18 oct. 2005

La clef du développement (I)

Pourquoi certaines nations sont-elles devenues riches et d’autres sont-elles restées pauvres ? se demandait Adam Smith en 1776. Pour Robert Lucas, la réponse se trouve dans un grand roman de Naipaul : Une Maison pour Monsieur Biswas (L'imaginaire, Gallimard).

Le texte ci-après est la traduction d'un extrait de “Lectures on Economic Growth”, paru aux Harvard University Press en 2002.


Un million de révoltés
La clef du développement économique
par Robert E. Lucas, Prix Nobel d’Economie, Univ. de Chicago
(traduit par moi)

La transition réussie d'une économie d'agriculture traditionnelle vers une économie moderne et en croissance dépend crucialement de l’augmentation du taux d'accumulation du capital humain... Or l’origine et même la nature de cette accélération demeurent mal comprises, un deus ex machina, une cause invisible à laquelle sont attribués des effets visibles importants.

Mais ce qui est visible dépend de ce que l’on regarde. Prenez, par exemple, le grand roman de V.S. Naipaul sur le développement économique, Une Maison pour Monsieur Biswas. Le roman commence avec le récit de la naissance puis de la mort de Mohun Biswas, tout cela dans les quarante premières pages. Monsieur Biswas naît dans un village de Trinidad, petit-fils d’immigrés indiens venus là comme domestiques. Petit, son ambition était de devenir gardien de troupeaux comme ses frères plus âgés. À la fin de sa vie, il est un journaliste sans emploi à Port of Spain, la capitale, vivant dans une maison délabrée ; il meurt sans laisser le moindre capital à sa veuve et à sa nombreuse famille. En apparence, la vie de Monsieur Biswas, qui nous est contée pendant les 540 pages suivantes, n’a rien de bien enthousiasmant pour le lecteur… Et pourtant, si l’on prend la mesure de la distance culturelle qui sépare les parents de Biswas de ses propres enfants, cette histoire est celle d’un progrès étonnant. Le fils aîné, Anand – un peu l’alter ego de Naipaul dans le roman – obtient une bourse pour aller étudier à Oxford. Entre Anand et ses grands-parents, il y a toute la différence entre le niveau de vie de l’Inde et celui de l’Angleterre.

Biswas lui-même n’a rien d’un personnage de Horatio Alger. Ses talents sont modestes, et il ne met guère d’empressement à courtiser ceux qui pourraient faire avancer sa carrière. Il passe d'un emploi médiocre et précaire à un autre. Mais il ne se satisfait pas de sa situation, et c'est ce qui fait sa force : il ne se résigne pas aux limites de sa vie actuelle. Malgré tous ses malheurs et ses revers, M. Biswas parvient à préserver l’idée qu’il se fait de lui-même : celle d’un homme avec des possibilités, avec des options, un homme qui fixe lui-même les limites de ce qu'il peut accepter.

A cet égard, il faut souligner qu’il vit dans une société qui tolère ce type d’attitude. Un esclave africain avec ces attitudes, travaillant dans les mêmes plantations de canne à sucre que le père de Biswas et ses frères, aurait été battu à mort, ou banni et voué à l’errance et à la faim. Il en serait allé de même pour son propre grand-père. Mais dans le Trinidad de l’entre-deux-guerres, des options étaient ouvertes. Un homme avec un peu d'instruction pouvait émigrer du village vers une petite ville, et de là vers les emplois de Port of Spain, où il pourrait en apprendre davantage. De cette façon, Biswas survit, se marie, fait tant bien que mal vivre sa famille, et réussit à transmettre à certains de ses enfants l’idée qu’ils vivent dans un monde riche de possibilités, un monde capable de récompenser ceux qui relèvent ses défis.

Cette transition, en deux générations, de la société rurale traditionnelle au monde moderne, chacun peut l’observer autour de lui. Dans mon voisinage, à Chicago, se trouve une blanchisserie coréenne, dont la patronne, récemment arrivée, parle un anglais à peine suffisant pour lui permettre de conduire ses affaires. Son magasin est ouvert de 7 à 7, six jours sur sept. Sur le comptoir, sa fille de trois ans fait des maths – ce en quoi elle excelle et semble apprécier énormément. Dans quinze ans, cette petite fille entrera peut-être à l’université de Chicago ou à Caltech, où elle côtoiera des enfants de professeurs et les descendants du Mayflower.

Les mathématiques et les sciences qu’elle étudiera, et au progrès desquelles peut-être elle contribuera, n'ont pas été créées par les efforts des siens, pas plus que la culture dans laquelle Naipaul fut immergé quand il vint à Oxford n'était le produit de l'effort de ses ancêtres. Elles font partie du corpus de connaissances généralement accessibles aux personnes convenablement préparées -- "free for the people" comme on peut le lire au frontispice des bibliothèques publiques qu'Andrew Carnegie a fait construire. La croissance de ce que Kuznets appelait "le stock de la connaissance utile" fut un facteur essentiel de la révolution industrielle. Sans elle, les efforts des familles comme les Naipauls ne mèneraient à rien, ou à presque rien.

Pourtant, la croissance du "stock de la connaissance utile" ne permet la hausse continue du niveau de vie que si elle élève le rendement de l’investissement en capital humain pour la plupart des familles. Cette condition renvoie à la nature des connaissances requises, au type de connaissances qui se révèlent "utiles". Mais, plus fondamentalement, elle renvoie à la nature de la société. Pour qu’une société connaisse une croissance durable du niveau de vie, il faut qu’une grande partie de ses membres puisse imaginer pour eux-mêmes et leurs enfants qu’une autre vie est possible, et cette nouvelle vision de l’espace des possibles doit avoir assez de force pour les inciter à changer la manière dont ils se comportent, le nombre d'enfants qu’ils font, et les espoirs qu’ils placent en eux : bref, la façon dont ils allouent leur temps. Dans les termes de Naipaul, le développement économique exige "un million de révoltés".

Pour quelqu'un né dans une société agricole traditionnelle, ces décisions -- quel métier faire ? Quelle formation acquérir ? Quand et avec qui se marier ? Combien d'enfants avoir et comment les élever ? -- ont été déjà prises. Ce n'est pas qu'il n'y ait rien à réfléchir, ni rien à discuter – les belles-sœurs de Biswas discutent par exemple de la meilleure façon de battre les enfants ! Simplement, aucune des options dont on peut discuter ne mène nulle part.

Dans un tel contexte, l’importation de nouvelles connaissances et de nouvelles recettes ne suffirait pas à changer la vie. Appliquer en Jamaïque le modèle de culture développé à Java permettrait sans doute d’élever considérablement les rendements des paysans jamaïquains, mais, comme Malthus et Ricardo l’ont montré il y a deux siècles, un nouvel équilibre aurait tôt fait de s’établir à un niveau de production et de population plus élevé : l’un dans l’autre, le revenu par tête n’aurait pas augmenté. Ses hauts rendements agricoles expliquent que Java soit la région rurale la plus densément peuplée du monde, mais ils ne lui ont pas permis de connaître une croissance durable du niveau de vie. En fin de compte, l’innovation n’a rien changé dans les vies et les choix des paysans ; elle ne leur a pas ouvert de nouvelles possibilités.

Dans une société en développement, de nouvelles options se présentent continuellement d’elles-mêmes et chacun peut observer autour de lui des exemples de personnes qui ont su en profiter. En l’espace d’une génération, ceux qui restent asservis aux traditions passent pour excentriques, voire ridicules, et finissent par perdre leur capacité à influencer leurs enfants, par l’exemple, ou à les contraindre économiquement. Ceux qui répondent aux nouvelles possibilités que crée le développement rendent également possible la poursuite du développement. Leurs décisions de prendre de nouveaux risques et d’acquérir de nouvelles qualifications créent de nouvelles possibilités pour leurs prochains. Leurs choix de faire moins d'enfants, et de les préparer à exploiter toutes les opportunités du monde moderne, élèvent la part de la population qui, dans la prochaine génération, pourra à son tour contribuer à l'invention de nouvelles manières de faire les choses.

Dans les nations riches, tous ces traits font partie de l'ordinaire de la vie. Mais, dans les sociétés pré-industrielles, on les rencontre rarement, si ce n’est dans de minuscules élites.

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