Dans les classes de lycée des séries ES, on enseigne que le PIB par habitant est un indicateur très imparfait du niveau de développement. En particulier, son évolution à long terme renseignerait mal sur la plupart des dimensions essentielles du développement humain, comme l’accès aux soins, à l’éducation, à un environnement sain, aux libertés personnelles et publiques, à la sécurité économique. Il reste que la corrélation du PIB par hab. avec chacune de ces dimensions est très élevée. En réalité, la principale limite de cet indicateur est ailleurs : les statistiques historiques de PIB par habitant sous-estiment considérablement l'augmentation réelle du niveau de vie. C'est ce que montrent brillament les textes et documents suivants (librement adaptés et traduits par moi).
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En comparaison du luxe extravagant des grands de ce monde, l’ordinaire d’un journalier paraît bien misérable ; pourtant, il est fort possible que l'ordinaire d'un prince d'Europe soit moins éloigné de celui d'un paysan frugal et laborieux, que l'ordinaire de ce dernier ne l’est de celui de la plupart des rois d’Afrique Noire, par ailleurs maîtres absolus de dizaines de milliers de vies..Adam Smith, Richesse et pauvreté des nations, 1776
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Il est manifeste que nous sous-estimons grossièrement l’ampleur de la croissance économique du 20ème siècle. Considérez le Montgomery Ward Catalog de 1895 – alors le plus important catalogue de vente par correspondance aux Etats-Unis.
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Si l’on extrait un échantillon représentatif de biens et calcule la moyenne géométrique des prix réels, on découvre que le travailleur moyen peut en 1997 acheter 6 fois plus de biens qu’en 1895. On obtient un résultat semblable à partir des statistiques historiques mesurant la croissance du PIB par travailleur : 66 000 $ vs 12 000 $ aux prix de 1995.
Si l’on extrait un échantillon représentatif de biens et calcule la moyenne géométrique des prix réels, on découvre que le travailleur moyen peut en 1997 acheter 6 fois plus de biens qu’en 1895. On obtient un résultat semblable à partir des statistiques historiques mesurant la croissance du PIB par travailleur : 66 000 $ vs 12 000 $ aux prix de 1995.
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Mais la Statistique Historique et le Montgomery Ward Catalog nous disent seulement ce qu’on pourrait obtenir aujourd’hui en affectant notre revenu aux biens et services qui existaient un siècle plus tôt. Or, bien des choses que nous produisons et consommons de nos jours n’existaient pas à l’époque !
Aussi, essayez d’y réfléchir deux minutes : quelle valeur accorderiez-vous à l’élévation de nos possibilités technologiques - la capacité à produire, non les mêmes biens toujours moins cher, mais de nouveau types de biens et de services ? eg, le chauffage central, l’éclairage électrique, la machine à laver, la radio, le téléphone, la télévision, la photocopieuse, l’ordinateur, l’automobile, l’aéroplane, etc. ?
Looking Backward, un roman d’Edward Bellamy écrit dans les années 1890s, nous en donne une bonne idée. Le héro se trouve brutalement précipité en l’an 2000. A un moment donné, comme son hôte lui demande : "Voulez-vous écouter un peu de musique ?", il s’attend à le voir s’installer au piano. C’est qu’à l’époque, pour écouter de la musique à la demande, il fallait disposer d’un piano à proximité, et de quelqu’un pour en jouer. Fantaisie qui eut coûté, en ce temps là, une pleine année de salaire au travailleur américain moyen, sans préjudice des leçons pour en jouer.
Depuis, le prix réel d’un piano Steinway a baissé de moitié, représentant tout de même 1 100 heures de travail d’un travailleur moyen. Mais si ce qui vous importe est moins le piano en lui-même que la possibilité d’écouter de la musique, il n’en coûte plus aujourd’hui que 250 $, soit 10 heures de travail en moyenne : le prix d’une bonne chaîne Hifi, avec un tuner ! Par conséquent, si l’on veut mesurer la croissance du niveau de vie, doit-on s’en tenir à la baisse de moitié du prix réel du piano ? Ou bien doit-on plutôt prendre en compte la division par 240 du prix qu’il en coûte pour écouter de la musique ?
Ecoutons la suite. Le narrateur est stupéfait de découvrir la pièce immédiatement "emplie de musique". Il s’extasie : "Si nous pouvions distribuer de la musique à domicile, parfaite en qualité, illimitée en quantité, adaptée au goût de chacun, qu'on lancerait et stopperait à volonté, nous aurions atteint aux limites du bonheur". Pour Edward Bellamy, des hauts parleurs diffusant, sur commande et par téléphone, la musique d'un orchestre représentaient "the limit of human felicity" !
Aujourd’hui, il ne viendrait à l’idée de personne de rendre grâces chaque jour à notre lecteur de CD ou à notre collection de disques. Nous n’avons pas le sentiment qu’ils nous aient mené jusqu’aux "limites de la félicité humaine" !
Il ne fait donc aucun doute que les statistiques historiques sous-estiment grandement l’ampleur de la croissance économique au 20ème siècle. Le fait est que si l’on restreignait ma consommation aux seuls biens que l’on savait produire en 1895, je serai très, très mécontent... Je regretterais d'abord la médecine d'aujourd'hui : songez que Franklin D. Roosevelt a été victime de la polio, et que Nathan M. Rothschild, l’homme le plus riche du monde dans la première moitié du 19ème siècle, est mort d'une scepticémie (cf. infra). Ensuite, le confort : l’électricité, le chauffage central, etc. Enfin, l’information : radio, télévision, hi-fi, ordinateurs, internet..., rien de tout cela n’existait en 1890... à aucun prix.
Source : Slouching toward Utopia, le cours d’histoire économique de Bradford De Long, Berkeley
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Exemple 1. Le cas de Nathan Rothshild
En juin 1836, Nathan Rothschild quitte Londres pour Francfort où il doit assister au mariage de son fils Lionel et de sa nièce Charlotte... Nathan est probablement alors l’homme le plus riche du monde... et il va sans dire qu’il a les moyens de s’offrir tout ce qu’il veut. Agé de cinquante-neuf ans, c’est un individu en bonne santé bien qu’un peu corpulent, une force de la nature, un bourreau de travail au tempérament indomptable.
Cependant, à son départ de Londres, il souffre d’une inflammation au bas du dos... En dépit du traitement médical, le mal s’infecte et devient douloureux. Qu’importe ? Nathan quitte la chambre et assiste au mariage. ... Malgré ses souffrances, il continue à gérer ses affaires et à dicter ses instructions à son épouse. Entre-temps, on fait venir de Londres le Dr Travers, célèbre praticien, et, devant son impuissance à soigner le mal, on appelle un éminent chirurgien allemand, probablement pour pratiquer une incision et nettoyer la plaie. Rien n’y fait, l’infection gagne et, le 28 juillet 1836, Nathan meurt... probablement d’une septicémie à staphylocoques ou à streptocoques - ce qu’on appelait alors empoisonnement du sang...
Tout cela se passait avant l’avènement de la théorie microbienne... Produits bactéricides et, a fortiori, antibiotiques étaient inconnus. C’est ainsi que l’homme qui pouvait tout s’offrir mourut d’une banale infection qui ne poserait aucun problème aujourd’hui, pour peu que la personne malade se rende chez un médecin, à l’hôpital, ou même dans une pharmacie.
Source : David LANDES, Richesse et pauvreté des Nations, Albin Michel 2000
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Exemple 2. Le cas de l’éclairage
Pour mesurer l’évolution du niveau de vie (le PIB réel par habitant), l’Insee déflate le PIB nominal, i.e. divise ce dernier par l’indice des prix. Or, l’indice des prix officiel prend très mal en compte certains types de biens. Par exemple, l’Insee mesure correctement l’évolution du prix de l’éclairage électrique tarifé par EDF, mais pas l’évolution du prix de l’éclairage depuis le temps de la lampe à huile. Partant, les statistiques historiques sont impuissantes à rendre compte de la formidable baisse du prix de l’éclairage survenue depuis la fin du 19ème siècle (cf. graph.).
A titre d’exemple, une ampoule de 100 watts qui resterait allumée 3 heures chaque soir émettrait en une année la même quantité de lumière que 17 000 chandelles il y a deux siècles. Pour le travailleur moyen de 1900, cela eut représenté la valeur de 1000 heures de travail (achat des bougies) ; contre 10 minutes aujourd’hui (facture d’électricité).
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Note : on appelle lumen l’unité de lumière produite par une source quelconque. Ainsi une bougie émet 13 lumens, une ampoule de 100 watts émet 1200 lumens.
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Source: William NORDHAUS, Do real-output and real-wage measures capture reality ? The history of lightning suggest not, Juin 1994, Cowles Foundation, Yale University
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Exemple 3. Le Viagra et la richesse des nations
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Cette année, des hommes vont pouvoir acheter pour un prix abordable quelque chose dont ils ont grand besoin, ce qu’ils n’auraient pu faire l’année passée... à aucun prix. Dans la mesure où certains payaient alors beaucoup plus cher pour des thérapies beaucoup moins efficaces, leur niveau de vie (leur pouvoir d’achat) et leur qualité de vie se sont considérablement accrus suite à l’introduction du Viagra.
Las ! cela n’apparaît pas dans les chiffres du PNB réel. Certes, le Viagra intègrera dès l’an prochain l’indice des prix et toute baisse de son prix contribuera à élever le PNB réel, mais à aucun moment les Comptes Nationaux ne saisiront l’essentiel de l’effet Viagra : les conséquences en termes de bien être de l’apparition ex nihilo du Viagra.
Pour saisir cet effet, il faudrait que les statisticiens s’enquièrent auprès des usagers du Viagra : « combien auriez-vous été prêt à dépenser l’an dernier (quand le Viagra n’existait pas) pour être aussi satisfait que vous l’êtes à présent ? » Réponse à laquelle il est évidemment bien difficile de répondre.
L’incapacité à quantifier l’effet sur le niveau de vie de l’apparition de nouveaux produits rend problématique les comparaisons de niveau de vie dans le temps. Officiellement, le revenu réel d’une famille américaine était en 1996 à peine plus élevé qu’en 1973 ; en réalité, cette même famille serait extrêmement déçue si elle devait revenir aux standarts de 1973 : c’était avant le magnétoscope, la parabole, le micro-ondes, l’Internet, les guichets automatiques dans les banques, etc...
Ainsi, les statistiques économiques sous-estiment considérablement les progrès du niveau de vie.
Source : Paul Krugman, extrait d'une chronique parue dans le NYT
1 commentaire:
Intéressant! J’ai rédigé deux textes traitant de sujets environnementaux, dont l’un a paru dans le journal Le Devoir. À voir sur mon blogue :
http://pourquedemainsoit.blogspot.com/2007/04/le-dogme-de-la-croissance.html
http://pourquedemainsoit.blogspot.com/2007/04/le-complot-de-leau.html
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