26 nov. 2009

L’économie de Sylvania et Freedonia: une parabole

.
Candide : Pourquoi certaines nations sont-elles devenues riches tandis que d’autres sont restées pauvres ?

Platon : Tu poses là une question à laquelle on ne peut répondre qu’avec une parabole.
.
-----------

Le texte ci-après est traduit de l’excellent manuel de David N. Weil : Economic Growth, 2d edition, Pearson International 2009 -- ma traduction

Vous êtes le directeur d’un cabinet spécialisé dans le conseil économique. Le Roi de Sylvania s’adresse à vous pour débrouiller une question qui le turlupine beaucoup : « Pourquoi le Royaume de Sylvania est-il beaucoup plus pauvre que son voisin, la République de Freedonia ? »

Vous relevez le défi, et, après avoir rassemblé une équipe de cracks (qui feront en vérité tout le vrai boulot), vous vous mettez au travail. Avant tout, il vous faut prendre la mesure de l’écart réel de développement entre les deux pays. Grâce aux ressources de l’Institut national de la Statistique, vous pouvez quantifier précisément la valeur des biens et services produits dans chaque pays, ie leur Produit intérieur brut (PIB). Vous découvrez alors que le PIB de Freedonia est huit fois plus élevé que celui de Sylvania. Un rapide coup d’œil aux données du recensement vous apprend que les deux pays ont, à peu de choses près, la même population. Vous en concluez que le PIB par habitant de Freedonia est huit fois plus élevé que celui de Sylvania.
.
Maintenant que la dimension du problème est bien mise en évidence, vous cherchez des explications. A cet effet, vous expédiez vos experts dans les deux pays, pour analyser au plus près les conditions économiques locales. Après une semaine sur le terrain, ils reviennent avec d’intéressantes observations. Dans les deux pays, les biens et les services sont produits en utilisant deux facteurs de production : le travail des hommes, et le capital dont ils disposent – eg, les machines, les moyens de transport, les bâtiments, les infrastructures, etc. Après recoupement des données, il apparaît qu’un travailleur de Freedonia dispose en moyenne de beaucoup plus de capital que son homologue de Sylvania. Or, dans chaque pays, il apparaît aussi que les travailleurs produisent d’autant plus qu’ils utilisent plus de capital.

Ces observations suggèrent que les différences de capital par travailleur pourraient expliquer l’écart de développement entre les deux pays. Mais quelle est la source de ces différences ? Les données collectées par le staff permettent d’apporter une réponse : vos experts ont observé que le montant des investissements annuels – c'est-à-dire la valeur des biens et services affectés à la création de nouveau capital plutôt qu’à la consommation – est 32 fois plus élevé à Freedonia qu’à Sylvania.

Vous rappelant vos cours d’économie élémentaire, vous savez que l’investissement national correspond à l’affectation productive de l’épargne nationale. Si Freedonia investit davantage que Sylvania, c’est donc que ses habitants épargnent plus. Ce n’est pas une surprise : ils sont aussi beaucoup plus riches. Plus intéressant est le fait que leur taux d’épargne – la part du revenu annuel consacré à l’épargne plutôt qu’à la consommation -- est aussi beaucoup plus élevé. Si Freedonia investit et épargne 32 fois plus que Sylvania, alors que son revenu est seulement huit fois plus élevé, cela signifie que son taux d’épargne est quatre fois supérieur à celui de Sylvania.

Vous avez à présent le sentiment d’avoir découvert le « smoking gun ». La différence de développement entre les deux pays pourrait s’expliquer par la différence des comportements d’épargne. Parce que l’effort d’épargne de Sylvania est plus faible que celui de sa voisine, son effort d’investissement est moins élevé ; partant, le capital disponible par travailleur est aussi moins élevé, et, avec lui, le revenu par habitant.

Pour tester cette hypothèse, vous posez à votre staff la question suivante : « A supposer que la seule différence entre Freedonia et Sylvania tienne au fait que la première consacre chaque année à l’investissement une part quatre fois plus élevée de son revenu que la seconde, à combien devrait ressortir l’écart de revenu par habitant entre les deux pays ? » Après avoir fait tourner leurs modèles et leurs ordinateurs, les experts établissent que, toutes choses égales par ailleurs, avec un taux d’investissement quatre fois plus élevé, Freedonia devrait disposer d’un revenu par habitant deux fois plus élevé que Sylvania. Comme le PIB par tête est huit fois plus élevé à Freedonia qu’à Sylvania, les différences de taux d’épargne et d’investissement expliquent une partie seulement de la différence observée des niveaux de vie : en fait, elles expliquent un tiers de l’écart. Pour les deux-tiers restants (1), il faut chercher ailleurs.

La production de chaque travailleur ne dépend pas seulement de la quantité de capital dont il dispose ; elle dépend aussi de la productivité des facteurs, i.e. de la quantité produite par un travailleur moyen avec une quantité donnée de capital. Sachant que les travailleurs de Freedonia produisent huit fois plus que ceux de Sylvania, et que les différences de capital par travailleur rendent compte d’un écart de 2, on en déduit que la productivité est quatre fois plus élevée à Freedonia qu’à Sylvania. Pourquoi ?

Pour le savoir, vous engagez votre staff dans une séance de brainstorming. Quelqu’un suggère que si le capital produit moins à Sylvania qu’à Freedonia, c’est peut être parce qu’on y utilise une technologie moins avancée qu’à Freedonia. Par technologie, il faut entendre les connaissances disponibles qui déterminent les choix de production – quels composants et quels équipements utiliser ? Comment les utiliser ? etc. Par définition, le progrès technologique est ce qui permet d’obtenir plus de produit (output) avec une même quantité de facteurs (inputs).

Convaincu d’être sur la bonne piste, vous réexpédiez vos spécialistes sur le terrain pour étudier au plus près l’état de la technologie. Une semaine plus tard, leurs observations font apparaître une conclusion étonnante : technologiquement, Sylvania a approximativement 35 ans de retard sur Freedonia. Autrement dit, la technologie actuellement utilisée à Sylvania correspond à celle utilisée à Freedonia il y a 35 ans !

Pour évaluer dans quelle mesure cet écart technologique rend compte de l’écart de développement entre les deux pays, vous posez à votre staff la question suivante : « Si ses travailleurs utilisaient la même technologie qu’il y a 35 ans, de combien le PIB de Freedonia serait-il réduit ? »

Votre staff fait tourner ses modèles et ses ordinateurs, et vous apporte la réponse : compte tenu des progrès technologiques survenus depuis 35 ans, le PIB par tête a doublé. Autrement dit, le niveau de vie des habitants de Freedonia serait aujourd’hui deux fois plus bas si la technologie était restée constante.

Ainsi, la moitié de l’écart de productivité entre les deux pays s’explique par l’écart technologique (2). Quid du reste ?

Sur le terrain, votre équipe a fait une autre découverte : les travailleurs de Freedonia ne disposent pas seulement de davantage de capital et d’une meilleure technologie, ils en font aussi un meilleur usage. Ils travaillent plus vite et mieux – ils perdent moins de temps et la qualité des produits est meilleure. Même quand on compare des entreprises qui utilisent la même technologie et la même quantité de capital, les travailleurs de Freedonia produisent plus que ceux de Sylvania. En un mot, ils sont plus efficients. L’efficience évalue l’efficacité de la combinaison productive: une entreprise, une économie, sera dite plus efficiente qu’une autre si, en utilisant la même technologie, elle parvient à produire davantage avec la même quantité de facteurs de production. Les écarts de productivité qui ne peuvent être imputés à un écart technologique traduisent des différences d’efficience. Compte tenu d’un écart de productivité de 4 et d’un écart technologique de 2, les travailleurs de Freedonia sont deux fois plus efficients que ceux de Sylvania.
.
Vous pouvez à présent rédiger votre rapport pour le Roi. Vous y expliquez que la pauvreté relative de Sylvania a trois sources : un taux d’investissement moins élevé, une technologie inférieure, et une moindre efficience. Chacun de ces problèmes contribue pour un tiers à expliquer le retard de Sylvania sur Freedonia. Si l’un ou l’autre de ces problèmes était résolu, l’écart des niveaux de vie entre les deux pays serait ramené de 8 à 4 ; si deux problèmes sur trois étaient résolus, l’écart serait ramené à 2 ; si les trois problèmes étaient résolus, Sylvania rattraperait rapidement son voisin.

Vous remettez votre rapport au Roi, qui donne un dîner fastueux en votre honneur. Il vous remercie courtoisement, mais n’est pas très satisfait de vos conclusions. Il sait à présent ce qui ne va pas, mais il ne connaît toujours pas la source du mal : « C’est comme si vous m’aviez dit que mon cheval favori a perdu parce que ses muscles sont faibles et son sabot douloureux. Vous ne m’avez pas indiqué l’origine de ces problèmes : par exemple, cela vient-il d’une mauvaise alimentation, d’un entraînement inadapté, ou d’un mauvais élevage ? Je veux connaître les causes profondes des problèmes de mon pays. »

Le lendemain, vous convoquez votre staff pour une nouvelle séance de brainstorming. Quelles sont les causes premières – les fondamentaux – du retard de Sylvania ? Vos recherches ont permis de découvrir les causes prochaines : Sylvania n’investit pas assez, n’innove pas assez, et utilise mal le capital et la technologie dont elle dispose. Tous ces facteurs sont sans doute la conséquence de facteurs plus profonds. Lesquels ?

Peut être la culture, la géographie ou la politique économique sont elles responsables du retard de Sylvania ? Pour le savoir, vous engagez votre équipe dans un vaste programme de recherche, en étudiant, pour un grand nombre de pays, les corrélations entre diverses variables culturelles (la religion, la fragmentation ethnique, …), géographiques (le climat, la dotation en ressources naturelles, l’enclavement, …), économiques (le taux de prélèvements obligatoires, les tarifs douaniers, la réglementation du travail, …), et le taux d’investissement, le niveau technologique, l’efficience productive.

Dans ce type de recherches, les corrélations observées sont d’interprétation délicate : par exemple, il peut y avoir une variable cachée, et il n’est pas toujours évident de distinguer la cause et l’effet. Mais la chance est avec vous. Il se trouve que, sur presque toutes ces dimensions, Sylvania et Freedonia sont très proches. Les deux pays ont à peu près le même climat, un bon accès à la mer, des fleuves navigables ; leurs ressources naturelles sont assez comparables ; ce sont des nations ethniquement homogènes, avec la même religion, etc. Il n’y a que sur une dimension que les deux pays se démarquent, mais la différence est alors très marquée et, à l’analyse, rend bien compte des inégalités de développement entre les nations en général, et entre Sylvania et Freedonia en particulier.

Après avoir accompagné à l’aéroport les membres de votre staff, vous rédigez un second rapport pour le Roi.

« La cause fondamentale de la pauvreté relative du royaume de Sylvania, écrivez-vous, tient à son mode de gouvernance. Si on la compare à la démocratique Freedonia, la monarchie de Sylvania nuit gravement au développement économique du pays. Les résidents de Sylvania voudraient bien épargner, investir ; s'ils ne le font pas, c’est parce qu’ils risqueraient à tout moment d’être expropriés par le Roi. Par contraste, à Freedonia, la propriété est bien protégée, et les citoyens sont confiants qu’ils pourront jouir paisiblement des fruits de leur épargne. A Freedonia, les esprits les plus inventifs sont bien payés de leurs efforts quand ils développent de nouvelles technologies plus productives. En revanche, à Sylvania, les savants les plus talentueux consacrent tous leurs efforts à inventer de nouvelles armes pour équiper les armées du Roi, sans cesse sur le pied de guerre ; de façon générale, le plus sûr moyen d’accéder à la richesse et au prestige consiste à gagner les faveurs du Roi, et c’est précisément à quoi s’évertuent les hommes et les femmes les plus capables du pays. A Freedonia, au contraire, la voie de la réussite passe par des réalisations socialement plus utiles, comme de bien faire son travail. C’est pourquoi les entreprises y sont plus efficientes qu’à Sylvania. En définitive, toutes les sources de la pauvreté relative de Sylvania, que nous avions identifiées dans notre rapport précédent – la faible accumulation du capital, le retard technologique, l’inefficience – ont une seule et même source : la monarchie. »

Vous remettez votre rapport au Roi et vous retirez précipitamment. Filant vers la frontière, avec la garde présidentielle à vos trousses, vous réalisez que tant d’efforts et tant d’intelligence auraient été beaucoup mieux récompensés de l’autre côté de la frontière, à Freedonia.

-----------------

nb : on pourrait appliquer au cas de Sylvania ce que Chinua Achebe écrit à propos de son pays :

« Le problème du Nigeria tient purement et simplement à l’échec de ses dirigeants. Il n’y a fondamentalement rien de mauvais dans la mentalité nigériane, il n’y a rien de mauvais dans la terre, le climat, l’air, l’eau ou quoique ce soit d’autre au Nigeria. Le problème nigérian tient à l’absence de volonté ou à l’incapacité de ses dirigeants à s’élever jusqu'à l’esprit de responsabilité et le souci d’exemplarité qui sont les signes distinctifs d’un véritable leadership. » (Ma traduction)

==> Sur ce thème, cf. What Makes a Nation Rich? by Daron Acemoglu, avec infographie: The Atlas of prosperity and failure (Esquire)

Notes

[1] Un facteur de 2 représente un tiers de l’écart global (8 = 2 x 2 x 2)
[2] Un facteur de 2 pour un facteur de 4

1 commentaire:

Anonyme a dit…

merci