16 févr. 2006

Le déterminisme géographique et la divergence économique (II)

2ème partie de l'article paru dans la revue DEES en juin 2001
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Pourquoi l'Angleterre fut-elle la première nation industrielle ?

Dans les règnes animal et végétal, la nature a répandu les semences de la vie d’une main extrêmement généreuse et libérale. Elle a été comparativement plus chiche de l’espace et de la nourriture nécessaires à leur croissance. Avec de la nourriture à profusion, et de la place en abondance pour s’y propager, les germes de vie contenus dans un petit coin de terre rempliraient des millions de mondes en l’espace de quelques milliers d’années. La nécessité, cette loi impérieuse de la nature qui régit tout, les retient dans les limites prescrites. La race des plantes et la race des animaux se plient à cette grande loi de restriction. Et la race de l’homme ne peut y échapper par aucun effort de sa raison. Chez les plantes et les animaux, ses effets sont le gaspillage des germes, la maladie et la mort prématurée ; chez l’homme, la misère et le vice.

Thomas Robert Malthus, Essai sur le principe de population, 1798.


Toutes choses égales par ailleurs, « les pays sont peuplés à proportion de la quantité de subsistances qu'ils produisent », observait Malthus. Par exemple, dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, les densités sont beaucoup plus faibles que dans les sociétés pratiquant l’agriculture. Sur un territoire donné, l’agriculture procure généralement plus de vivres que la cueillette ou la chasse ; de plus, le mode de vie itinérant des chasseurs-cueilleurs les incitait à ne pas faire plus d’un enfant tous les quatre ans, âge en deçà duquel un enfant ne pouvait suivre ses parents dans leurs déplacements, et devait par conséquent être porté par sa mère.

Pour autant, la transition de l’économie de cueillette à l’agriculture ne permit guère d’élever le niveau de vie du plus grand nombre : les rations alimentaires s’appauvrirent en protéines et vitamines ; les hommes furent désormais exposées aux disettes et aux famines ; les surplus furent confisqués par les classes nouvelles de prêtres, de guerriers, de propriétaires fonciers et de bureaucrates ; dans les villes, la morbidité s’éleva en raison des mauvaises conditions sanitaires et de la propagation de germes contre lesquels les populations n’étaient pas encore prémunies.

A tel point que des analyses de squelettes (la paléopathologie) décrivent des chasseurs-cueilleurs en moyenne plus grands et en meilleure santé que les sociétés qui leur ont succédés : en Grèce et en Turquie, les chasseurs-cueilleurs mâles mesuraient 1,78 mètres contre 1,60 pour les agriculteurs du 4ème millénaire. Dans les vallées fluviales de l’Ohio et de l’Iowa, l’apparition de la culture du maïs fut un désastre en terme de santé publique : « la fréquence de l’anémie a quadruplé ; la tuberculose est devenue une maladie épidémique ; la moitié de la population a été atteinte de syphilis ou du pian, et les deux tiers se sont mis à souffrir d’arthrose ou de maladies dégénératives ; les taux de mortalité à tous les âges ont augmenté, de sorte qu’un pour cent seulement de la population arrivait à cinquante ans, contre 5 pour cent à l’âge d’or d’avant le maïs ; presqu’un quart de la population mourrait entre 1 et 4 ans, probablement parce que les jeunes enfants venant d’être sevrés succombaient à la malnutrition ou aux maladies infectieuses ». (1)

De façon générale, les progrès de l’agriculture ont davantage contribué à la croissance de la population qu’à celle des niveaux de vie. L’agriculture de la Chine pouvait bien être la plus avancée du monde, les chinois n’étaient pas plus riches pour autant. Sitôt qu’une innovation rendait la vie plus douce, les freins malthusiens se relâchaient, (2) la population augmentait, et quand le seuil des rendements décroissants était atteint, les revenus du travail retombaient progressivement à leur niveau « naturel ». Au bout du compte, les Chinois se retrouvèrent beaucoup plus nombreux que les Anglais, mais pas plus riches. (3)

C’est ainsi que, jusqu’à la fin du 18ème siècle, les hommes étaient prisonniers du verrou malthusien.

Survenue en Angleterre entre 1760 et 1860, la révolution industrielle constitue « la rupture la plus importante dans l’histoire de l’humanité depuis le néolithique », écrit Carlo Cipolla. Dans les termes d’Harold Perkin, ce fut « a revolution in men’s access to the means of life, in control of their ecological environment, in their capacity to escape from the tyranny and niggardliness of nature... it opened the road for men to complete mastery of their physical environment, without the inescapable need to exploit each other ». (4)

Tout cela n’aurait pas été possible si l’Angleterre n’avait trouvé le moyen de libérer des bras dans l’agriculture pour en fournir à l’industrie : l’agriculture occupait 53 % des actifs en 1760, contre 24 % à l’industrie ; en 1870, les proportions étaient inversées : 29 % vs 47 %. Entre temps, la population de l’Angleterre et le ratio population/terres cultivées étaient multipliés par trois. (5)

Or, la production agricole ne suivait pas. Contrairement à une idée reçue, l’Angleterre, dont l’agriculture était déjà la plus productive d’Europe, ne connut pas de révolution agricole pendant la révolution industrielle. Le mouvement des enclosures ne concerna que 21 % des terres et les gains de productivité qui en résultèrent furent modestes, ne serait-ce que parce que le système de l’open field était administré de façon relativement rationnelle. Quant aux cultures alternées, elles permirent de réduire la jachère, le trèfle fixant l’azote apporté par la fumure organique, et d’élever de 50 % les rendements du blé ; mais cela n’affectait en rien le rendement des pâturages, la moitié des terres ; de toutes façons, le travail agricole augmentant en bonne part avec le volume récolté, le gain de productivité du travail était inférieur au gain en terme de rendement. Au bout du compte, selon Clark, la productivité globale des facteurs de l’agriculture se serait accrue seulement de 25 % entre 1760 et 1860.

Le salut devait venir du commerce : l’Angleterre qui exportait 0,6 millions de quarters de blé en 1750, en importera 2,6 millions en 1840. Mais les mêmes causes produisant les mêmes effets, les autres pays d’Europe de l’Ouest rencontrent à peu près les mêmes problèmes. En contexte de croissance démographique, dans toutes les grandes villes d’Europe de l’Ouest, les prix réels des grains s’élèvent entre 1726-50 et 1781-87 (6). La situation s’aggrave avec les French Wars et les mauvaises conditions climatiques du début du 19ème siècle. (7)

Où donc trouver des vivres ? Il y a bien les « périphéries » d’Europe de l’Est, mais le système féodal limite la capacité d’échange de ces pays : ils sont trop peu productifs pour exporter suffisamment de produits primaires et trop pauvres pour pouvoir acheter les produits manufacturés anglais.

Comment l’Angleterre a-t-elle résolu l’équation malthusienne ?

La chance de l’Angleterre

Selon Pomeranz (8), si l'Angleterre a finalement distancé la Chine, elle ne le doit ni à sa technologie, ni à ses institutions, domaines dans lesquels la Chine fait jeu égal avec l’Angleterre jusqu'à la fin du 18ème siècle, mais à un ensemble de conditions géographiques favorables : les terres neuves de l’Amérique et de fabuleux gisements de charbon.

Jusqu’en 1850, les importations du Nouveau Monde ne représentent encore qu’une petite partie de la consommation de produits agricoles de l’Angleterre, mais relativement au facteur limitant qu’était la terre, cela fit une grande différence avec la Chine.

Par exemple, l’augmentation de la consommation textile entrait en concurrence pour l'utilisation de la terre avec les trois autres necessaries of life de Malthus (la nourriture, le combustible, les matériaux de construction). Sans le coton du Nouveau Monde, la baisse des prix réels du textile, obtenue à la faveur de la mécanisation de cette activité, aurait été rapidement annulée par la hausse des prix réels des produits agricoles ; et compte tenu du poids de ces produits dans les budgets, le petit peuple anglais aurait été avec le temps de moins en moins bien nourri, de moins en moins bien chauffé, de moins en moins bien logé, et aussi, de moins en moins bien vêtu.

« Le coton a peut-être été une chance de l'Europe, car il a entraîné la délocalisation vers la périphérie de la production d'une portion croissante des fibres textiles. Ainsi étaient amoindries ces pressions concurrentes de la demande de subsistances et de matières premières industrielles sur l’agriculture européenne. » (9)

Dans la seconde moitié du 18ème siècle, les prix du coton s’envolent. Il faudra attendre la colonisation des terres fertiles du Nouveau Monde pour que l'industrie anglaise puisse disposer de coton à bas prix. Mais compte tenu de la pénurie de main d’œuvre en Amérique et du coût élevé du transport transatlantique au 18ème siècle, l’esclavage seul put garantir une offre de travail suffisamment rentable et abondante aux plantations des West Indies d’abord, du Cotton Belt ensuite, sans oublier les « fermes d’esclaves » du Old South (10). L’exploitation des esclaves rendit possible la mise en valeur à bon compte des terres du Nouveau Monde pour approvisionner le Vieux Monde en coton et lui permettre de s’industrialiser.

Les importations de sucre des West Indies contribuèrent aussi à économiser la terre anglaise : le rendement calorique d’un acre de canne à sucre dans les tropiques est équivalent à celui de 9 à 12 acres de blé en Angleterre. Or, dès 1800, le sucre du Nouveau Monde représentait 4 % de l’apport calorique journalier de l’anglais moyen, et 22 % en 1900.

Au total, en 1831, les importations de coton, de sucre et de bois américains représentaient pour l’Angleterre un gain de terre de 26 millions d’acres : 23 millions d’acres de pâturages furent économisées grâce au coton, substitut de la laine ; 1,9 à 2,6 millions d’acres grâce au sucre ; 1 millions d’acres grâce au bois. Il suffit de savoir qu’à cette époque, la Grande Bretagne disposait seulement de 17 millions d’acres de terres arables ! Sans compter le bois de la Baltique, obtenu contre l’argent du Nouveau Monde ; ou l'introduction de la pomme de terre, qui accrut considérablement les rendements caloriques à l'hectare, en particulier en Irlande et en Belgique, où elle assurait 40 % de l'apport calorique journalier dès 1791 ; par la suite, l’Amérique fournira aussi à l’Angleterre du blé, de la viande, de la laine, du guano...

Enfin, l'échange colonial a également aidé au développement de l’industrie naissante, qui sans cela aurait butté sur la faiblesse de la demande intérieure. Ralph Davis a ainsi calculé que les seules West Indies avaient absorbé 11,3 % des exportations industrielles britanniques en 1784-86, et jusqu'à 19 % en 1804-1806.

En fait, l’Amérique fut le partenaire idéal dont l’Angleterre avait besoin pour s’industrialiser. La baisse des tarifs douaniers dans les années 1840 (e. g. l’abolition des Corn Laws en 1846) et celle des coûts de transport transatlantique entre 1840 et 1910 (- 1,5 % par an), stimulèrent l’échange commercial et l’émigration. L’intégration croissante des deux économies se lit dans la convergence des prix des facteurs : en Angleterre, le ratio salaires / rentes foncières, qui avait baissé de près de 40 % entre 1565 et 1815, est stable jusqu’en 1880, et s’élève sensiblement depuis, alors qu’il diminue fortement aux Etats-Unis. (11)

L’autre chance de l’Angleterre, ce fut de découvrir qu’elle était assise sur des montagnes de charbon.

Jusqu’au 19ème siècle, la croissance économique anglaise est une croissance de type « organique » (Wrigley), dépendante de l’énergie hydraulique, animale ou humaine, des matières premières issues de l’agriculture (fibres textiles, colorants, huiles, peaux, ...), et des ressources forestières (le bois, comme combustible ou matériau de construction).

« L’augmentation de la production de biens manufacturés dans les structures préindustrielles entraîne non seulement une demande de bois accrue, mais aussi un besoin de plus en plus grand d’animaux de trait, concurrents, de par leur alimentation, des hommes dans le partage de la production agricole. Elle exige aussi une consommation intermédiaire croissante de matières premières agricole, dont la production ne peut pareillement se développer qu’au détriment de celle des subsistances. Les quatre besoins fondamentaux de la vie, pour reprendre la terminologie de Malthus, nourriture, habillement, logement, chauffage, exercent des pressions concurrentes sur la production agricole. La production industrielle ancienne est donc largement dépendante du facteur terre et, en conséquence, soumise à la loi des rendements décroissants. (...) Le piège malthusien sera déjoué par une tendance précoce à amorcer un autre type de croissance, fondée, celle-ci, sur l’utilisation d’énergie et de matières premières d’origine minérale. » (12)

Dans la mesure où 5 à 10 % de son territoire était boisé, l'Angleterre pouvait soutenir une production de fer de 87 à 175 000 tonnes par an. Or, dès 1820, sa production de fer atteignait 400 000 tonnes ! Importer du bois n’aurait pas suffi, les autres pays européens étant peu ou prou dans la même situation : en Europe de l’Ouest, le prix du bois flambe entre 1726-41 et 1785-89 (c’est la plus forte hausse dans l’indice de Labrousse). (13)

Le charbon permit à l’Angleterre d’échapper aux limites d’une économie organique. En 1800, elle produisait 15 millions de tonnes de charbon, cinq fois plus que le reste de l’Europe, ou l’équivalent en combustible de ce qu’eut procuré 15 millions d’acres de forêt : « des quatre necessaries of life de Malthus, une, le combustible, cessa peu à peu de concurrencer les trois autres au fur et à mesure que se répandait l’usage du charbon », écrit Wrigley.

Ici encore, la géographie nous aide à comprendre pourquoi l'Angleterre a pu tirer profit de son charbon, et pas la Chine. Car il a existé, dans le Nord et le Nord-Ouest de la Chine, une civilisation industrielle fondée sur le charbon, capable de produire au 11ème siècle plus de fer que toute l’Europe à la fin du 18ème siècle (14). Les invasions mongoles, la peste, les guerres civiles, et une série d'inondations gigantesques du Fleuve Jaune, ont déplacé le centre économique, politique et démographique de la Chine vers le Sud plus hospitalier. La production de fer disparut au Nord et se développa au Sud, mais faute de pouvoir s'approvisionner en charbon, bien trop coûteux à transporter, il fallut se rabattre sur le bois, livré par flottage ou cabotage.

Par contraste, les gisements de charbon anglais étaient localisés près des grands centres urbains et grâce à la qualité exceptionnelle des voies navigables anglaises, les coûts de transport étaient aussi faibles que possible. Sans la machine à vapeur, toutefois, la production de charbon n'aurait pu augmenter au delà des niveaux atteints vers 1700. Au lieu de quoi, la production s’accrut de 70 % entre 1700 et 1750 et de 500 % entre 1750 et 1830.

Ce n'est pas un hasard si la machine à vapeur fut inventée et utilisée en Angleterre d'abord. Cet engin énorme, encombrant, vorace en charbon, n'était véritablement rentable que dans un petit nombre d'activités, et tout particulièrement dans les mines : le combustible n'y coûtait rien et la machine à vapeur y était indispensable pour pomper l'eau des puits (c'était là le principal problème technique des mines anglaises, à la différence des mines chinoises, qui redoutaient pour leur part les coups de grisou). Si bien que des 2 500 machines construites entre 1712 et 1800, plus de 1 000 furent utilisées dans les mines de charbon. Peu à peu, la machine à vapeur héritée de Newcomen fut perfectionnée, Watt multiplia par quatre son rendement, elle devint plus fiable, moins volumineuse, moins énergivore, mais sans les gisements de charbon anglais, il est peu probable que ces développements aient eu lieu.

L’un dans l’autre, la valeur de la production de charbon et des importations nettes de produits agricoles représentaient à peine 5 % de la production agricole anglaise en 1700, mais 110 % en 1860-70 !

Grâce au charbon et aux terres d’Amérique, la dérive des prix agricoles fut contenue, et les prix alimentaires augmentèrent moins vite que les prix agricoles. Si bien que les salaires réels, malgré la forte croissance démographique, furent stables entre 1760 et 1820, puis augmentèrent de plus de 60 % entre les années 1820 et 1860 (Clark 2001). L’Angleterre s’était libérée du verrou malthusien.

La révolution industrielle et la géographie

La révision par Crafts et Harley de la croissance économique anglaise conforte la thèse de Pomeranz. La révolution industrielle anglaise n’aurait pas été si « révolutionnaire » que ça ; elle serait restée confinée à un petit nombre d’activités, comme le textile, les transports, les mines et les forges. « Un moment essentiel, dans les années 1780 et 1790, fut la jonction de deux grands sous - systèmes d’innovation technologique : celui des machines textiles, d’une part, celui des industries minières et métallurgiques d’autre part, qui avait produit la machine à vapeur. Elle eut pour résultat les grandes filatures de coton, actionnées à la vapeur, qui furent construites dans les années 1790 et où des gains de productivité importants furent réalisés ». (15)

De fait, la productivité dans ce secteur moteur fut multipliée par 30 entre 1770 et 1870, au point que le progrès technique réalisé dans l’industrie textile expliquerait à lui seul les deux tiers de la croissance de la productivité anglaise. Il suit de là que sans le charbon anglais et le coton américain, la révolution industrielle anglaise n’aurait pas eu lieu.

Mais cette analyse est contestée par Landes and « the old-hat economic history », pour lesquels la révolution industrielle fut un phénomène beaucoup plus large. Pour en avoir le cœur net, Peter Temin a étudié la structure du commerce extérieur britannique entre 1810 et 1850 : il apparaît que l’Angleterre continua d'exporter toutes sortes de produits manufacturés, en sus des textiles de coton et des métaux ferreux (par exemple, des textiles de lin, de soie, des objets en cuivre ou en tain, des poteries, des chapeaux, des armes) ; mieux, les exportations de ces produits connurent une croissance identique à celle des textiles de coton. Si l’on se fie au modèle ricardien, cela signifie que Crafts et Harley sous-estimeraient grandement les gains de productivité réalisés dans les autres activités manufacturières. (16)

On serait tenté d’en déduire que sans charbon ni coton, la révolution industrielle aurait été seulement différée. En vérité, sans le charbon et les terres du Nouveau Monde, l’Angleterre serait tôt ou tard entrée dans la spirale malthusienne de la pénurie de terres et des rendements décroissants : les prix relatifs des produits primaires se seraient envolés et la révolution industrielle n’aurait pas eu lieu, en tous cas pas au 19ème siècle. La Chine et le Danemark donnent un bon aperçu de ce qui aurait pu advenir à l’Angleterre.

En Chine, à partir de 1750, les provinces agricoles connaissent une forte croissance démographique et un mouvement de proto-industrialisation : leurs exportations de coton et de riz diminuent fortement. Par contrecoup, dans les régions les plus industrialisées, comme le Lingnan ou le Bas Yangzi, le prix relatif des produits industriels s’effondre : en raison de la hausse des prix du coton et du riz, le revenu réel d’un tisserand baisse de 37 % entre 1750 et 1840. En Chine du Nord, la pression démographique et la déforestation qui s’ensuit annoncent le désastre écologique à venir.

Au Danemark, entre 1500 et 1800, la couverture forestière du territoire tombe de 20 à 4 % ; les années 1740-1840 sont des années où les danois ont froid, où la tuberculose bat des records. Pour éviter une involution écologique catastrophique, on recourt au marnage, au drainage, on consolide les dunes, on développe les cultures dérobées, les ressources forestières restantes sont gérés plus rationnellement et on procède au reboisement. Tous ces efforts ont permis au Danemark de nourrir une population deux fois plus nombreuse, mais il aura fallu pour cela multiplier par trois la quantité de travail agricole. Par suite, le taux d’urbanisation danois n’a pas augmenté sur la période, et le processus de proto-industrialisation fut entravé.

En fin de compte, si les deux moteurs de la révolution industrielle (l'industrie textile et le complexe charbon - machine à vapeur - fer), à l’origine de la divergence économique du 19ème siècle, sont apparus en Angleterre plutôt qu’en Chine, cela tient pour l’essentiel à des raisons géographiques :

« Un sursaut d’inventivité technologique fut certainement (en fait tautologiquement) une condition nécessaire de la Révolution Industrielle, mais avant d’élever la créativité européenne très au dessus de celle des autres sociétés du 18ème siècle, et d’en faire la cause de la suprématie européenne à venir, nous devrions garder à l’esprit combien cruciaux furent certains accidents de la géographie et certains concours de circonstances, grâce auxquels le charbon et la machine à vapeur devinrent les facteurs décisifs de l’industrialisation. Si, rétrospectivement, l’Europe a misé sur le bon cheval, les facteurs qui expliquent que le pari fut gagnant sont en relation critique avec un ensemble de conditions fortuites et spécifiquement anglaises, essentiellement des conditions géographiques. (...) Aucun de ces facteurs n’auraient joué un rôle aussi significatif s’il n’y avait eu le charbon et les colonies ; sans l’allégement de la contrainte malthusienne qu’ils permirent, les autres innovations n’auraient pu à elles seules créer ce monde nouveau où le fait de disposer d’une quantité finie de terre ne ferait plus obstacle à la croissance infinie des niveaux de vie ». (17)

La géographie permit la divergence anglaise. Pour autant, rien ne dit que, pourvu d’un empire colonial et de charbon à volonté, la Chine aurait connu une révolution industrielle. Après tout, pourquoi l’Etat Chinois n’a-t-il pas créé les infrastructures qui relieraient le charbon du Nord et les industries du Bas-Yangzi ? pourquoi n’a - t - il pas envoyé sa marine coloniser l’Afrique du Sud, l’Australie, ou même l’Amérique ? Entre 1405 et 1431, l’amiral Zheng He a bien mené d’immenses jonques un peu partout dans l’Océan Indien, et jusqu’aux côtes de Mozambique ; pour peu qu’ils l’aient voulu, les chinois auraient pu « découvrir » l’Amérique avant les Européens. Au lieu de quoi, un nouvel empereur décida que le temps des expéditions maritimes était révolu. (18)

L’interprétation de Jared Diamond est la suivante : la Chine fut unifiée très tôt, pour le meilleur, les grands travaux et la gestion de l’eau, mais aussi pour le pire : que l’empereur donne raison aux forces conservatrices contre celles du progrès et de l’ouverture (la bourgeoisie), et la Chine toute entière s’endormait sur ses lauriers. En Europe à la même époque, de telles coalitions réactionnaires existaient et triomphaient parfois (pour le malheur de l’Espagne), mais l’Europe n’étant pas unifiée, les innovateurs, les savants, les entrepreneurs, les bourgeois pouvaient toujours voter avec leur pieds. Par exemple, quand Colomb exposa son projet en Italie, on lui rit au nez, en France aussi, le roi du Portugal l’éconduit, ... ce n’est qu’à la septième tentative qu’il parvint à convaincre le Roi et la Reine d’Espagne de l’intérêt de son projet pour la couronne espagnole.

A la différence de la Chine, soumise à une tyrannie unique, l’Europe était une mosaïque de tyrannies indépendantes : la pluralité de tyrans et la compétition entre eux garantissait aux dissidents qu’ils trouveraient toujours une terre hospitalière pour mettre en œuvre leurs projets. « Le morcellement fut le frein le plus puissant à l’oppression, écrit Landes. Les rivalités politiques et le droit de quitter la terre firent toute la différence ».

Mais pourquoi la Chine était-elle politiquement et culturellement unifiée et l’Europe fragmentée ? Une fois de plus, il faut chercher la cause première du côté de la géographie :

« Il suffit de consulter une carte de la Chine et une carte de l’Europe. La Chine a une côte lisse, l’Europe une côte dentelée, chaque dentelure est une péninsule où a pu se développer une nation indépendante, un groupe ethnique indépendant, et une expérience indépendante de construction d’une société : par exemple, la Grèce, l’Italie, l’Espagne, le Danemark, la Suède et la Norvège. L’Europe comprend deux îles, qui sont devenues deux importantes nations indépendantes : la Grande Bretagne et l’Irlande ; tandis que la Chine n’a aucune île suffisamment grande pour être devenue une société indépendante jusqu'à l’émergence de Taiwan au 20ème siècle. A la différence de la Chine, l’Europe est traversée par des chaînes de montagnes qui l’ont morcelée en maintes principautés : les Alpes, les Pyrénées, les Carpates. En Europe, les grands fleuves coulent radialement - le Rhin, le Rhône, le Danube, l’Elbe -, et n’unifient pas l’Europe. En Chine, les deux grands fleuves coulent parallèlement l’un à l’autre ; séparés par de vastes plaines, ils furent rapidement connectés par des canaux. Pour des raisons géographiques, la Chine fut unifiée en 221 av. J. C. et l’est restée depuis, alors que pour des raisons géographiques, l’Europe n’a jamais été unifiée ». (19)

La géographie nous aide à mieux comprendre la divergence originelle des niveaux de développement, de l’Eurasie d’abord, de l’Angleterre ensuite. Depuis, le progrès technique a repoussé toujours plus loin la frontière des possibilités de production, la mondialisation a mis fin à l’isolement géographique, si bien qu’il paraît aujourd’hui incongru d’attribuer le « retard de développement » du monde tropical à son environnement naturel. Et pourtant... Ces « terres de bonne espérance », comme les qualifiait Pierre Gourou, semblent subir encore la vieille malédiction des Tropiques.

Notes

[1] J. DIAMOND : Le troisième chimpanzé, Nrf Gallimard ; Gregory CLARK : Skeletons and living standart, annexe de son cours d’histoire économique.

Jim BLAUT en déduit que si certaines peuplades sont restées chasseurs-cueilleurs, cela tient moins aux facteurs naturels invoqués par Diamond qu’à des facteurs culturels : les aborigènes n’ont pas développé d’agriculture parce qu’ils se débrouillaient fort bien sans cela. Cf. Environmentalism and eurocentrism, Geographical Review 89 (3), Juil. 1999. Mais l’argument se retourne : ils se débrouillaient bien parce que la nature était généreuse. D’autre part, là où l’agriculture ne fut pas choisie, elle fut imposée par des émigrants qui, plus nombreux, génétiquement et technologiquement mieux armés, mirent au pas les indigènes ; en fait, seules les régions les plus isolées ont continué à ignorer l’agriculture. Ainsi, les Jomons ont pu prospérer en puisant dans les ressources d’une nature prodigue, jusqu’au jour où des riziculteurs venus de Corée du Nord ont envahi le Japon vers 400 av. J. C. Cf. Japanese roots, J. DIAMOND, Discover magazine, juin 1998.

[2] le "frein préventif" (le souci de nourrir et d'établir convenablement ses enfants) et le "frein actif" (la surmortalité des mal nourris et des mal logés, les épidémies).

[3] « Sachant que la Chine est le pays le plus fertile du monde, que presque tout son territoire est cultivé, qu'une grande partie donne deux récoltes par an, et qu'en outre les gens mènent une vie très frugale, on peut en déduire que la population doit être immense », notait Malthus. On sait aujourd’hui que des régions rizicoles, comme le Jiangsu, connaissaient en 1787 des densités de 338 hab./km carré ; même dans les régions à blé de Shantung ou Hopei, on a relevé des densités de 124 hab./km carré (vs 64 en Angleterre, en 1801).

[4] Citations issues resp. de : François CROUZET : Histoire de l’économie européenne, 1000 - 2000, Albin Michel, 2000 ; Joël MOKYR : The New Economic History and the Industrial Revolution. In Joel Mokyr, ed., The British Industrial Revolution - An economic perspective. Westview Press, 1999.

[5] Pour la structure de l’emploi, les chiffres sont de Nicholas Crafts, cité par Peter JAY : Road to Riches, Weidenfield & Nicholson, 2000 ; pour la croissance démographique, cf. J. VALLIN et G. CASELLI, Population et Société, mai 1999 : quand l’Angleterre rattrapait la France ; sur le ratio population/terre, cf. CLARK, 2000.

[6] sauf à Paris ! mais dans le reste du pays, les salaires en grains des ouvriers du bâtiment ont diminué. David WEIR : Les crises économiques et les origines de la Révolution française, Annales E.S.C., Août 1991.

[7] Au point que la taille des ouvriers anglais diminue : si l’on en croit les fichiers des personnes déportées vers l’Australie, les générations nées entre 1785 et 1815 mesurent un pouce de moins que celles nées dans les années 1770-85. Stephen NICHOLAS, Richard STECKEL : Heights and living standarts of english workers during industrialization, J. of Economic History, Dec. 1991.

[8] Sauf mention contraire, les chiffres et faits relatés dans ce chapitre sont tirés de POMERANZ Kenneth : The Great Divergence, Princeton Univ. Press, 2000.

[9] Patrick VERLEY, Annales ESC, Mai-juin 1991 : La révolution industrielle anglaise (Note critique)

[10] CONRAD Alfred, MEYER John : The economics of slavery in the antebellum south, J. of Political Economy, Avril 1958

[11] WILLIAMSON Jeffrey : Late 19th century globalization backlash, ASSA Meetings, NYC 1998 ; avec O’ROURKE : When Globalisation begin ? NBER 1999

[12] Exposé de la thèse de Wrigley par Patrick VERLEY : L’échelle du monde, essai sur l’industrialisation de l’Occident, 1998, Nrf Essais, p. 96 s.

[13] «avec ses 10 millions d’hectares, la forêt française peut fournir 30 à 40 millions de stères de bois par an, ce qui à supposer qu’ils soient exclusivement transformés en charbon de bois, donnerait 1,5 à 2 millions de tonnes de ce combustible, soit un plafond de production de fonte d’au mieux l million de tonnes. Or, en 1914, la sidérurgie française produit plus de 5 millions de tonnes de fonte et autant d’acier brut. » P. VERLEY, op. cit., p. 98

[14] Jacques GERNET cite les chiffres de 114 000 tonnes en 1078, contre 68 000 tonnes pour l’Angleterre en 1788 : Le Monde Chinois, Armand Colin, 2000

[15] François CROUZET, op. cit.

[16] Cf. P. TEMIN: Two views of the british industrial revolution, J. of Economic History, Mars 1997

[17] K. POMERANZ, op. cit.

[18] Cf. J. GERNET (op. cit.) et D. LANDES (chap. 6.) : entre 1404 et 1407, la Chine construisit 1681 navires, dont les plus grands, forts de 7 mâts, faisaient 120 mètres de long, 3 fois la Santa Maria de Colomb. Les chantiers navals, avec leurs bassins de radoub donnant sur le Yangzi, avaient plusieurs siècles d’avance sur la technologie européenne. Mais dans les années 30, les arguments moraux des confucéens et les considérations financières (les projets maritimes entraient en conflit avec le coût du transfert de la capitale de Nankin à Pékin à partir de 1421, et le coût des attaques mongoles à partir de 1438, qui firent construire une « grande muraille intérieure » de 5000 km !) l’emportèrent sur les arguments des marchands et de la marine. Les chantiers navals et la flotte périclitèrent faute d’entretien. Quand vint le temps des grandes découvertes, la Chine n’avait plus de marine !

[19] How to get rich, J. DIAMOND, conf. au Reality Club (www.edge.org)

Eléments de bibliographie

CLARK Gregory : Farewell to Alms, à paraître aux Princeton UP. Et son article : The Secret History of the Industrial Revolution (Oct 2001).
DIAMOND Jared : Guns, germs, and steel, Norton, 1997 ; trad. française : De l’inégalité parmi les sociétés, 2000, Nrf essais.
LANDES David : Richesse et Pauvreté des Nations, Albin Michel, 2000.
MALTHUS Thomas Robert : Essai sur le principe de population, PUF-INED.
POMERANZ Kenneth : The Great Divergence, Princeton Univ. Press, 2000.

1 commentaire:

Moulinvert a dit…

Merci pour ce formidable article !