20 mars 2008

L’économiste comme détective

Parce qu'enseigner l'économie, c'est enseigner une façon de penser, on peut conseiller la lecture des polars de Marshall Jevons (1). Ces romans sont couramment utilisés dans les cours d’introduction à l’économie aux Etats-Unis. Les professeurs ont vu là un bon moyen de piquer la curiosité de leurs étudiants pour l’économie et de les initier au mode de raisonnement des économistes. Selon Milton Friedman, "It is hard to conceive of a more pleasant and painless way of imbibing sound economic principles than reading this fascinating, absorbing, and well-written mystery story."
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William Breit et Kenneth G. Elzinga sont deux distingués professeurs d’économie (resp. à l’université du Texas et à celle de Virginie). En 1978, sous le pseudonyme de Marshall Jevons, ils ont publié leur premier roman policier (Murder at the margin). Le succès aidant, deux autres ont parus depuis.
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Le héro en est Henri Spearman, professeur d’économie à Harvard et détective amateur. Son épouse, Pidge, tient le rôle du Dr. Watson. Le professeur Spearman est en réalité l’alter-ego de Milton Friedman. Comme Friedman, Spearman vit et pense en économiste. Au nightclub de l’hôtel, il s’attarde pour le seul plaisir de vérifier si les happy hours affectent la consommation des clients. Pour lui, tout est explicable en termes économiques.
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Pourquoi un homme qui déteste danser accepte-t-il de danser avec sa femme ? Quelqu’un suggère que l’homme aime sa femme ; mais Spearman propose une explication économiquement plus correcte : tous deux ont des fonctions d’utilité interdépendantes, de sorte que le mari éprouve une certaine satisfaction à voir sa femme heureuse.
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Pourquoi, depuis qu’il est devenu riche, Spearman trouve-t-il moins le temps de prendre du bon temps ? Paradoxe qui ne pose aucun problème à l’économiste familier de la notion de coût d’opportunité. Une soirée consacrée à sa collection de timbre est une soirée pendant laquelle Spearman ne travaille pas à une conférence, à un article, ou à un livre qui lui rapporterait beaucoup d’argent. Voilà pourquoi il a tendance à faire passer le travail avant les loisirs. Du coup, ses ventes, sa notoriété, ses honoraires augmentent ; le coût d’opportunité du loisir s’élève, et les moments de temps libre se font de plus en plus rares. Cqfd...
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On l’aura compris : pour Spearman, l’économie est d’abord un état d’esprit, une façon de penser. En l’occurrence, c’est à l’aide du seul raisonnement économique que le professeur Spearman résoud des affaires criminelles dans lesquelles il se trouve impliqué par hasard. Cela n’a rien d’étonnant si l’on réalise que la démarche du détective et celle de l’économiste ont beaucoup de choses en commun.
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Mystère et rationalité (2)
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Dans sa préface à Meurtre à la marge, Herbert Stein a bien montré la parenté entre fiction policière et science économique. Au point de départ, il y a un mystère – quelqu’un se comporte d'une manière bizarre, mais nous ne savons pas de qui il s’agit. Quand quelqu'un se comporte d'une manière qui paraît irrationnelle – qui n’est pas, en première analyse, la manière la plus évidente d'atteindre tel objectif au moindre coût – cette personne devient un mystère. Mais pour peu que l’on dispose d’observations suffisantes, le mystère se dissipe, la structure des coûts et des objectifs devient claire et le comportement cesse de paraître irrationnel.
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Dans Le Chien des Baskervilles, des événements mystérieux sont rapportés à Sherlock Holmes. Un chien gigantesque a été aperçu dans les moors. Mais quand le Dr. Watson lui demande “Then you are yourself inclining to the supernatural explanation ?”, le grand détective lui répond : “If we are dealing with forces outside the ordinary laws of nature, there is an end to our investigation. But we are bound to exhaust all other hypotheses before falling back on this one”.
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Tout comme Sherlock Holmes, les économistes supposent que les gens agissent rationnellement. L'hypothèse de rationalité est si centrale que les économistes sont souvent occupés à trouver des explications rationnelles à des comportements apparemment irrationnels. En fait, l'irrationnel est à l'économiste ce que le surnaturel est au détective.
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La ressemblance entre les deux discours, celui de l’analyse économique et celui du roman policier classique, devient plus évidente encore si l’on ajoute qu’outre l'hypothèse de rationalité, ils partagent une autre caractéristique importante : le concept d'équilibre.
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L’équilibre et sa perturbation (2)
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Au début du roman policier classique, l'ordre règne dans la communauté. L'action se situe typiquement dans un lieu clôs -- un bateau de croisière, une île lointaine, une vieille ville universitaire, un manoir à la campagne... -- où les divers protagonistes coulaient jusque-là des jours paisibles. Cet ordre est soudainement perturbé par un meurtre. Le désordre s’installe, le chaos menace. Survient le détective, un mastermind qui déploie des ressources extraordinaires d'observation et de déduction pour démasquer l’assassin parmi tous les suspects possibles. À la fin du récit, le détective expose le raisonnement grâce auquel il a découvert le coupable : c'est une illumination. L'équilibre est restauré.
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Dans nombre d’études de sciences économiques, la problématique est identique : l'ordre économique qui prévalait jusque-là est dérangé. Les comportements observés sont en contradiction avec les comportements attendus, i.e. prédits par la théorie. A partir d’une observation qui ébranle les certitudes économiques les mieux établies, le monde bien ordonné des économistes a basculé dans le désordre. Les faits doivent donc être réconciliés d’une façon ou d'une autre avec la théorie. L'économiste doit prouver que le comportement apparemment irrationnel est en fait conforme aux principes économiques. Ici aussi, la fin est une illumination. L'équilibre est restauré.
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A travers leurs romans, Breit et Elzinga nous démontrent la fécondité de la théorie économique, son extraordinaire capacité à révéler la logique cachée et le sens profond des activités humaines les plus ordinaires. Alfred Marshall, que Spearman tient pour le plus grand économiste du 20ème siècle, ne définissait-il pas l’économie comme "the study of mankind in the ordinary business of life" ?
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Notes :

(1) deux des trois romans ont été récemment traduits en français. Marshall Jevons. 2002. Meurtre à la marge. Economica. Idem, 2002. Équilibre fatal. Economica. Idem, 1998. A deadly indifference. Princeton: Princeton University Press.

(2) résumé de l’article du Journal of Economic Education, Fall 2002 : Economics as Detective Fiction

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