Dans son livre “The Haves and the Have-Nots: A Brief and Idiosyncratic History of Inequality Around the Globe”, Branko Milanovic se livre à une interprétation très originale du chef d’œuvre de Jane Austen : Orgueil et Préjugés. Il montre que les critères du choix du conjoint sont influencés par l’importance des inégalités de revenus dans la société. Le texte ci-après est librement adapté du chapitre 1 (Vignette 1. Romance and Riches, p. 33-36).
Le roman de Jane Austen parle d’amour et de mariage. Il parle aussi d’argent. L’action se déroule vers 1800. Elizabeth Bennet est une délicieuse jeune femme, belle, intelligente, et pas encore mariée. Avec ses quatre sœurs et ses parents, elle mène une existence charmante et oisive, ponctuée de bals et de partys, typique de la gentry rurale. Le revenu de la famille Bennet avoisine 3 000 £ par an -- beaucoup plus si l’on prend en compte les conditions de résidence (le coût d’opportunité de la propriété familiale, estimée à sa valeur locative). Cela suffit à situer les Bennet dans le top 1 % de la distribution des revenus en Angleterre (d'après les tables sociales compilées par Robert Colquhoun pour le début du 19ème siècle).
Elizabeth rencontre un riche prétendant, Mr. Darcy, dont le revenu annuel avoisine 10 000 £, et qui possède de somptueuses résidences, avec parcs, jardins, et chasse privés. Cela situe Mr. Darcy dans le top 0,1 % de la distribution des revenus. On comprend que Mrs Bennet voit en lui un excellent parti pour sa fille. Entre Bennet père et Darcy junior, il y a toute la différence entre les Haves et les Have-mores (pour utiliser une expression de George W. Bush). Les interactions entre ces deux groupes sont toutefois nombreuses : on socialise, on s’invite à diner, et, parfois, on se marie. De fait, Darcy a des vues sur Elizabeth : il lui fait part de son « adoration ». La jeune femme hésite. De prime abord, l’individu lui paraît antipathique. Mais on ne peut repousser, sans plus de réflexion, un parti aussi brillant.
En l’absence d’héritier mâle, la loi anglaise sur les successions stipule que les biens de Mr Bennet (le manoir, le domaine) seront légués à son détestable cousin, le Révérend William Collins. A la mort de son père, Elizabeth devra vivre sur sa part de la dot maternelle : 5000 £ à répartir entre les cinq sœurs, soit 1000 £. Le Révérend Collins, qui envisage lui-aussi d’épouser la jeune femme, fait valoir qu’avec ce capital, et compte tenu d’un taux d’intérêt de 4 %, Elizabeth pourra compter au mieux sur 40 £ de rente. C’est à peu près le salaire d’un marin au long cours, ou d’un contremaître, et environ deux fois le revenu moyen à l’époque.
Cruel dilemme. Considérons un moment la situation du point de vue de Mrs Bennet, soucieuse avant tout du bonheur de sa fille. D’un côté, Elizabeth peut épouser Mr. Darcy et jouir en sa compagnie d’un revenu annuel de 10 000 £. D’un autre côté, elle peut décliner l’offre, au risque de tomber dans ce qui semble à Mrs Bennet une implacable pauvreté -- 40 £ par an. L’écart de niveau de vie entre ces deux options est étourdissant : de 1 à 250 ! Sans compter les conditions de résidence : d'un côté, la propriété d'un somptueux manoir à la campagne, du chateau familial, et d'un hotel particulier à la ville, de l'autre, la location d'un petit cottage humide et sombre. Le coût d’opportunité d’un refus est tout simplement prohibitif. Il faudrait vraiment haïr très fort Mr. Darcy pour repousser une offre aussi avantageuse.
Aujourd'hui, la distribution des revenus est moins inégalitaire. En 2004, les ménages anglais du top 0,1% disposent de 400 000 £ net d’impôts par an et par tête, à comparer avec 81 000 £ pour le top 1% et 11 600 £ pour un ménage moyen. Rejeter l’offre d’un Darcy reste significativement coûteux, mais beaucoup moins qu’il y a deux siècles. L’écart de niveau de vie entre la vie avec Darcy et une vie avec un revenu moyen a été divisé par 14 !
Dans le roman de Jane Austen | En 2004 | |
a. Top 0.1 % | Mr Darcy : 10 000 £ | 400 000 £ |
b. Top 1 % | Les Bennet : 3000 / 7 = 430 £ | 81 000 £ |
c. Moyenne | 20 £ (Elisabeth seule : 40 £) | 11 600 £ |
Ecart a/c | 500 | 35 |
Si le dilemme d’Elizabeth est universel, les enjeux varient d’une époque à l’autre en fonction de la distribution des revenus. On peut penser que l’amour l’emportera plus souvent sur les considérations matérielles quand la société est peu inégalitaire. A l’inverse, dans une société très inégalitaire, l’amour sera le plus souvent confiné en dehors du mariage.
En bref, le degré d'inégalité au sein d'une société affecte le coût d'opportunité du mariage d'amour, et, partant, les critères de choix du conjoint (eg, l'arbitrage entre amour et argent).
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Le dilemme d’Elizabeth Bennet est aujourd’hui celui de nombreuses Chinoises.
Les jeunes Chinoises sont plus diplômées, plus indépendantes que leurs mères. Bénéficiant d’un sex-ratio très favorable (il naît 118 garçons pour 100 filles), elles n’ont aucun mal à trouver un mari et peuvent imposer leurs vues à leurs parents. Les mariages arrangés et l’âge au mariage sont en recul. Pour autant, le mariage de raison n’a pas cédé la place au mariage d’amour. Avec la croissance et la libéralisation de l’économie, les inégalités de revenus ont fortement augmenté. Cela n’a pas manqué d’affecter les critères de sélection du conjoint. Le plus important est sans conteste le niveau de revenu.
Dans un article remarquable, Alice Ekman écrit : « Sur Jiayuan.com (Shiji jiayuan, pour « La rencontre du siècle »), numéro un des agences matrimoniales en ligne du pays avec plus de 40 millions de membres, les centres d'intérêts sont indiqués en dernier sur la fiche du célibataire, bien après le montant de son revenu. Sur Zhenai.com (Zhen ai wang, pour « Réseau amour chérie »), deuxième site le plus fréquenté, on trouve parmi les dix critères de recherche avancée de l'âme soeur : « Gagne plus de 5 000 yuans par mois », « Possède une voiture » et « Possède un appartement ». Sur les deux sites, le résumé du profil du célibataire indique son salaire, mais pas ses centres d'intérêts. Ma Nuo, une candidate de l'émission « Fei cheng wu rao », a fait scandale en répondant à un célibataire au chômage qui voulait l'inviter à faire une balade sur son deux-roues : « Je préfère pleurer dans une BMW que rire sur ton vélo ! » Sur les blogs, des centaines d'hommes ont crié leur ras-le-bol des filles matérialistes, dont Ma Nuo ne serait qu'un exemple parmi des millions d'autres, leur ras-le-bol des relations amoureuses pragmatiques, initiées sur la base du nombre de mètres carrés de leur appartement ou de la marque de leur voiture. »
En contexte de fortes inégalités de revenus, le mariage est pour les femmes un moyen comme un autre d'accéder à de meilleures conditions de vie. Ce qui était vrai dans l’Angleterre de Jane Austen se vérifie aujourd’hui en Chine, où, pour les jeunes femmes les plus courtisées, le mariage est souvent « un ascenseur social avant d'être un acte d'amour » (Aline Ekman, En Chine, le mariage arrangé disparaît, mais l’argent reste un critère, Le Monde du 6 sept).
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