À qui sont allés les gains de productivité ?
La forte croissance de la productivité américaine n’aurait guère profité aux travailleurs: les entreprises auraient serré les salaires alors même qu'elles faisaient des bénéfices records. Quelle qu’en soit la raison – la concurrence des ouvriers chinois, les coûts croissants de l’assurance-maladie ou l'affaiblissement des syndicats –, la perception commune est que le boom de la productivité n’a pas rapporté grand-chose à Joe Sixpack.
Mais comparer la croissance des salaires et celle de la productivité est moins simple qu'il n’y paraît. Pour Ian Dew-Becker et Robert Gordon, deux économistes de l'université Northwestern, la plus grande partie de la dissonnance apparente est purement statistique. Les deux indicateurs les plus cités – la croissance des salaires réels horaires et celle de la productivité horaire réelle dans le secteur marchand non agricole, tous deux édités par le BLS – ne devraient jamais être comparés tels quels. En effet, les données de salaire horaire n'incluent pas les cotisations sociales et les avantages non salariaux, tels que l’assurance maladie ; d'autre part, les deux indicateurs ne sont pas déflatés avec le même déflateur. [Dans les données fournies par le BLS, les salaires sont déflatés à partir de l‘Indice des Prix à la consommation tandis que les chiffres de la productivité le sont avec l’Indice des Prix à la Production!]
Une fois ces biais corrigés, il apparaît que les rémunérations ont, à peu de chose près, suivi la productivité. Et si la part du travail dans le revenu national a globalement diminué depuis trente ans, elle était malgré tout plus élevée en 2005 qu'en 1997. Autrement dit, les travailleurs américains ont bien recueilli les fruits de la croissance. Mais cela ne signifie pas que tous, ou même la majorité, en aient profité.
Car l'inégalité des salaires a beaucoup augmenté depuis trente ans. De combien au juste, voilà qui apparaît clairement dans la série construite par Emmanuel Saez, de Berkeley, et Thomas Piketty, de l’Ecole Normale Supérieure. A partir des données fiscales, ces économistes montrent que les 1 % des Américains les plus riches reçoivent actuellement 15% des revenus, contre 8% dans les années 60 et 70. La part des 1% les plus riches est revenue à son niveau d’il y a un siècle ! Mais, tandis que la plus grande partie du revenu de l'élite venait alors du capital, les riches d'aujourd'hui gagnent leur argent au travail. L'essentiel de l'augmentation des inégalités est en fait imputable aux revenus de travail.
Graph. 1. Part des 10 % les plus riches dans les revenus des américains (*), 1917-2002
(*) il s'agit des revenus avant impôts, nets des cotisations sociales et avantages non salariaux, hors revenus sociaux et plus-values. Source: Piketty T., Saez E. : « The evolution of top incomes : a historical and international perspectives », American economic review, 2006
A partir des mêmes données, Messieurs Dew-Becker et Gordon ont étudié l’évolution de la répartition des gains de productivité entre 1966 et 2001. Ils constatent que seuls les 10% les mieux payés ont vu leurs salaires augmenter plus vite que la moyenne. Même dans ce groupe, les gains ont été très inégaux, puisque un peu plus du tiers est allé aux 1% les plus riches.
On retrouve la même tendance dans la période récente. Entre 1997 et 2001, la part des revenus du travail allant aux 10% les plus riches a augmenté légèrement, mais celle du 1% les plus riche a augmenté fortement. La distribution inégale des gains de productivité est ainsi une tendance longue.
Graph. 2 : Répartition des gains de pouvoir d'achat des salariés américains, 1997-2001
lire ainsi : les 20 % des salariés les plus pauvres ont reçu 1,9 % des hausses de salaires réels entre 1997 et 2001. Source: Robert Gordon & Ian Dew-Becker : Where Did the Productivity Growth Go? Inflation Dynamics and the Distribution of Income, à paraître in Brooking Papers on Economic Activity, 2005, no. 2.
De tels résultats n’ont rien d’étonnant. Ils ont toutefois une limite : les cotisations sociales et les avantages non salariaux n'apparaissent pas dans les données fiscales. Comme leur poids est beaucoup plus important dans le revenu disponible des travailleurs pauvres que dans celui des travailleurs les plus riches, cet oubli contribue sûrement à surestimer la part des seconds et à sous-estimer celle des premiers. [De même, l'évasion fiscale a pu diminuer avec la diminution des taux d'imposition depuis 1980 et la meilleure réactivité de l'IRS. Auquel cas, ce phénomène aurait pour effet mécanique une augmentation des inégalités de revenus déclarés avant impôt].
Quoiqu'il en soit, ces résultats soulèvent une autre question: d’où vient l'élévation tendancielle de la part des revenus supérieurs ?
Pour la plupart des économistes, la principale cause de l'inégalité croissante des salaires tient à l’élévation du rendement de l'éducation et des qualifications, grâce notamment au changement technologique. Mais M. Gordon et son collègue préfèrent pointer l’inflation des salaires des superstars [cf. Sherwin Rosen, The Economics of Superstars, The American Scholar, 52 (4), 1983] et des managers [cf. cette infographie du NYT, et Bosses' pay - Where's the stick?, The Economist, Oct 9th 2003]. C’est tout à fait possible mais, outre que cela ne concerne qu'un très petit nombre de gens, il reste à expliquer pourquoi leur part du gâteau a tellement augmenté, et pourquoi elle a augmenté seulement dans les pays anglo-saxons...
Graph. 3. Part des 0,1 % les plus riches dans l’ensemble des revenus nets avant impôts
Piketty T., Saez E. : op. cit.
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