29 sept. 2009

L'imagination graphique

Pour représenter les taux de survie sur le Titanic, selon le sexe et la classe des passagers (Première, Seconde, Troisième), et selon le statut à bord (passagers vs membres d'équipage), Robert Kozara, professeur de communication graphique, propose le graphique suivant :

Personnellement, je trouve ce graphique passablement compliqué. En fait, il demande plus d'attention et de réflexion que le tableau à double entrée qui a servi à le construire. Il me semble qu'avec un peu d'imagination graphique, on pourrait faire quelque chose de plus clair (le modèle est ici bien sûr Charles Joseph Minard : Le meilleur graphique statistique jamais conçu). En cherchant un peu sur le site de Robert Kozara (EagerEyes), j'ai trouvé cet autre graphique réalisé par ses étudiants autrichiens, à mon avis beaucoup plus clair :
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(cliquez pour agrandir)

nb : sur "Understanding Incertainty", La rose de Nightingale, en version animée ! Etonnant ! (il faut cliquer sur les onglets du haut...)

24 sept. 2009

Deux mondes (2)

Il est aujourd'hui de bon ton de dénigrer le PIB par habitant. Ce serait un mauvais indicateur du bien être, qui renseigne sur le niveau de vie, mais laisserait de côté l'essentiel : la qualité de la vie.
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Il n'en reste pas moins, en règle très générale, qu'"on préfère avoir plus de quelque chose que moins" (1). C'est sans doute pourquoi on nomme "bien" plutôt que "mal" une "chose matérielle qui procure une jouissance" (Grand Robert). Parce qu’elle permet à chacun d’accéder à plus de biens, la croissance économique devrait donc ajouter au bonheur du plus grand nombre.
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Pour le comprendre, comparons le niveau de vie de deux familles, dont l'une vit dans un pays riche et l'autre dans un pays pauvre. Dans son manuel, David Weil a astucieusement juxtaposé les deux photos ci-dessous (2). Elles représentent une famille anglaise type et une famille indienne type, avec leurs possessions étalées devant elles, et leur maison derrière :
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Apparemment, le niveau de vie de la famille anglaise est très supérieur à celui de la famille indienne. Ce niveau de vie supérieur permet à la famille anglaise d'avoir aussi une qualité de vie meilleure. Logiquement, elle s'estime plus satisfaite de sa vie (3).
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(cliquez pour agrandir)

Notes

(1) Gregory Mankiw, Principes de l’Economie, Economica, p. 575

(2) David N. Weil, "Economic Growth", Addison & Weisley, 2d edition, 2008

(3) David Leonhardt : Maybe Money Does Buy Happiness After All, New York Times, 16 april 2008. Le graphique est de Betsey Stevenson and Justin Wolfers d'après les résultats des enquêtes Gallup dans le monde (cf. leur article).

22 sept. 2009

Le monde la nuit

Le PIB par habitant est sans doute le moins mauvais indicateur dont nous disposons pour comparer les niveaux de vie dans l'espace ou dans le temps. Mais ses limites sont nombreuses : la statistique publique ne parvient pas à intégrer correctement les nouveaux produits (ici), ni à évaluer correctement la production, la population et le coût de la vie dans les pays en développement (les données en monnaie locale devant être converties en $, il faut calculer un taux de change vérifiant la parité des pouvoirs d'achat, tel qu' un $ ait partout le même pouvoir d'achat).

Depuis peu, grâce à de nouveaux logiciels et aux données satellitaires fournies par la Nasa, on dispose d'un autre moyen, plus évident, de comparer les niveaux de vie dans le monde. Pour se faire une bonne idée des écarts de développement, il suffit d'observer depuis le ciel à quoi ressemble le monde la nuit.

(cliquez pour agrandir)
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Voir le monde la nuit en dit long sur le niveau de développement de l'Afrique. Sans électricité, les équipements industriels et informatiques ne peuvent se diffuser. Sans électricité, nombre d'activités que nous tenons pour évidentes deviennent problématiques à la tombée de la nuit -- et, sous les tropiques, la nuit tombe chaque jour aux alentours de 18 heures. Par exemple, il devient difficile de lire. Sur la photo ci-dessous, on voit des étudiants africains bachoter la nuit, à la lueur des réverbères. Ils sont à l’aéroport, le seul endroit de la capitale où il y ait un éclairage public !
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Etudiants à Conakry (Guinée). Source : BBC -- cliquez dessus pour l'agrandir. Cette photo a été produite par Paul Romer lors d'une conférence à la Long Now Foundation : A Theory of History, with an Application

On peut aussi comparer un même région à deux moments différents. Voici, par exemple, à quoi ressemble l'Europe de l'est en 1992, puis en 2002 :

Henderson, J. Vernon, Adam Storeygard, and David N. Weil : Measuring economic growth from outer space (Vox)
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19 sept. 2009

Deux mondes (1)

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Le texte ci-après est librement traduit du prologue d'un livre de Partha Dasgupta : "Economics: A Very Short Introduction", Oxford University Press, 2007

Le monde de Becky

Becky est américaine. Elle a dix ans et vit avec ses parents et son grand frère Sam dans une banlieue résidentielle du Midwest. Son père travaille pour un cabinet spécialisé dans le droit de la propriété industrielle (il est « patent attorney »). Son salaire varie chaque année en fonction des bonus, mais descend rarement en dessous de 145 000 dollars. Les parents de Becky se sont rencontrés à l’Université. Les premières années, sa mère a travaillé dans une maison d’édition. Mais, après la naissance de Sam, elle a choisi de rester au foyer et de se consacrer à plein temps à l’éducation des enfants. Maintenant que Becky et Sam vont à l’école, la mère de Becky contribue bénévolement aux activités de l’école.
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La famille vit dans une grande maison. Il y a quatre chambres et deux salles de bains à l’étage, une vaste salle-à-manger, une cuisine moderne aménagée, une pièce de vie, et des toilettes au rez-de-chaussée. Il y a aussi le jardin d’agrément, où la famille s’égaye quand il fait beau. Même si la maison n’est pas finie de payer, les parents de Becky possèdent un portefeuille d’actions et d’obligations, et un livret d’épargne. Tous les mois, son père cotise pour un plan d’épargne retraite ; il met aussi un peu d’argent de côté, dans un compte spécial, pour financer les études de Sam et Becky quand ils iront à l’université. Les biens de la famille sont assurées, et les vies de chacun aussi. Les parents de Becky disent qu’il faut faire attention à l’argent, et se plaignent souvent que les impôts sont élevés. Ils n’en possèdent pas moins deux voitures ; les enfants vont chaque année en colonie de vacances, et toute la famille part en villégiature chaque été. Ses parents disent aussi à Becky que sa génération sera encore mieux lotie que la leur.

Becky se montre soucieuse de protéger l’environnement, elle insiste pour aller à l’école en vélo. Quand elle sera grande, elle veut être docteur.
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Le monde de Desta

Desta a dix ans elle-aussi. Elle vit avec ses parents et cinq frères et soeurs dans un village du sud-ouest de l’Ethiopie. La famille vit dans une hutte de deux pièces, avec un toit de chaume. Le père de Desta cultive du maïs et du teff (une céréale qu’on ne trouve qu’en Ethiopie) sur un demi-hectare de terre, concédé par l’Etat. Son fils aîné l’aide à cultiver la terre et à élever les bêtes – une vache, deux chèvres et quelques poulets. L’essentiel du maïs est autoconsommé, il constitue la base de l’alimentation. Le reste de la petite production familiale est vendu pour obtenir du cash.
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La mère de Desta s’occupe du petit jardin familial, où elle cultive des choux, des oignons, et une tubercule locale appelée enset. Pour compléter le revenu familial, elle fabrique et vend un peu de bière de maïs. Elle doit aussi faire la cuisine, nettoyer la maison, laver le linge, et s’occuper des tous petits. Malgré une journée de travail de quatorze heures, elle ne pourrait venir à bout de toute la tâche sans l’aide de Desta. Il faut piler le maïs, pétrir et cuire la pâte, si bien que la cuisine demande à elle seule près de cinq heures de travail. Desta et sa grande sœur aident leur mère dans les tâches ménagères et s’occupent aussi des plus petits. Seul un jeune frère est scolarisé ; Desta et sa sœur n’ont jamais été à l’école. Leurs parents ne savent ni lire ni écrire, mais ils savent compter.

La maison de Desta n’a pas l’électricité, ni l’eau courante. Tout autour, les points d’eau, les pâturages, les bois sont des biens communs, propriété collective des villageois d’où les étrangers sont exclus. Chaque jour, la mère et ses filles vont chercher l’eau, collecter le bois de feu, cueillir des baies et des plantes dans les bois. La mère de Desta se plaint souvent qu’il faut aller de plus en plus loin pour se procurer le nécessaire de chaque jour.
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Il n’existe localement aucune institution de crédit ou d’assurance. Comme les funérailles coûtent cher, le père de Desta a rejoint il y a longtemps une association locale d’assurance (l’iddir, qui permet aux ayant-droits de faire face aux frais le moment venu), à laquelle il cotise chaque mois. Quand il a acheté la vache, il a investi toute l’épargne accumulée depuis des années, et cachée jusque là dans la maison. Comme ça n’a pas suffi, il a dû emprunter ce qui manquait à la parentèle, en promettant de rembourser dès qu’il pourrait. De leur côté, ses parents n’hésitent pas à venir solliciter son aide quand ils sont dans le besoin – ce qu’il ne manque pas de leur accorder, dans la mesure de ses moyens. Le père de Desta dit que ce système de réciprocité entre lui et ses proches fait partie de leur culture. Il dit aussi que ses fils représentent son principal capital : il compte sur eux pour s’occuper de lui et de la mère de Desta dans leur vieillesse.

Le revenu de la famille de Desta est d’environ 5 500 $ par an, aux prix des Etats-Unis, dont 1 100 $ représentent la valeur des produits obtenus sur les « communs ». Cependant, comme les précipitations sont capricieuses, le revenu familial peut fluctuer énormément d’une année sur l’autre. Les mauvaises années, les réserves de grain sont épuisées bien avant la nouvelle récolte. Pendant la soudure, la nourriture se fait rare et tout le monde s’affaiblit, les plus petits surtout. Ce n’est qu’après la récolte qu’on peut se requinquer, reprendre du poids et des forces. Par suite de ces famines périodiques et aussi des maladies, Desta, ses frères et ses sœurs sont des enfants chétifs ; deux autres petits sont morts en bas âge, victimes du paludisme et de la dysenterie ; la mère de Desta a connu aussi plusieurs fausses couches.

Desta sait que, d’ici cinq ans, elle sera mariée à un paysan des environs. Elle devra alors quitter son village pour aller vivre chez son mari. Elle prévoit que sa vie ressemblera à celle de sa mère.

De toute évidence, Becky et Desta connaîtront des destinées très différentes. Et pourtant, les deux fillettes sont, à maints égards, très semblables. Elles aiment jouer, manger, bavarder ; elles sont très proches de leur famille, et se tournent vers leur mère quand elles sont malheureuses ; elles aiment porter de jolis vêtements, passent par les mêmes émotions, se montrant tour à tour désappointées, ennuyées, ou joyeuses. Et c’est pareil avec leurs parents. Ils ont une bonne connaissance du monde qui les entoure, prennent soin de leur petite famille ; ils se montrent ingénieux et opiniâtres pour assurer le présent et préserver l’avenir.

Si les destinées de Becky et Desta sont à ce point dissemblables, c’est qu’elles ne bénéficient pas des mêmes opportunités et ne rencontrent pas les mêmes obstacles. En un certain sens, Desta est plus contrainte que Becky, plus limitée dans ses possibilités.
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Entre le monde de Becky et le monde de Desta, il y a toute la différence entre un pays riche et un pays pauvre :
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9 sept. 2009

Fécondité et développement

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L'intérêt de nos enfants n'est pas d'être nombreux. Pour que nous puissions les cultiver avec soin, il est bon que nos efforts ne se dispersent pas sur un trop grand nombre de têtes.

Emile Durkheim, CR d’Arsène Dupont, Natalité et démocratie, L’Année sociologique, 3, 1900
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La transition démographique (1) a permis que la révolution industrielle débouche sur l’augmentation spectaculaire des niveaux de vie observée depuis deux siècles. Sans elle, la croissance économique aurait été annulée par la croissance démographique, et l’humanité n’aurait pu s’extraire du verrou malthusien.

En Angleterre et dans la plupart des pays occidentaux, c’est vers 1870 que la fécondité a entamé son déclin. Un siècle plus tard, le même phénomène s’est répété dans les pays en développement : comme le montre le tableau ci-après, aucune région du monde ne fait exception.
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Tout se passe comme si les hommes faisaient moins d’enfants en devenant plus riches. Or, dans le règne animal et dans le monde préindustriel, c’est assez universellement le contraire qui est observé : la fertilité y varie en fonction croissante de l’abondance des ressources. Malthus a bâti sa célèbre thèse sur ce constat. En contexte d’abondance, les freins qui limitent la fécondité se relâchent. Les gens font autant d’enfants qu’ils en désirent, puisqu’ils ont les moyens de les élever, et ces enfants survivent en plus grand nombre, puisqu’ils sont mieux nourris, mieux logés, etc.… Le contraire se produit en période de disette ou de pauvreté.

Comment expliquer que le développement économique s’accompagne partout d’une baisse marquée de la fécondité ?

Une première raison qui vient à l’esprit tient au développement et à la diffusion des moyens modernes de contraception. En permettant aux familles d’éviter les naissances non désirées, la contraception contribue à réduire la fécondité. Mais, outre que la pilule n’est apparue en occident que dans les années 60, soit près de cent ans après les débuts du mouvement de baisse de la fécondité, les enquêtes réalisées dans les pays en développement montrent que l’impact de la contraception ne peut être que limité : les naissances non désirées représenteraient en moyenne à peine 17 % des naissances, soit 0.86 enfant par femme (cf. graphique).
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Il faut donc chercher ailleurs les raisons de la baisse de la fécondité observée dans le monde. Trois pistes sont à privilégier.

La baisse de la mortalité. Quand les taux de mortalité juvénile diminuent, il devient moins nécessaire de multiplier les enfants pour s’assurer d’en garder quelques uns. Supposons que l’objectif familial soit d’avoir au moins un garçon, et que la moitié des enfants n’atteignent pas l’âge de 20 ans. Il faut faire en moyenne quatre enfants, pour espérer qu’un garçon survive. Et encore, avec deux garçons, le risque de les perdre tous est de 25 %. Pour le réduire à 6 %, il faudrait en moyenne mettre au monde 8 enfants. Ce qui représente un taux net de reproduction de 2. A ce taux, deux filles remplacent une mère et la population double à chaque génération. Imaginons à présent que le taux de mortalité juvénile soit proche de 0 %. En pareil cas, il suffit aux familles de faire en moyenne deux enfants pour s’assurer qu’au moins un garçon survive. Le taux net de reproduction est ici égal à 1, le niveau requis pour assurer la reproduction des générations.

Le problème avec cette analyse, c’est que, dans les pays européens, la baisse de la fécondité n’a suivi qu’avec près d’un siècle de retard la baisse de la mortalité. En Angleterre, la baisse de la mortalité a commencé dans les années 1730, et la fécondité, loin de diminuer, a augmenté jusqu’en 1820.

L’augmentation des revenus. Pour Gary Becker, la croissance du niveau de vie suffit à expliquer la transition démographique. D’un côté, la hausse des revenus incite les gens à faire plus d’enfants. Cet effet revenu correspond à la relation observée par Malthus, et c’est bien ce qui se passe dans les premiers temps de la croissance, comme en Angleterre. Mais, bientôt, l’effet revenu est contrebalancé par un autre : l’effet de substitution. L’augmentation des revenus accroît la valeur du temps, et par suite le coût d’opportunité des enfants. Or, l’éducation des enfants est par nature une activité chronophage. Dans la mesure où les parents, et plus particulièrement les femmes, doivent réduire leur activité professionnelle, le coût d’opportunité des enfants s’élève avec les revenus du travail. De ce point de vue, la croissance économique, en élevant la rémunération horaire du travail, incite les gens à faire moins d’enfants.

Mais les décisions que doivent prendre les parents ne portent pas seulement sur le nombre d’enfants qu’ils désirent, elles portent aussi sur le montant des dépenses qu’ils sont disposés à leur consacrer. De ce point de vue, la hausse des revenus n’affecte pas seulement la quantité des enfants désirés (leur nombre), elle affecte aussi leur qualité (la dépense par enfant). Il faut donc distinguer, dans l’effet revenu, un effet quantité (plus d’enfants) et un effet qualité (plus de dépense par enfant). A l’évidence, au fur et à mesure que s’élève le niveau de revenus, l’effet qualité tend à primer l’effet quantité. En devenant plus riches, les gens font moins d’enfants parce qu’ils choisissent d’investir plus de temps et d’argent sur chaque enfant. Cette préférence pour la qualité s’explique par la nature des enfants, un « bien supérieur » s’il en est. De la même façon, quand leurs revenus augmentent, les gens dépensent plus pour se loger ; mais ils n’achètent pas plus de maisons, juste des maisons de meilleure qualité.

Le problème de la thèse beckerienne est que la baisse de la fécondité est survenue simultanément dans des pays aux niveaux de vie très différents. Ainsi, à partir de 1870, la fécondité baisse simultanément en Angleterre, en Allemagne, en Suède, et en Finlande, dont les indices de PIB par habitant sont respectivement de 100, 57, 48 et 36. En vérité, l’effet de substitution et la préférence pour la qualité ne sont pas seulement déterminés par le revenu. Avec la révolution industrielle, la demande de capital humain a progressivement augmenté. Le mouvement s’accélère dans la deuxième moitié du 19ème siècle, avec la deuxième révolution industrielle et l’accélération du progrès technique.

L’augmentation de la demande de capital humain. Dans les sociétés paysannes, la division du travail évolue peu, le progrès technique est limité, les apprentissages sont simples. Un enfant apprend de ses parents tout ce qu’il a besoin de savoir. Partant, le rendement du capital humain est faible. La révolution industrielle change la donne. Par milliers, les gens quittent les campagnes pour les villes, la terre pour l’usine. S’adapter à ce nouvel environnement requiert des compétences nouvelles, plus complexes, qui ne peuvent être transmises par les parents ; certaines ne peuvent pas même être apprises sur le tas. Un détour par l’école, un apprentissage chez un maître, s’avère nécessaire. Mais ces formations sont coûteuses : il faut généralement payer le maître, et les enfants restent plus longtemps à la charge des parents. Les ressources familiales étant limitées, le sacrifice consenti par les parents sera d’autant plus efficace s’il est réparti sur un nombre réduit d’enfants. C’est un peu l’histoire que nous conte Robert Lucas dans sa lecture du roman de Naipaul : Une maison pour Monsieur Biswas (ici).

Quand ils observent autour d’eux que l’éducation paie, les autres parents investissent à leur tour dans l’éducation de leurs enfants. De fil en aiguille, le stock de capital humain s’élève, et, avec lui, le taux de croissance économique et le rendement du capital humain. Un cercle vertueux de croissance est enclenché, mais les enfants, scolarisés plus longtemps, coûtent aussi plus cher. La préférence pour la qualité en découle …

L’effet de substitution s’explique lui-aussi par l’augmentation de la demande de capital humain. Dans le processus de développement, des activités nouvelles apparaissent, qui requièrent des qualifications accessibles aux femmes. Le taux d’emploi et le niveau de qualification des femmes s’élèvent. Plus qualifiés, ces emplois sont aussi mieux rémunérés. Le coût d’opportunité des enfants augmente en conséquence.

Le président algérien Boumediene avait donc raison quand il soutenait, en 1975, à la tribune des Nations unies, que « le développement est le meilleur contraceptif ». En réduisant le risque de mortalité précoce, en élevant le niveau de vie des parents et le coût des enfants, le développement incite les gens à faire moins d’enfants, à privilégier la qualité sur la quantité. La baisse de la mortalité permet aux parents de concentrer leurs efforts et leurs ressources sur l’éducation d’un nombre réduit d’enfants, et l'adaptation de la fécondité est d’autant plus nécessaire que le rendement et le coût de l’éducation se sont fortement élevés du fait du progrès technique.

Dans certains pays, la fécondité a tellement baissé que la reproduction des générations n’est plus assurée (Japon, Italie, Canada, Allemagne), faisant craindre pour le financement des systèmes de retraites et de santé. Ces craintes paraissent d’autant plus fondées que les générations du baby bust entrent dans la vie active au moment même où se retirent les générations du baby boom. Mais, si l’on en croit une étude récente publiée dans la revue Nature, la baisse historique de la fécondité toucherait à son terme dans les pays riches (2). Dans les pays les plus avancés, la fécondité s’est même récemment remise à augmenter. Pour l’hebdomadaire The Economist, tout se passe comme si, au-delà d’un certain niveau de développement humain, « the demographic transition goes into reverse » (cf. graphique).
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En 1975, la relation entre l’Indice de Développement Humain et l’Indice synthétique de fécondité était fortement négative et clairement linéaire. A l’époque, l’IDH le plus élevé était celui du Canada (0.89). Trente ans plus tard, la relation entre l’ISF et l’IDH a pris les allures d’une courbe en J. Vingt quatre pays affichent désormais un IDH supérieur à 0.9. Parmi ceux dont l’IDH est supérieur à 0.95, la fécondité tend à s’élever, jusqu’au niveau de 2 enfants par femme.

Que s’est-il passé ? Pourquoi les riches font-ils désormais plus d’enfants en devenant plus riches ?

Le rebond de la fécondité observé dans les pays riches pourrait tenir simplement à la contribution des immigrés. De fait, en France, la fécondité des immigrées est supérieure à la moyenne : 2,6 enfants par femme contre 1,9 pour l’ensemble des femmes, en 2004. Mais elles ne représentent que 15 % de l’ensemble des femmes en âge de procréer, aussi leur contribution marginale au taux de fécondité national excède-t-elle à peine 0.1 point (3). En outre, il y avait déjà des immigrés en France en 1975. L’immigration ne suffit donc pas à expliquer la remontée récente de l’indicateur synthétique de fécondité, observée en France et dans d’autres pays occidentaux.

Il semble que l’essentiel de l’explication tienne à une illusion statistique. En France, l’indicateur synthétique de fécondité est passé de 1,65 à 2,00 enfants par femme entre 1993 et 2008 (4). Cela pourrait laisser penser que les couples ont de plus en plus d’enfants. Mais ce n’est pas ce qui se passe. En fait, la descendance finale des femmes nées depuis 1945 est remarquablement stable, autour de deux enfants par femme (cf. graphique). Les françaises font autant d’enfants qu’il y a trente ans, mais elles les font plus tard. Ce report des maternités a déprimé un temps l’indicateur synthétique de fécondité, construit sur l’hypothèse d’une stabilité à court terme de la fécondité selon l’âge. Avec la fin de ce mouvement, on assiste à présent à une remontée de l'indicateur synthétique.
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Il reste que la fécondité ne baisse plus dans les pays riches, voire augmente légèrement. Et pourtant, depuis 1975, le taux de scolarisation des jeunes, et partant, le coût des enfants, n’ont cessé d’augmenter. De même, les taux d’activité et les salaires des femmes se sont fortement accrus. On aurait donc pu s’attendre à voir baisser la fécondité. Or, ce n’est pas ce qui s’est produit. Une explication possible serait qu’à partir d’un certain niveau de revenu par habitant, il devient plus facile de concilier quantité et qualité des enfants. Dans les pays riches, la croissance a permis d’augmenter les revenus du travail, mais aussi de réduire le temps de travail, de financer des politiques familiales plus généreuses et de développer le service public d’éducation. La prise en charge d’une part croissante du coût des enfants par l’Etat, et l’augmentation du temps libre ont fortement réduit pour les femmes le coût d’opportunité des enfants. D’un autre côté, l’augmentation du revenu disponible a permis aux familles d’investir plus sur chaque enfant sans qu’il soit nécessaire de réduire le nombre d’enfants ; elle a aussi permis aux familles qui le désirent d’élever plus d’enfants, sans sacrifier leur qualité.

Sources

Robert Lucas, Lectures on Economic Growth, Cambridge UP, 2002. Cf. ce billet : La clef du développement (trad. partielle du chapitre où Lucas se livre à une magistrale exégèse du roman de Naipaul : Une Maison pour Mr Biswas).

David Weil, Economic Growth, chap. 4 & 5, 2d edition, Addison-Wesley, 2008. Cf. les diapositives avec tous les graphiques du livre, sur le site compagnon.

Gary Becker, An economic analysis of fertility, In Gary S. Becker & James S. Duesenberry & Bernard Okun : Demographic and Economic Change in Developed Countries, 1960

Oded Galor, Theories of the Demographic Transition

Notes

1. La transition démographique désigne le passage d’un régime démographique traditionnel, caractérisé par une mortalité et une natalité élevées, à un régime moderne, caractérisé par une mortalité et une natalité basses. Dans un premier temps, la mortalité chute, grâce à une meilleure alimentation, une meilleure hygiène (privée et publique), et de meilleurs soins. Dans une deuxième phase, la fécondité diminue rapidement et le taux d’accroissement naturel se réduit fortement.
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Source : Wikipedia. Cf. aussi cette très bonne animation de l’Ined sur la transition démographique

2. Advances in development reverse fertility declines (pdf), by Mikko Myrskylä, Hans-Peter Kohler and Francesco C. Billari, in Nature 460. CR de The Economist : The demographic transition goes into reverse, 8th august 2009

3. Cf. Deux enfants par femme dans la France de 2006 : la faute aux immigrées, Population et Société, Ined, Mars 2007

4. Cf. France 2008 : pourquoi le nombre de naissances continue-t-il d'augmenter ?, Population et Société, Ined, Mars 2009