17 févr. 2006

Le déterminisme géographique et la divergence économique (III)

3ème partie de l'article paru dans la revue DEES en juin 2001
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La malédiction des Tropiques

Si l'on trace une bande de 3 000 km de large autour de l'équateur, on ne trouve aucun pays développé. Partout le niveau de vie est bas et la durée de l'existence est brève. John Kenneth Galbraith, 1951


Tout comme il y a 50 ans, le sous-développement est massivement concentré entre le Tropique du Cancer et le Tropique du Capricorne.

En 1965, on comptait 61 pays dont la moitié des habitants au moins vivaient dans des régions tempérées : 24 sont aujourd'hui des pays à revenu élevé, 24 subissent ou ont subi l’épreuve du communisme, 6 sont des pays enclavés, entourés de pays pauvres (Lesotho, Malawi, Zimbabwe, Népal, Zambie, Paraguay). Restent 7 pays à revenu intermédiaire (Argentine, Uruguay, Afrique du Sud, Maroc, Tunisie, Turquie, Liban).

En revanche, parmi les pays tropicaux, seuls 10 ne figurent pas dans le groupe des pays à faible revenu : des pays rentiers (Colombie, Gabon, Trinidad et Tobago, Panama), ou forts de diasporas dynamiques (Maurice, Hong Kong, Singapour, Thaïlande, Malaisie), et le Costa Rica. Seules les deux cités-Etats ont rejoint le club des pays riches. (1)

La géographie est-elle responsable ?

Jared Diamond le pense : « aujourd’hui comme hier, il est des milieux plus favorables au développement que d’autres. De plus, les sociétés qui furent les premières à développer l’agriculture il y a dix mille ans, et celles qui en ont été le plus directement issues, prirent une avance qui devint pour les autres sociétés, éloignées quant à elles de la zone originelle de la révolution agricole, un handicap difficile à combler ». (2)

Un environnement naturel défavorable

Dans des économies qui dépendent de l'agriculture pour générer des revenus et s'insérer dans l'échange international, le climat tropical constitue une véritable malédiction.

Partout, l'eau pose problème. Véritable « piège à peuples », selon P. Gourou, « le Sahel se trouve dans une zone pluviométrique dangereuse : du Sud au Nord, la moyenne annuelle passe en 700 km de 1250 mm à 100 mm » (400 mm constituant le minimum requis pour une bien pauvre agriculture). En zone de savane, les précipitations sont capricieuses, certaines années insuffisantes, d'autres années trop abondantes. Ainsi, le Mozambique connaît-il tantôt des années de sécheresse, tantôt des années d'inondations dramatiques. L'essentiel des pluies consiste en orages violents : par exemple, dans le Nord Nigeria, il peut tomber en deux heures autant d'eau qu'en un mois à Londres. En zone forestière, "les cultures ne peuvent rivaliser avec la forêt tropicale humide : ces trésors de bio-diversité favorisent toutes les espèces à l'exception de l'homme et de la gamme restreinte des plantes qu'il cultive", écrit Landes. Sur les terres défrichées, l'action conjuguée de la pluie et du soleil appauvrit rapidement les sols (par minéralisation et lessivage), contraignant les paysans à pratiquer le nomadisme cultural. Partout, les insectes et parasites pullulent, ce qui réduit encore les rendements et accroît les pertes sur stocks ; dans l'élevage, les taux de mortalité sont élevés, et la prise de poids limitée.

Parce qu’elle limite la taille du marché intérieur et la capacité d'accumulation du pays, la faible productivité naturelle de l’agriculture tropicale fait obstacle au développement.

Le climat tropical ne déteint pas seulement sur le capital naturel, il influence aussi le capital humain. La chaleur et l'humidité favorise la propagation des insectes et des parasites, qui sont les principaux vecteurs des maladies infectieuses : par exemple, le paludisme, la fièvre jaune, la filariose lymphatique sont transmis par des moustiques, la trypanosomiase, l'onchocercose et les leishmanioses sont transmises par des mouches (resp. la mouche tsé-tsé, la simulie, le phlébotome), la dracunculose par des crustacés (les cyclopes, hôtes du ver de Guinée), la bilharziose par des mollusques (les cercaires), les ankylostomiases par des larves de nématodes... Toutes ces maladies multiplient les incapacités temporaires ou permanentes, affectant le développement des enfants et la productivité des adultes. Ainsi la bilharziose amoindrit considérablement la capacité de travail des paysans et les résultats scolaires des enfants, en raison de l’affaiblissement et de la léthargie qui s’emparent des schistozomiens.

Or, on ne saurait mettre tous ces fléaux sur le compte du sous-développement : par exemple, l’Afrique concentre 90 % des cas de paludisme clinique dans le monde, et l’éradication de ce fléau y est impossible eu égard à son intensité, i.e. à la distribution de la population d’anophèles parmi les moustiques, et à la distribution parmi les anophèles des variétés à forte capacité vectorielle (le pire, l’Anopheles gambiae, ne se rencontre qu’en Afrique). A lui seul, sur la période 1965-1990, le paludisme expliquerait un déficit de croissance de 1,3 points de PIB dans les 44 pays à forte endémicité répertoriés par l’OMS (3). Conséquence des journées de travail perdues, en particulier pour les paysans, de l’absentéisme scolaire, des coûts de traitement et de prévention, de l’évitement des zones impaludées par les touristes, les multinationales et les nationaux eux-mêmes ; conséquence aussi du fait que les accès palustres entravent le développement physique et cognitif des enfants : un enfant paludéen chronique connaît en moyenne cinq accès par an, ce qui favorise l’anémie et la survenue de maladies opportunistes.

Dans ces conditions, les pays pauvres sont pris dans le piège de la pauvreté : en raison de la forte prévalence des maladies infectieuses et de la faible productivité naturelle de l'agriculture tropicale, la morbidité est élevée, la sous-alimentation chronique : on estime à 40 % la proportion de personnes sous-alimentées en Afrique australe et en Afrique de l'Est, et à 50 % en Afrique centrale (4). Partout, l'accumulation de capital humain est freinée, le mauvais état sanitaire altérant la capacité des jeunes à apprendre et celle des adultes à travailler.

Aux handicaps du milieu tropical, il faut encore ajouter ceux de l’isolement : l’éloignement des grands centres économiques, d’autant plus grand quand le pays est enclavé.

Adam Smith notait déjà que les activités économiques avaient tendance à se concentrer autour des ports et des rivières navigables, le commerce par voie d'eau étant moins coûteux que le commerce par voie terrestre. C'est là que la division du travail pouvait se développer, et produire avec le temps des effets d'entraînement sur l'hinterland.

Comme le transport par voie d'eau ouvre à chaque sorte d'industrie un plus vaste marché que celui que le voiturage peut à lui seul lui procurer, c'est sur le littoral et au bord des fleuves navigables que l'industrie de toute sorte commence naturellement à se subdiviser et à s'améliorer; et c'est souvent longtemps après que ces améliorations s'étendent aux régions intérieures. Un chariot à larges roues, servi par deux hommes et tiré par huit chevaux, emporte et rapporte entre Londres et Edimbourg près de quatre tonnes de marchandises en environ six semaines. En à peu près le même temps un bateau manoeuvré par six ou huit hommes, et navigant entre les ports de Londres et de Leith, emporte et rapporte souvent deux cents tonnes de marchandises. (...) Si donc il n'y avait pas d'autre communication entre ces deux villes que le voiturage, comme on ne pourrait transporter de l'une à l'autre que des marchandises dont le prix serait très grand proportionnellement à leur poids, elles ne pourraient faire qu'une faible partie du commerce qui est assuré aujourd'hui entre elles, et par conséquent elles ne pourraient donner qu'une faible partie de l'encouragement que chacune aujourd'hui procure à l'industrie de l'autre. Il pourrait y avoir peu ou pas du tout de commerce entre les régions éloignées du monde. Quelles marchandises pourraient supporter la dépense de voiturage entre Londres et Calcutta ? -- Adam Smith, La Richesse des Nations, PUF, pages 20 et s.

Aujourd’hui encore, dans chaque zone climatique, le PNB par tête est plus élevé dans les pays qui ont accès à la mer que dans les pays « enclavés » (cf. tableau 3).

Tableau 1. PNB par habitant (1995, aux parités de pouvoir d’achat) des différentes zones climatiques (d’après la classification de Koppen-Geiger), selon leur accès à la mer (+/- 100 km de la cote ou d’une rivière navigable jusqu'à la mer)
.
Zone tempérée
pays non enclavés : 232
pays enclavés : 118
Ensemble : 194
.
Zone tropicale
pays non enclavés : 48
pays enclavés : 37
Ensemble : 43
.
Monde
pays non enclavés : 135
pays enclavés : 65
Ensemble : 100
.
Source : Sachs, sept. 2000

A cet égard, les pays africains sont particulièrement défavorisés. Un tiers d’entre eux sont enclavés, et la plupart des fleuves africains ne sont pas navigables (par exemple, le Congo n’est pas navigable en aval de Brazzaville). Cela n’avait pas échappé à Adam Smith : « Il n'y a point en Afrique de grands bras de mer comme la Baltique et l'Adriatique en Europe, ni comme la Méditerranée et le Pont-Euxin en Europe et en Asie, ou comme le golfe d'Arabie, le golfe persique, et ceux d'Inde, du Bengale et du Siam en Asie, pour faire pénétrer le commerce maritime dans les régions intérieures de ce grand continent. »

L’un dans l’autre, le PNB par hab. des pays tropicaux enclavés représente 15 % de celui des pays tempérés non enclavés (cf. tableau 1).

Le capital, la technologie et les biens circulant librement, on devrait observer une convergence des niveaux de vie. En fait, loin de se réduire, les inégalités entre les nations ont plutôt tendance à se creuser. Par exemple, les Africains sont aujourd'hui plus mal lotis qu'en 1970. Le Revenu par habitant est inférieur à son niveau d’il y a 30 ans dans 18 pays sur 36 (hors micro-états), il est stationnaire dans une dizaine d'autres, y compris le Nigeria malgré la rente pétrolière. Le niveau de vie n'a véritablement augmenté que dans 8 pays ; Maurice et le Botswana sont les seuls représentants de l'Afrique sub-saharienne à figurer dans le Top 25 des pays en développement rapide. (5)

Pourquoi ni la mondialisation ni le progrès des sciences et des techniques n’ont-ils pu réduire le fossé entre les nations les plus riches et les nations les plus pauvres ? La géographie apporte ici encore un élément de réponse.

Le déterminisme géographique à l'épreuve de la mondialisation

« Bien souvent, écrit Paul Krugman, si la géographie naturelle importe tant, cela tient moins aux caractéristiques intrinsèques du décor naturel, qu’au fait qu’elle ait semé la graine qui cristallisera plus tard autour d’elle un mouvement d’agglomération auto-entretenu. » Il donne l’exemple de Mexico : « A l’origine, la concentration de la population et de la production dans la vallée de Mexico s’explique essentiellement par des raisons naturelles : avant la conquête espagnole, cette région était densément peuplée, du fait que les Aztèques y pratiquaient une forme d’agriculture intensive, rendue possible par la présence d’un immense lac. Il était donc naturel que naisse là l’un des principaux centres urbains du Mexique. Depuis, il n’y a plus de lac, ni véritablement d’agriculture dans la vallée. Aujourd’hui, Mexico se trouve là parce qu’elle est là. »

Sur ces inégalités d’origine naturelle vient se greffer un ensemble de forces centripètes, qui tend à concentrer dans les régions les plus développées l'essentiel de l'activité économique.

A priori, compte tenu des coûts de transport, les entreprises ont intérêt à se localiser là où se trouvent leurs débouchés, ou leurs sources d’approvisionnement ; comme les consommateurs et les fournisseurs sont disséminés un peu partout, en bonne logique, les producteurs devraient l’être aussi. C’est la présence de rendements d’échelle croissants qui incite les firmes à s’agglomérer autour de certains foyers économiques.

En premier lieu, la recherche d’économies d’échelle incite les firmes à installer leurs sites de production là où se situent leurs principaux marchés ; par exemple, si une firme vend sur trois marchés A, B, C, représentant respectivement 40 %, 30 %, 30 % de son chiffre d’affaire, elle va choisir de produire en A plutôt qu’en B ou C. En second lieu, la concentration des activités dans l'espace est créatrice d’externalités positives : une entreprise produira de préférence où elle sait pouvoir trouver les meilleurs services, les meilleurs fournisseurs, les meilleurs travailleurs, les meilleures infrastructures, les meilleures techniques... Chaque firme faisant le même raisonnement, la croissance économique sera la plus élevée dans les régions les plus développées.

Mais la concentration de l’activité rencontre des limites. Passé un certain seuil, un ensemble de forces centrifuges tend à disperser les activités économiques dans l'espace. Dans la mesure où certains facteurs de production sont immobiles (e. g. le capital naturel), les entreprises ont intérêt à s'implanter là où se trouvent les moyens de produire. Comme le travail est moins mobile que le capital, son coût tend à s’élever là où l’activité est le plus concentrée, et les entreprises sont alors incitées à se délocaliser dans les régions où les salaires sont plus bas. Il faut aussi compter avec les externalités négatives qui naissent de la concentration des activités dans un espace donné (congestion urbaine, pollution, criminalité, inflation des prix du foncier et de l’immobilier...).

La balance entre forces centrifuges et forces centripètes dépend du coût des transports et des communications. Aussi longtemps que ces coûts sont élevés, l’effet des rendements d’échelle croissants est tenu en respect : à la limite, chaque économie fonctionne alors en autarcie. Il en va de même lorsque ces coûts deviennent négligeables : en ce cas, la géographie n’a plus d’importance (il importe peu d’être proche de ses clients et fournisseurs). C’est par conséquent lorsque les coûts de transports et de communication ont suffisamment baissé tout en demeurant relativement élevés, que les effets d’agglomération seront les plus puissants.

Dans les premiers temps, la baisse des coûts de transport initie un processus de concentration en faveur de régions favorisées par la géographie (le chemin de fer a ainsi désindustrialisé le Mezzogiorno au profit de l'Italie du nord). A ce stade, les inégalités de revenus entre les régions qui bénéficient de ces effets d’agglomération et les autres se creusent de plus en plus.

Et puis, au fur et à mesure que baissent les coûts de transport, les forces centrifuges tendent à l'emporter sur les forces centripètes, et un processus de convergence s'amorce. Survient un moment où les avantages qu'une entreprise trouvait à se localiser au Centre sont annulés par les avantages qu'elle peut trouver à s'installer dans les Périphéries (moindre coût des facteurs, moindre congestion ...). Le cas du Viêt-nam illustre bien ce point.

La zone industrielle de Nomura à Haïphong (Nord Viêt-nam) est un désert industriel tandis qu’au Sud les zones industrielles poussent comme des champignons. Les exportations de la province de Dong Naï ont ainsi augmenté de 25 % l'an dernier, tandis que celles de Haïphong ont baissé de 10 %. La qualité des infrastructures, des services publics, de la main d'oeuvre, un climat culturel et politique plus favorable à l'entreprise au Sud, ont initialement concentré l'activité économique autour d'Ho Chi Minh Ville. Les forces centripètes ont joué à plein. Le moment du retour de balancier approche cependant : au Sud, les salaires sont désormais nettement plus élevés qu'au Nord, Ho Chi Minh Ville connaît des embouteillages monstres, aussi Ford a-t-il choisi d'implanter sa nouvelle usine au Nord, entre Hanoi et Haïphong. (6)

Mais ce processus de convergence est lui-même inégalitaire. Toutes choses égales par ailleurs, ce sont les régions proches des grands centres économiques qui bénéficieront des délocalisations et des effets d’agglomération qui en découleront : actuellement, l’Asie du Sud-Est, l’Europe de l’Est, le bassin méditerranéen, le Mexique... les marchés vers lesquels les coûts de transport sont les plus bas.

Les pays tropicaux enclavés sont handicapés par le coût élevé des transports terrestres. En Afrique, si l’on se fie aux marges Caf/Fob calculées épisodiquement par le FMI, les pays enclavés supportent en moyenne des frais de transport deux fois plus élevés que les autres (cf. tableau 2).

Tableau 2. Marge CAF / FOB en % (moyenne 1965-90) pour quelques pays africains

Pays enclavés
Ouganda : 11 %
Zimbabwe : 11 %
Zambie : 18 %
Niger : 20 %
Burkina Faso : 27 %
Tchad : 34 %
Malawi : 34 %
Rwanda : 41 %
Mali : 42 %
Moyenne : 26 %

Pays maritimes
Ghana : 8 %
Afrique du Sud : 8 %
Cameroun : 10 %
Sierra Leone : 12 %
Sénégal : 14 %
Guinée Bissau : 15 %
Kenya : 16 %
Tanzanie : 17 %
Togo : 19 %
Moyenne : 13 %

d’après SACHS et RADELET, 1998

Par exemple, il en coûte 3 000 $ pour acheminer un container depuis Baltimore vers Abidjan, 7 000 $ vers Ouagadougou, 13 000 $ vers Bangui. De telles disparités affectent la capacité d’importer et d’exporter, et par conséquent la capacité d’un pays à se développer.

Pour le comprendre, supposons un produit vendu 100 $ en Europe, dont la production en Afrique requiert 45 $ de biens de production importés et 15 $ d’inputs produits localement. Sur la base des coûts de transport moyens du tableau 2, l’enclavement géographique divise par trois la valeur ajoutée nette du secteur exportateur ! (cf. tableau 3)

Tableau 3. Coûts de transport et valeur ajoutée

Coût des importations (FOB)
Pays maritime : 45 $
Pays enclavé : 45 $
.
Coût du transport
Pays maritime : 13 $
Pays enclavé : 26 $

Coût des importations (CAF)
Pays maritime : 50,8 $
Pays enclavé : 56,7 $
.
Inputs locaux
Pays maritime : 15 $
Pays enclavé : 15 $

Valeur ajoutée nette
Pays maritime : 22,7 $
Pays enclavé : 7,7 $
.
Prix à l’exportation (FOB)
Pays maritime : 88,5 $
Pays enclavé : 79,4 $

Coût du transport
Pays maritime : 13 %
Pays enclavé : 26 %

Total = Prix en Europe (CAF) = 100

d’après Sachs et Radelet, 1998

La baisse des coûts du fret maritime pourrait hâter le processus : pour l’ensemble des pays en développement, la Cnuced observe qu’ils représentaient 10,4 % de la valeur des importations en 1980, 8,6 % en 1990 et 8 % en 1997. Pour les pays africains cependant, ils s’élevaient encore à 11,5 % ! Une différence qui s’explique par la piètre qualité des infrastructures en Afrique. Les données du tableau 2 suggèrent que les différentiels de coûts de transports doivent probablement autant au sous-équipement qu’à la géographie (cf. Togo vs Afrique du Sud, Sénégal vs Zimbabwe). Quand on sait qu’entre Baltimore et Abidjan, les seuls frais portuaires augmentent de 80 % le prix de revient d’un container, et que le transport par camion revient 4 fois plus cher entre Abidjan et Ouagadougou qu’entre Anvers et Lausanne, par tonne kilométrique en Afrique noire qu’au Pakistan, il paraît possible de réduire considérablement les coûts de transport en investissant dans l’infrastructure routière, ferroviaire et portuaire. (7)

A tout le moins, peut-on penser que la distance et les obstacles naturels n’arrêtent pas le progrès. En multipliant les possibilités qui s’offrent aux hommes, les nouvelles technologies pourraient être au monde tropical ce que la révolution industrielle fut au monde développé. Ainsi pense Bill Gates : « In early human history, technological advantages were built on the availability of certain plants, animals and geographies. In today's emerging information society, the critical natural resources are human intelligence, skill and leadership. Every region of the world has these in abundance, which promises to make the next chapter of human history particularly interesting. » (8)

Mais là encore, il semble que la géographie ait son mot à dire...

Le déterminisme géographique à l'épreuve du progrès technologique

Selon Jeffrey Sachs, la recherche scientifique est orientée pour l'essentiel vers la résolution de problèmes qui se posent dans les pays développés, et les solutions apportées ne sont généralement pas adaptées aux problèmes qui se posent dans les pays sous-développés.

En effet, la science suit le marché. La moindre percée scientifique requiert des mises de fonds considérables, et les grands laboratoires ne voient pas l'intérêt de dépenser des milliards de $ pour développer des vaccins que leurs bénéficiaires ne pourront acheter. Moyennant quoi, l’effort de recherche sur le paludisme est le fait de quelques institutions publiques, qui y consacrent 84 millions de $ par an (soit 42 $ par décès consécutif au paludisme). A comparer avec le financement de la recherche sur l’asthme (800 millions de $ par an, soit 300 $ par décès dû à l’asthme), ou avec le budget de recherche de Merck (2,1 milliards de $ par an). Si l’on sait que le paludisme tue chaque année un million d’enfants en Afrique, on tient là un bel exemple d’échec du marché. (9)

Ensuite, la science avance le plus vite là où elle est déjà le plus avancée. Les nouvelles idées naissent de la recombinaison d'idées anciennes, si bien que les environnements riches en idées sont les plus favorables au développement d'idées nouvelles. C’est là que l'effort de recherche tend à se concentrer, en général dans des lieux spécialisés comme la Silicon Valley ou la route 128, et des méga-laboratoires comme Merck, Monsanto ou Microsoft.

Ces deux facteurs concourent à élargir encore l’écart technologique entre les pays pauvres et les pays riches. Mais l’intensité technologique d'un pays ne dépend pas seulement de sa capacité d'invention, elle dépend aussi (et surtout) de sa capacité à adopter la technologie développée par d’autres (10). Un pays pauvre peut ainsi importer des biens à forte intensité technologique (vaccins, ordinateurs et logiciels, ...), acquérir les brevets pour adapter la technologie aux conditions locales, ou encore attirer l’investissement étranger.

Malheureusement, la technologie est souvent écologiquement spécifique et une bonne partie des technologies développées dans les pays riches ne fonctionne pas dans les Tropiques.

C’est typiquement le cas dans le domaine agronomique. Pour réitérer en Afrique les révolutions vertes qui ont réussi ailleurs, il faudrait un effort considérable de recherche d’adaptation, notamment pour déterminer les possibilités d’irrigation et les associations de variétés à haut rendement, de fertilisants, d’herbicides et de pesticides localement les mieux adaptées ; à charge pour les services de vulgarisation de diffuser ensuite les meilleures pratiques sélectionnées. Mais cela ne suffirait pas. Compte tenu de la gravité des problèmes posés par les insectes, les maladies, la pauvreté naturelle des sols, encore aggravée par la surexploitation et le surpâturage, compte tenu aussi de la montée des stress hydriques et des difficultés que pose la gestion de l’eau, avec notamment les graves problèmes sanitaires induits par les retenues d’eau (flambées de bilharziose, d’onchocercose et de paludisme), « une stimulation par le haut peut être nécessaire, écrit la FAO, sous forme de progrès scientifique, pour améliorer la performance de la recherche d'adaptation ». (11)

L’espoir pourrait venir des OGM ; par exemple, la mise au point de variétés de riz plus résistantes aux parasites et aux maladies ferait gagner chaque année 100 millions de tonnes de production : le riz constituant la nourriture de base de 2,4 milliards de personnes, cela représente 42 kg par tête et par an.

C’est aussi le cas avec la « nouvelle économie ». En favorisant le télétravail et le télé-enseignement, un meilleur accès aux marchés et aux services publics, à l’information et à la connaissance, les nouvelles technologies de l’information et de la communication (Ntic) sont une chance pour le développement. Mais les coûts d’équipement, de formation, d’entretien et de connexion élèvent des barrières à l’entrée considérables pour les pauvres.

Au bout du compte, qu’il s’agisse d’agronomie, de médecine, ou des Ntic, la capacité technologique des pays à faible revenu est des plus réduite : quand la technologie n'existe pas, ils n'ont pas les moyens de l’inventer ou de la développer par eux-mêmes ; et quand la technologie existe qui permettrait de résoudre leurs problèmes, ils n'ont pas les moyens de l'acquérir. Dans ces conditions, une aide internationale massive paraît indispensable (Cf. Annexe).

Il reste que les facteurs naturels n’absolvent pas les gouvernements de leur responsabilité. En particulier, l’investissement en capital humain des Etats africains est très insuffisant.

C’est vrai pour la santé. Pierre Gourou observait il y a vingt ans que « les progrès de la médecine tropicale sont déjà assez grands pour que les Tropiques puissent bénéficier d’une bonne salubrité, si du moins les encadrements ont une efficacité satisfaisante ». En Afrique noire, la plupart des décès dus aux maladies infectieuses pourrait être évités à peu de frais : le traitement aux antibiotiques d'une pneumonie (première cause de mortalité juvénile, avec 1 500 000 décès annuels) revient à 0,27 $ ; la mortalité liée au paludisme (deuxième cause de mortalité juvénile) pourrait être réduite d’un bon tiers en utilisant des moustiquaires imprégnées d’insecticide (10 $) ; le traitement, à base de sels de réhydratation, des diarrhées (troisième cause de mortalité juvénile, avec 800 000 décès) revient à 0,33 $ ; une dose de vaccin contre la rougeole (quatrième cause de mortalité juvénile, avec 550 000 décès) coûte 0,26 $; la bilharziose qui touche plus de 200 millions de personnes dans le monde, se traite très bien avec du praziquantel pour un coût de 0,25 $ par adulte...

Las ! l'effort en faveur de la santé publique atteint seulement 4 % du PNB dans les pays à faible revenu (16 $ par habitant et par an), et 2 % au Cameroun ou au Nigeria. Entre 1990 et 1998, la proportion d’enfants vaccinés est tombée de 80 % à 27 % au Nigeria, de 100 à 54 % au Togo, de 93 à 53 % en Centrafrique : en 1999, la moitié des enfants africains n’étaient pas immunisés contre la rougeole. (12)

Et c’est vrai pour l’éducation. Le continent le plus pauvre est aussi le moins scolarisé. Entre 1960 et l’an 2000, la part des plus de 15 ans qui n’ont pas complété le cursus entier des études primaires est passée de 86 à 73 % en Afrique Noire, et de 83 à 57 % pour l’ensemble des pays en développement ; l’écart à la moyenne est ainsi passé en quarante ans de 3 à 16 points (13).

Pourtant, si l’on en croit Amartya Sen, l’accumulation du capital humain est une stratégie de développement relativement bon marché : « l’éducation et les soins médicaux sont des services intensifs en travail, donc relativement peu coûteux dans les pays pauvres (en raison de la faiblesse des rémunérations). Si ces pays ont moins d’argent à dépenser, ils ont aussi besoin de moins d’argent pour fournir ces services. Pour cette raison beaucoup de pays pauvres ont de fait été capables de développer largement les services éducatifs et médicaux sans attendre d’être prospères. » (14)

Conclusion

La géographie nous aide à comprendre le passé, pas à prédire l’avenir. Le jour viendra peut - être où les conditions naturelles auront cessé de déterminer la richesse et la pauvreté des nations, où la mondialisation et le progrès technologique auront eu raison de la malédiction des Tropiques. Ce serait la fin de la géographie.

Pour autant, on n’en aurait pas fini avec le sous-développement. Longtemps encore, les économistes et les historiens se disputeront sur le point de savoir pourquoi certaines nations sont riches tandis que d’autres restent pauvres ?

C’est dire que la géographie n’explique pas tout. La divergence des niveaux de développement n’est pas seulement l’œuvre de la nature, il y entre aussi une part de culture. Par exemple, nos institutions sont largement indépendantes de l’environnement naturel, et dans la mesure où des institutions différentes ont pu suggérer aux hommes des possibilités différentes, les sociétés humaines ont pu connaître des évolutions divergentes.

Voilà pourquoi Adam Smith n’expliquait pas la prospérité relative de l’Angleterre par ses seuls avantages naturels, il y voyait aussi le produit de ses institutions :

« L’Angleterre, du fait de la fécondité naturelle de son sol, de la grande étendue de son littoral à proportion de celle de tout le pays et du grand nombre des fleuves navigables qui la traversent et qui donnent à certaines de ses parties les plus reculées la commodité du transport par voie d’eau, a peut - être naturellement autant vocation que n’importe quel grand pays d’Europe à être le siège du commerce extérieur, des manufactures destinées à la vente au loin, et de toutes les améliorations auxquelles celles - ci peuvent donner lieu. Ajoutons que depuis le début du règne d’Elisabeth, la législature anglaise a été singulièrement attentive aux intérêts du commerce et des manufactures, et il n’y a point en réalité de pays en Europe, même pas la Hollande, dont la loi soit dans l’ensemble plus favorable à ce genre d’industrie. » (La Richesse des Nations, p. 477)

Notes

[1] J. SACHS : Notes on a New Sociology of Economic Development, in "Culture Matters", Huntington - Harrison eds, 2000

[2] Interview au Monde des Livres, 12/01/01

[3] après contrôle d’autres facteurs comme le capital humain (taux de scolarisation), les institutions (qualité de la gouvernance, politique commerciale), la géographie (accès à la mer, part du territoire en zone tropicale) ; SACHS Jeffrey - GALLUP John L. : The economic burden of Malaria, CID Working Paper, juil. 2000.

[4] Etat de la sécurité alimentaire dans le monde, FAO 2000

[5] World Economic Outlook, FMI, Avril 2000

[6] Hanoi’s ongoing battle with an economic gap, par Rajiv Chandrasekaran, Int. Herald Tribune, 18/11/00

[7] chiffres trouvés sur le site de la Banque Mondiale consacré aux Transports ; SACHS et RADELET, op. cit. A propos de la baisse des coûts de transport maritime, David HUMMELS est plus réservé : selon lui, la containérisation a certes fait chuter le temps d’attente au port, ce qui rentabilise l’investissement dans des navires plus rapides et à plus forts tonnages, en particulier sur les longues distances ; mais cela peut aussi bien favoriser la constitution de monopoles sur certaines routes, ce qui, s’ajoutant à l’effet de la hausse des dépenses de carburant, pourrait expliquer qu’on n’ait pas constaté de baisse des prix réels du fret maritime depuis les années soixante. Have international transportation costs declined ?, sept. 1999, Univ. of Chicago.

[8] Bill Gates, review de « Guns, germs and steels », 15/04/98 (edge.org)

[9] OMS, rapport 1999 sur la santé dans le monde, chap. 4

[10] d’après une étude de l’OCDE : Playing Godmother with invention, The Economist, 24/05/97

[11] FAO : rapport SOFA 2000 ; VOORTMAN R. et al. : African land ecology : opportunities and constraints for agricultural development, CID Working Paper, 2000 ; Le Monde : les barrages africains peuvent engendrer des catastrophes sanitaires, 21/12/00

[12] Aide-Mémoires sur les maladies tropicales, OMS 1997 - 2000 ; Rapport sur les maladies infectieuses, OMS 1999 ; J. Donnely : immunisations plummet in poorest nations, Boston Globe, 13/11/00

[13] d’après Robert BARRO - Jong-Wha LEE : International data on education atteinment, CID WP, Avril 2000. Cf. aussi Richard EASTERLIN : Why isn’t the whole World developed ? J. of Economic History, Mars 1981

[14] Il n’y a pas de bombe démographique, Amartya SEN, Revue Esprit, Nov. 1995


Annexe

D’ores et déjà, grâce à des conventions passées avec l’OMS, de nombreux médicaments et vaccins sont libres de droits et disponibles à prix coûtant : par exemple, Merck a renoncé à ses droits sur l’invermectine, le seul médicament efficace contre l’onchocercose, une maladie responsable de 270 000 cécités en Afrique. La Fondation Bill Gates a débloqué 750 millions de $ pour développer de nouveaux vaccins (en particulier contre la tuberculose et le paludisme) et financer des campagnes de vaccination. Pour aller plus loin, Sachs et Kremer proposent que la communauté internationale garantisse aux grands laboratoires un prix incitatif pour l’achat d’un vaccin antipaludéen ; sur la base de 10 $ la dose, 250 millions de $ suffirait pour vacciner les 25 millions d’enfants africains qui naissent chaque année, soit 1,5 % de l’aide publique au développement reçue par les pays africains (16 milliards de $). Des négociations sont en cours pour permettre aux pays pauvres d’accéder aux thérapies du Sida aux meilleurs prix ; hélas, même au prix coûtant de 500 $ pour un traitement annuel dont le prix de marché avoisine 10 000 $, la prise en charge des 24 millions d’africains infectés par le VIH coûterait 12 milliards de $ par an (75 % de l’aide !) *

Dans le domaine agronomique aussi, les grands laboratoires renoncent parfois à leurs droits pour permettre la diffusion de certaines applications dans le Tiers Monde. Récemment, la multinationale Astra-Zeneca s’est engagée à assurer la libre exploitation d’un riz enrichi en carotène, en échange de l’exclusivité pour les pays du Nord ; ce riz génétiquement modifié pourrait pallier les carences les plus graves en vitamine A, responsables chaque année de la survenue de cécité chez 500 000 enfants et d’autant de décès. Enfin, des programmes internationaux peuvent contribuer à réduire la fracture numérique. La Banque Mondiale sponsorise le projet World Link for Development, qui a déjà formé aux Ntic 5 000 enseignants du secondaire ; la multinationale Cisco forme à la gestion de réseau 154 000 étudiants dans 96 pays ; Intel sponsorise des Computer Clubhouses auxquels devraient participer 50 000 jeunes. **

* The Economist, 14/08/99 ; calculs à partir de J. SACHS : Aids, drugs and Africa, Financial Times, 12/02/01
** Le Monde, 15/12/00 ; J. SACHS et G. KIRCKMAN : subtract the divide, Worldlink, 25/01/01


Eléments de bibliographie

DIAMOND Jared : Guns, germs, and steel, Norton, 1997 ; trad. française : De l’inégalité parmi les sociétés, 2000, Nrf essais.
KRUGMAN Paul : The role of geography in development, ABCDE, Banque mondiale, 1998.
LANDES David : Richesse et Pauvreté des Nations, Albin Michel, 2000.
SACHS Jeffrey : Why are the Tropics poor ?, The Economic History Association’s 60th Annual Meeting, 08/09/00.
SACHS Jeffrey, RADELET Steve : Shipping costs, manufactured exports, and economic growth, CID Working Paper, janvier 1998 (AEA meetings).
SMITH Adam : La richesse des nations, PUF, ed. Taïeb.
VENABLES Antony, HENDERSON Vernon, SHALIZI Zmarak : Geography and Development, Journal of Economic Geography (2001).

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