5 déc. 2009

Adam Smith en dix minutes

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Dans Adam Smith in Ten Minutes, une vidéoconférence depuis Glasgow University, le professeur Chris Berry esquisse en dix minutes une remarquable présentation de l'homme et de son œuvre. Son exposé a le grand mérite de lier clairement la pensée de l'économiste et celle du moraliste, la Richesse des Nations et la Théorie des Sentiments Moraux, deux œuvres que l'on a trop tendance à séparer, quand on ne les oppose pas. On trouvera ci-après une traduction française de ce texte, due à Marish et Christian Lippi (qu’ils en soient remerciés chaleureusement). J’ai pris la liberté de retoucher partiellement leur traduction, en réécrivant pour le lecteur français un discours initialement prévu pour être entendu, mais pas lu, en pensant à une éventuelle utilisation pédagogique. Le texte original en anglais, et la vidéoconférence sont disponibles ici.


Adam Smith est né à Kirkcaldy en 1723. Il est entré à l'Université de Glasgow dès l'âge de quatorze ans, ce qui n'était pas inhabituel à l'époque.

Il y étudia la logique, la métaphysique, les mathématiques et plus tard la physique newtonienne et la philosophie morale sous la direction de quelques uns des meilleurs savants de l'époque. En 1740, Smith obtint une bourse Snell (qui existe encore aujourd'hui) pour étudier au Collège Balliol à Oxford. Mais il préférait Glasgow car, à Oxford, le programme était archaïque et il pensait que les enseignants étaient paresseux – au contraire de Glasgow, leur salaire ne dépendait pas du nombre de leurs étudiants.

Après une période d'enseignement sans contrat, Smith revint à l'université de Glasgow, d'abord en tant que Professeur de Logique en 1751 puis, un an plus tard, en tant que Professeur de Philosophie Morale, poste qu'il occupa jusqu'à ce qu'il quitte le monde universitaire en 1764.

Le milieu de dix-huitième siècle fut une période d'activité intellectuelle intense, connue sous le nom des Lumières écossaises (Scottish Enlightenment). Les universités étaient au centre de cette effervescence, et Glasgow jouait un rôle majeur. Smith lui-même est bien sûr le personnage historiquement le plus important. Mais il n'était pas seul. Parmi les collègues de Smith, se trouvaient des chimistes d'avant-garde, William Cullen et Joseph Black, et l'inventeur James Watt qui travaillait aussi à l'université. Une autre figure historique était John Millar, l'élève de Smith. Il devint Professeur de Jurisprudence et l'auteur d'un travail important en sociologie historique (comme on dirait aujourd’hui).

Les thèses des deux grands écrits de Smith ont germé lors de ses années d'enseignement. La Théorie des Sentiments Moraux, publiée en 1759, s'inspirait de ses conférences. Elle fut rééditée six fois de son vivant. En plus des cours de philosophie et de jurisprudence, il intervenait aussi en histoire, en littérature et en langue. Il conservait son intérêt pour les sciences et rédigea un essai sur l'histoire de l'astronomie. Ceci est remarquable, tant par l'étendue des connaissances qu’il révèle chez Smith, que par la tentative de relier l’évolution de la connaissance astronomique à une propension fondamentale de l’homme à rechercher l'ordre.

Son deuxième livre, La Richesse des Nations, n’a été publié qu’en 1776, mais nous savons qu'il avait déjà envisagé plusieurs thèmes essentiels à Glasgow, quand il enseignait « ces arts qui contribuent à la subsistance, et à l'accumulation de la propriété, en produisant des mouvements ou des changements correspondants dans la loi et le gouvernement ». En 1787, Smith fut élu Recteur de l'Université et dans une lettre de remerciements, il notait qu'il se souvenait de ses années d'enseignant comme « de loin les plus utiles et, par conséquent de loin les plus heureuses et les plus honorables de sa vie ».


Si, conformément à l’imagerie populaire, Smith était le « père du capitalisme », l'avocat des « forces du marché », l'ennemi de la régulation gouvernementale, et celui qui croit que « la main invisible » suffit à produire des résultats économiques optimaux, alors il serait un parent décevant. Toute son œuvre est profondément imprégnée de philosophie morale. En réalité, le simple fait que la dernière édition des Sentiments Moraux, comprenant des révisions importantes, soit parue en 1790, l’année de sa mort, démontre que l'engagement de Smith pour le point de vue moral a été présent pendant et après la rédaction de la Richesse des Nations.

Les Sentiments Moraux constitue un exemple marquant d'une approche particulière de la philosophie morale – considérée non comme un ensemble de prescriptions imposées, rationnelles ou divines, mais comme l'interaction des sentiments humains, des émotions ou réactions dans le cadre réel de la vie humaine. A bien des égards, il s’agit d’un livre de psychologie sociale et morale [1]. Ce que nous pouvons appeler le comportement économique est nécessairement inscrit dans un contexte moral. Surtout, le thème fondamental du livre s’oppose à l'idée que toute moralité ou toute vertu serait réductible à l'intérêt personnel. Dès la première phrase, il nous est dit que, chaque jour, l'expérience humaine prouve le contraire : « Si égoïste qu'un homme puisse être supposé, il y a évidemment certains principes dans sa nature qui le conduisent à s'intéresser à la fortune des autres et qui lui rendent leur bonheur nécessaire, quoiqu’il n'en retire rien d’autre que le plaisir de les voir heureux ».

Notre morale est fondée sur certaines vérités concernant la nature humaine. Chacun est capable de sympathie, ou d'empathie (fellow-feeling), et cette aptitude nous permet d'imaginer ce que nous ressentirions si nous étions dans la situation de l'autre. Par ce mouvement de l’imagination, nous pouvons juger dans quelle mesure ces sentiments sont appropriés. Il nous faut comprendre ces « situations », mais Smith croit cela possible parce que les hommes sont des êtres sociaux.

Pour illustrer la nature sociale de l'homme, Smith compare la société à un miroir. C'est cette sensibilité aux autres – le plaisir que nous retirons de leur approbation, la peine que nous inflige leur désapprobation – qui explique selon Smith que les riches étalent leur richesse et que les pauvres cachent leur pauvreté. Les riches apprécient plus leurs possessions pour l'estime qu'elles confèrent que pour l'usage qu'ils en ont, et c'est cette disposition à « suivre les passions des riches et des puissants » qui établit les bases des différences de statut. C’est ce besoin de considération qui crée en chacun de nous l’incitation à améliorer notre condition. Ce thème constitue l’un des liens entre les Sentiments Moraux et la Richesse des Nations. A maints égards, les interactions morales décrites par Smith dans les Sentiments Moraux concernent des pratiques qui caractérisent la société commerciale de son époque. La complexité même de cette société voulait que la majeure partie des relations commerciales se fasse entre étrangers.

Une « société d'étrangers » est une société commerciale, définie dans la Richesse des Nations comme celle où « chacun est un commerçant ». La cohérence d'une société commerciale – ses liens sociaux – ne dépend pas de l'amour et de l'affection. Vous pouvez coexister socialement avec des gens pour lesquels vous n’éprouvez aucune émotion particulière. Comme Smith l’a formulé, en une phrase restée célèbre: « Nous n'attendons pas notre dîner de la générosité du boucher, du brasseur ou du boulanger, mais du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous n’en appelons pas à leur humanité mais à leur égoïsme (self-love), et nous ne leur parlons jamais de nos besoins mais de leur avantage. Personne, sauf un mendiant, ne choisit de dépendre principalement de la générosité de ses concitoyens ».

Cela ne signifie pas que Smith nie le caractère vertueux de la générosité. Quand il entreprit d’écrire la Richesse des Nations, il fit clairement entendre que la « richesse » résidait dans le bien-être des gens. Ce qui recouvre non seulement leur prospérité matérielle mais aussi leur bien-être moral. De même, il pensait que l'état de pauvreté était une situation misérable et qu’il fallait louer le commerce, parce qu’il améliore la vie des hommes.

La grande réussite de la Richesse des nations fut de discerner des principes d'ordre dans le chaos apparent du comportement commercial ou marchand – il n'est pas fortuit, on peut le ramener à quelques principes simples. Pour cette raison, on a pu dire de Smith qu’il était le Newton de l’économie politique. Il n'est pas inutile de souligner que le titre complet est Recherche sur la Nature et les Causes de la Richesse des Nations.

Il identifie des principes de base comme la propension humaine à « transporter, marchander et échanger » qui sous-tend la division du travail, mais, ajoute-t-il, tout cela suppose un marché, lequel nécessite des institutions pour garantir la justice, comme un gouvernement ; et tout ceci repose mutuellement sur des principes de finance publique.

L’ensemble est mis en perspective dans un récit historique. Lors de ses conférences à Glasgow, il avait esquissé une histoire de l'organisation sociale en quatre grandes phases, selon la forme dominante de l’activité économique – chasseur-cueilleur, éleveur, fermier, commerce ; dans la Richesse des Nations, il expose une version claire du passage de l’agriculture au commerce. Ce processus de changement social n'est pas dû à une politique délibérée de l'homme. Ce processus révèle à Smith une vérité générale sur la vie sociale, à savoir qu'elle est soumise à des conséquences non intentionnelles. On retrouve ici l’image très répandue d’un Smith opposé aux tentatives de diriger « le marché ». En fait, ce à quoi il s'oppose vraiment, c'est aux tentatives de diriger les activités des individus, d’attenter à leur « liberté naturelle » de poursuivre leur propres buts à leur guise. C’est en soi une position « morale » et Smith n'abandonne jamais cette perspective.

Dans les premiers chapitres de la Richesse des Nations, il loue les vertus productives de la division du travail, en prenant l'exemple des manufactures d'épingles, mais, plus loin, il note que ceux dont la vie s’est passée à effectuer ces « quelques tâches simples » étaient rendus « stupides et ignorants », incapables de « former un jugement juste à propos même des devoirs les plus ordinaires de la vie privée ». La « morale » dans laquelle ces individus sont socialisés est déficiente; le « miroir » dans lequel ils se voient leur renvoie l’image de leur condition « mutilée ». C'est là le cours probable des évènements, écrit Smith, à moins que « le public » prenne des mesures pour remédier à cet état de choses en instituant un système subventionné de scolarisation élémentaire. Cet exemple montre clairement combien les théories sociales et morales de Smith ne peuvent être pleinement comprises isolément, et doivent être considérées comme un tout.
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Note

[1] Cf. par exemple “Adam Smith, Behavioral Economist", by Ashraf, Nava, Colin F. Camerer, and George Loewenstein. Journal of Economic Perspectives, 2005, Vol. 19, No. 3. [Note perso]
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nb : l'iconograghie vient de la collection de Glasgow University. Cliquez sur les images pour les télécharger en grand format.

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