En quatre ans, les ventes de CD se sont effondrées de 42 % en valeur. … L'industrie cinématographique est à son tour touchée par la crise - pour preuve la chute du marché du DVD, pénalisé par 120 millions de films téléchargés illégalement en 2005. »[9]
Notes
[1] Alain Testart, Critique du don : Études sur la circulation non marchande, Syllepse, 2007, 250 p. Ce chapitre peut être consulté en ligne : Qu'est-ce que le don ? .
[2] Ce chapitre et le suivant doivent beaucoup à l’article de l’historien Avner Offer, Between the gift and the market: the economy of regard, Economic History Review, L33 (1997), pp. 450-476
[3] Adam Smith, La Théorie des sentiments moraux
[4] Jean Pouillon, article « Don » de l’Enc. Universalis. Sur le potlach, cf. cette belle exposition en ligne.
[5] Le Monde du 25.05.04
[6] Pierre Buhler, L’économie du don aux Etats-Unis, IFRI 2003
[7] Paul Romer, Time: It Really Is Money – Information Week, Sept. 11, 2000
[8] Michael Bauwens, Le peer to peer: vers un nouveau mode civilisationnel, Integral Review, 2, 2006
[9] Le Monde 08.12.06. Cf. cette infographie du 10 mars 2007
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