4 sept. 2005

Pauvreté et famine : le cas du Niger

Voici une traduction personnelle d'un texte de l'Economist (18 Août 2005) qui s'appuie sur la célèbre thèse d'Amartya Sen pour expliquer la famine au Niger.

L'an dernier, la récolte n'était pas si mauvaise. Pourquoi le pays a-t-il maintenant si faim ?

"La pauvreté est quelque chose d’assez évident," écrit le grand économiste Amartya Sen dans son classique "Pauvreté et Famines" (1982). "On n'a pas besoin de critères, de mesures, d'analyses sophistiqués pour reconnaître la pauvreté et pour en comprendre les antécédents." Mais la thèse que M. Sen propose dans son livre n'a rien d’évident: certaines des pires famines, soutient-il, ont eu lieu en l’absence de toute réduction significative de l’offre vivrière.

L’un des exemples choisi par M. Sen pour illustrer sa thèse était la famine de 1968-1973 au Sahel. Le Sahel, d’un mot arabe qui signifie "rivage, bordure", désigne un groupe de six pays aux franges occidentales du Sahara, là où les sables du désert cèdent la place à la végétation des terres semi-arides de l'Afrique noire. Les pays les plus affectés étaient alors la Mauritanie, le Mali, la Haute-Volta (maintenant appelée Burkina Faso) et le Niger.

Le Niger est de nouveau la proie d'une grave crise alimentaire, sinon d’une véritable famine. Il renoue avec les ventes forcées de bétail, l’exode de masse et le dénuement absolu. Dans quelle mesure la thèse de M. Sen peut-elle expliquer le retour de la "faim de masse" ?

A première vue, la crise actuelle est quelque chose d’assez évident. L'année dernière, les pluies ont été insuffisantes, et le pays a du faire face à des invasions de cricket. Il n'est donc pas étonnant que le Niger manque aujourd'hui de nourriture ! En réalité, la récolte fut simplement médiocre, elle ne fut pas désastreuse. Bien que la saison des pluies se soit achevée trop tôt, la production céréalière du pays a enregistré un recul de seulement 11 % par rapport à sa moyenne des cinq dernières années, selon la FAO*. C’est encore 22 % de plus que durant la saison 2000-2001, qui s’est déroulée sans drame majeur. Quant aux crickets, ils ont surtout causé des dégâts aux pâturages de la région, incitant les éleveurs et leurs troupeaux à une transhumance précoce vers le Sud.

En vérité, c'est dans les prix que la détresse du Niger apparaît le plus clairement, pas dans les quantités. Les termes de l'échange des éleveurs dépendent de deux prix: le prix de ce qu'ils peuvent vendre (leur bétail) et le prix de ce qu'ils doivent acheter (le mil). Au Niger cette année, le premier s’est effondré, le second s’est envolé. En juin, les prix du mil et du sorgho étaient supérieurs de 75-80 % à leur moyenne des cinq dernières années ; la vente d'un cabri permettait d’acheter moitié moins de mil que six mois plus tôt. Tel est précisément le genre de torsion cruelle dans les termes de l'échange, explique M. Sen, qui peut mettre une communauté à genoux. En pareil cas, ce n’est pas tant la nourriture qui manque, que le pouvoir d’achat : les infortunés souffrent de ne pouvoir acheter la nourriture disponible. Mais pourquoi les prix ont-ils évolué, si vite et si fort, au détriment des éleveurs du Niger ?

La flambée des prix des denrées alimentaires tient autant à la hausse de la demande étrangère qu’à la baisse de l’offre domestique. Pendant la soudure, les paysans du Niger importent habituellement des céréales des pays voisins, où elles sont produites à meilleur marché grâce à un climat plus favorable. Las ! Selon le CILSS*, des quantités significatives de grains ont cette année transité dans la direction opposée. La Côte d'Ivoire, le Ghana, le Bénin, et le Nigeria se sont mis eux-aussi à importer le grain de la région.

Cela tient en partie au fait que les propres récoltes de ces pays avaient été insuffisantes. Mais, dans le cas du Nigeria au moins, la FAO pense que la politique du gouvernement est également en cause. Ce dernier a ainsi imposé des limites aux importations de riz et de blé; il a également pris des mesures pour protéger et promouvoir les moulins et les éleveurs de poulets nigérians. L’effet de ces deux politiques fut d’élever la demande de mil et de sorgho, qui servent aussi bien à l’alimentation des hommes ou des poulets. Résultat : des céréales nigérianes qui se seraient sans cela frayé un chemin au Niger ont été consommées localement. Le Nigeria étant dix fois plus peuplé que le Niger, l’impact sur le pouvoir d’achat des éleveurs du Niger n’est probablement pas négligeable. "Dans la lutte pour s’assurer un pouvoir de marché qui permette de manger," remarquait M. Sen dans son livre, "un groupe peut souffrir du fait qu'un autre prospère."

Qui plus est, le Nigeria, le Burkina Faso et le Mali ont aussi imposé des limites à leurs exportations de grain cette année, en violation des traités commerciaux avec le Niger. Dans l'histoire des famines, ce genre de restrictions a généralement contribué à aggraver les choses. Par exemple, l’interdiction des exportations de céréales entre les provinces de l'Inde condamna le Bengale à des prix mortellement élevés lors de la grande famine de 1943.

Voyons à présent ce qui s’est passé de l’autre côté des termes de l'échange. Les prix du bétail se sont effondrés, en partie parce que les pâturages du Nord ont été dévastés par les crickets ; mal nourris, les animaux ont inévitablement perdu du poids. Mais la détérioration des termes de l'échange peut également survenir de son propre élan. La hausse des prix des céréales contraint les éleveurs à vendre davantage de bétail. Ces ventes de détresse tirent les prix du bétail vers le bas, forçant les éleveurs à vendre encore plus de bêtes... Dans son livre, M. Sen souligne qu’en pareilles circonstances la courbe d'offre des éleveurs s’inverse : lorsque les prix baissent, un éleveur affamé n’a d’autre choix que de vendre plus d'animaux, et non moins comme l’impliqueraient les principes économiques élémentaires.

Si la faim de masse tenait simplement au fait qu’il n’y a pas assez à manger, le remède serait évident: distribuer plus de nourriture. Les secours alimentaires actuellement acheminés dans le Sahel seraient alors nécessaires et suffisants. Mais si la faim de masse tient davantage à un manque de solvabilité qu'à un manque de nourriture, l’aide alimentaire ne suffit plus. En ce cas, mieux vaut distribuer du pouvoir d'achat : par exemple, en lançant un programme de grands travaux où les plus nécessiteux pourraient trouver un emploi et un salaire de subsistance. Le marché respecte la demande, pas le besoin. Donnez aux gens dans le besoin un pouvoir de marché suffisant, et le marché fera le reste.

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