15 oct. 2005

La clef du développement (II)


Notre civilisation universelle
V. S. NAIPAUL
New York Times, 5 novembre 1990
(traduit par moi)
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L’idée de civilisation universelle m'est venue il y a une dizaine d’années, tandis que je voyageais dans des pays musulmans non arabes – Iran, Indonésie, Malaisie, Pakistan – pour essayer de comprendre les raisons de leur rage.

Je pensais voyager parmi des gens qui ressembleraient à ceux de ma propre communauté, les indiens de Trinidad. A Trinidad aussi, bon nombre d’indiens étaient musulmans, et nous avions eu au 19ème siècle une histoire coloniale et impériale à peu près similaire. Pourtant, ce n’était pas pareil.

Malgré cette histoire commune, nos trajectoires avaient divergé. Né dans un milieu hindou traditionnel, avec sa vie ritualisée et instinctive, j’ai grandi dans les conditions peu prometteuses du Trinidad colonial. Là, j’ai franchi les étapes qui mènent à la connaissance et à la connaissance de soi. J’ai appris à chercher et pris goût à l’étude. Je pouvais héberger quatre ou cinq idées culturellement distinctes dans ma tête. A présent, je me retrouvais parmi des peuples colonisés que leur foi avait dépouillés de ce savoir culturel et historique sans limites dans lequel j’avais grandi, de l’autre côté du monde.

Peu avant mon départ, alors que le Shah était encore au pouvoir, avait paru aux Etats-Unis Foreigner de Nahid Rachlin, le petit roman d’une jeune femme iranienne qui laissait présager l’hystérie à venir. Le personnage central du roman est une jeune iranienne qui poursuit des recherches en biologie à Boston. Elle est mariée à un américain et paraît bien adaptée. Mais lorsqu’elle retourne à Téhéran pour les vacances, c’est tout son équilibre qui chancelle. La jeune femme médite sur le temps qu’elle a passé aux Etats-Unis ; elle n'y voit plus un temps de clarté, plutôt un temps de vacuité. Nonobstant son apparente réussite, elle n’a jamais été maître de la situation. Nous voyons que la jeune femme n’était pas préparée au mouvement entre les civilisations, qu’elle n’était pas préparée à sortir d’un monde iranien fermé sur lui-même, où tout se résumait à la foi, qui envahissait tout, ne ménageait aucun espace libre dans l’esprit, la volonté ou l’âme ; pas préparée à l’autre monde où il était nécessaire d’être un individu, de surcroît responsable, où les gens étaient aiguillonnés par l’ambition et la réussite et croyaient en la perfectibilité.

En plein désarroi, la voici qui tombe malade. A l’hôpital, le médecin comprend sa détresse. Il explique à la jeune femme que sa douleur est le fait d’un vieil ulcère : « ce que vous avez, lui dit-il à sa manière mélancolique et séductrice, c’est une maladie occidentale ». Et la biologiste prend une décision. Elle renoncera à la vie absurde de Boston ; elle restera en Iran et portera le voile.

Immensément satisfaisant ce renoncement. Mais intellectuellement biaisé : il suppose qu’ailleurs, dans le monde stressé, d’autres continueront à se battre pour produire des médicaments et du matériel médical, et maintenir à flot l’hôpital du médecin iranien.

Encore et encore, durant mon périple islamique en 1979, j’ai rencontré ce type de contradiction inconsciente dans les attitudes des gens. Je me rappelle tout particulièrement ce directeur d’un grand quotidien à Téhéran. Son journal avait été au cœur de la révolution, et mi-1979, il était très actif, au faîte de sa gloire. Sept mois plus tard, quand je repassais par Téhéran, le directeur avait perdu tout entrain. La pièce principale, autrefois si animée, était déserte ; de l’ancienne équipe de rédaction ne subsistait que deux journalistes. L’ambassade américaine était occupée ; une crise financière s’était ensuivie, les firmes étrangères avaient décampé, les ressources publicitaires s’étaient taries ; le directeur ne voyait pas comment s’en sortir, chaque numéro perdait de l’argent ; il était en quelque sorte pris en otage, comme les diplomates.

Il m’apprit qu’il avait deux fils. L’un faisait ses études dans une université américaine, l’autre avait fait une demande de visa pour partir lui-aussi étudier aux Etats-Unis, et puis survint la crise des otages. C’était une découverte pour moi, que les Etats-Unis aient autant d’importance pour l’avenir des enfants d’un porte-parole de la révolution islamique. Je lui dis combien tout cela me surprenait. Il me répondit, en pensant tout spécialement à son cadet : « c’est son avenir ».

Les satisfactions émotionnelles d’un côté, le souci de l’avenir de l’autre. Le directeur était aussi partagé que n’importe qui d’autre.

Dans l’une de ses premières nouvelles insulindiennes, parues dans les années 1890, Joseph Conrad raconte l’histoire d’un rajah local, meurtrier et musulman, qui vient de perdre son conseiller et ses pouvoirs magiques. Dans un moment de crise, l’homme gagne à la nage un navire marchand anglais. Aux membres d’équipage, ces représentants d’une puissance immense de l’autre côté du monde, il demande une amulette, un charme. Les marins sont perplexes, et puis l’un d’eux a l’idée de donner au rajah une pièce de six pences, à l’effigie de la reine Victoria. Le rajah s'en repart satisfait. Conrad ne traite pas cette histoire à la légère, il la charge de tout un tas d’implications philosophiques, d’un côté comme de l’autre ; et je pense aujourd’hui qu’il a vu juste.

Un siècle plus tard, la richesse du monde s’est accrue, le pouvoir des hommes s'est accru, leur niveau d’éducation s’est accru ; et dans les marges, le désarroi des gens s’est accru lui-aussi. Les contradictions de la biologiste et de l’éditeur contiennent toutes deux un hommage inavoué à la civilisation universelle. Elle ne délivre ni charmes ni fétiches, mais d’autres choses, plus difficiles, en sont indissociables : l’ambition, la persévérance, l’individualité.

La civilisation universelle fut longtemps en gestation. Elle n’a pas toujours été universelle ; elle n’a pas toujours été aussi attrayante qu’aujourd’hui. L’expansion de l’Europe lui conféra pendant plus de trois siècles une coloration raciale, cause aujourd’hui encore de bien des souffrances. A Trinidad, j’ai vécu les derniers jours de ce genre de racialisme. Et cela m’a peut-être permis de mieux apprécier l’ampleur des changements survenus depuis la guerre, cet extraordinaire effort pour accueillir le reste du monde avec tous ses courants de pensée.

Parce que ma trajectoire dans cette civilisation m’a conduit de Trinidad en Angleterre, de la périphérie vers le centre, j’ai pu ressentir ses valeurs essentielles avec davantage de fraîcheur que ceux auxquels ces choses sont familières depuis le premier jour. Parmi elles, il y a la beauté de l’idée de la poursuite du bonheur. Des mots familiers, qu’on pense aller de soi ; mais dont on ne saisit pas toujours la signification.

Cette idée de la poursuite du bonheur explique l’attrait de cette civilisation pour ceux qui vivent en dehors ou en marge d’elle. Je trouve merveilleux de contempler à quel point, après deux siècles et la terrible histoire de cette première moitié de siècle, l’idée a fini par mûrir un peu partout. C’est une idée élastique, qui sied à tous. Elle implique un certain type de société, un certain type d’esprit éveillé. Je ne crois pas que les parents hindous de mon père auraient pu la comprendre. Il y a tant de choses contenues en elle : l’idée de l’individu, la responsabilité, le choix, la vie de l’esprit, l’idée de vocation, de perfectibilité et d’accomplissement personnel. C’est une immense idée humaine. Elle ne peut être emprisonnée dans un système fixe. Elle ne peut générer de fanatisme. Mais on sait qu’elle existe, et pour cette raison, les autres systèmes, les systèmes plus rigides, finissent par être emportés.

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