Quand ils se retournent sur leurs jeunes années, les anciens gauchistes se trouvent souvent de bonnes raisons. Ils disent, par exemple : "Mieux valait avoir tort avec Jean-Paul Sartre qu'avoir raison avec Raymond Aron" !
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Voici comment, en 1956, Raymond Aron répondit à certains lecteurs, irrités de sa dramatique sécheresse :
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Ceux qui laissent entendre que leurs sentiments sont nobles et leurs adversaires égoïstes ou bas me font l'effet d'exhibitionnistes. Je n'ai jamais jugé qu'il y eût mérite ou difficulté à souffrir ni que la sympathie pour la douleur des autres fût le privilège des rédacteurs du Monde ou des Temps modernes, d'Esprit ou de La Vie intellectuelle. L'analyse politique gagne à se dépouiller de toute sentimentalité. La lucidité ne va pas sans peine, la passion reviendra d'elle-même au galop.
Je reproche à Merleau-Ponty, dont je me sens à tant d'égards si proche, d'avoir écrit contre Sartre qu'« on n'est pas quitte de la misère pour avoir salué la Révolution de loin ». Bien sûr, on n'en est pas quitte à si bon compte, mais comment nous acquitter de notre dette, nous autres privilégiés? Je n'ai jamais connu qu'une seule personne que la misère des hommes empêchait de vivre : Simone Weil.
Elle a suivi sa voie et a été finalement en quête de la sainteté. Nous, que la misère des hommes n'empêche pas de vivre, qu'elle ne nous empêche pas du moins de penser. Ne nous croyons pas tenus de déraisonner pour témoigner de nos bons sentiments.
Aussi je me refuse à porter ces condamnations sommaires auxquelles tant de mes adversaires et même de mes amis m'invitent. Je me refuse à dire, comme le voudrait Maurice Duverger, que « la gauche est le parti des faibles, des opprimés et des victimes », car ce parti-là, celui de Simone Weil, il n'est ni à droite ni à gauche; il est, en permanence, du côté des vaincus, et, comme chacun sait, M. Duverger ne lui appartient pas. Je me refuse à dire que « le marxisme fournit à l'heure actuelle la seule théorie d'ensemble de l'injustice sociale », ou alors les biologistes devraient dire que le darwinisme fournit la seule théorie d'ensemble de l'évolution des espèces. Je me refuse à dénoncer le capitalisme en tant que tel, ou la bourgeoisie en tant que telle, à attribuer aux « féodaux » (lesquels ?) la responsabilité des erreurs commises en France depuis un demi-siècle. Toute société comporte une classe dirigeante, et le parti qui s'offre à prendre la relève amène avec lui une société pire que la société présente. Je consens à dénoncer les injustices sociales, non l'injustice sociale, dont la propriété privée serait la cause majeure et le marxisme la théorie.
Raymond ARON, Le fanatisme, la prudence et la foi, Preuves, Mai 1956, reproduit in Commentaire, Printemps 2005
Je reproche à Merleau-Ponty, dont je me sens à tant d'égards si proche, d'avoir écrit contre Sartre qu'« on n'est pas quitte de la misère pour avoir salué la Révolution de loin ». Bien sûr, on n'en est pas quitte à si bon compte, mais comment nous acquitter de notre dette, nous autres privilégiés? Je n'ai jamais connu qu'une seule personne que la misère des hommes empêchait de vivre : Simone Weil.
Elle a suivi sa voie et a été finalement en quête de la sainteté. Nous, que la misère des hommes n'empêche pas de vivre, qu'elle ne nous empêche pas du moins de penser. Ne nous croyons pas tenus de déraisonner pour témoigner de nos bons sentiments.
Aussi je me refuse à porter ces condamnations sommaires auxquelles tant de mes adversaires et même de mes amis m'invitent. Je me refuse à dire, comme le voudrait Maurice Duverger, que « la gauche est le parti des faibles, des opprimés et des victimes », car ce parti-là, celui de Simone Weil, il n'est ni à droite ni à gauche; il est, en permanence, du côté des vaincus, et, comme chacun sait, M. Duverger ne lui appartient pas. Je me refuse à dire que « le marxisme fournit à l'heure actuelle la seule théorie d'ensemble de l'injustice sociale », ou alors les biologistes devraient dire que le darwinisme fournit la seule théorie d'ensemble de l'évolution des espèces. Je me refuse à dénoncer le capitalisme en tant que tel, ou la bourgeoisie en tant que telle, à attribuer aux « féodaux » (lesquels ?) la responsabilité des erreurs commises en France depuis un demi-siècle. Toute société comporte une classe dirigeante, et le parti qui s'offre à prendre la relève amène avec lui une société pire que la société présente. Je consens à dénoncer les injustices sociales, non l'injustice sociale, dont la propriété privée serait la cause majeure et le marxisme la théorie.
Raymond ARON, Le fanatisme, la prudence et la foi, Preuves, Mai 1956, reproduit in Commentaire, Printemps 2005
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