19 nov. 2007

Crime et Châtiment

Le 21 mai 1924, à Chicago, un garçon de 14 ans, Bobby Franks, était enlevé et assassiné par deux jeunes gens de 18 et 19 ans, Richard Loeb et Nathan Leopold, deux étudiants de l’Université de Chicago, tous deux considérés comme des prodiges d’intelligence, et tous deux fils de milliardaires. Les meurtriers n’avaient d’autre mobile que celui de réussir un crime parfait. Lors du procès, la peine de mort fut requise, et mais la plaidoirie du célèbre avocat, Clemence Darrow, leur permit de sauver leur peau. Dans son roman "Crime", l'écrivain Meyer Lewin, qui fut le condisciple des accusés à l'Université de Chicago, a rendu compte de l'affaire. Le livre s'achève avec la plaidoierie de Clemence Darrow (alias Wilk). A noter que les coupables sont ici dénommés Artie Strauss et Judd Steiner.

Plaidoierie de Clemence Darrow
Extrait de « Crime », Meyer Lewin, 1956

« Nous nous sommes présenté devant Votre Honneur en plaidant coupable, parce que nous avions peur de nous présenter devant un jury. Et je vais vous dire pourquoi, Votre Honneur : je sais, de science certaine, que, lorsque la responsabilité est divisée par douze, il est facile d'en finir avec un être humain. Mais, si ces garçons sont condamnés à mort, ce sera vous qui les pendrez, Votre Honneur, vous ne pourrez pas dire que vous avez subi la loi de la majorité, vous commettrez cet acte froidement, délibérément et avec préméditation, et sans la moindre chance d'esquiver vos responsabilités.

Je sais, Votre Honneur, que sur 450 personnes convaincues de meurtre à Chicago au cours des dix dernières années, et qui se sont présentées en plaidant coupable, un accusé seul a été pendu. Encore la gloire en revient-elle à mon ami ici présent, qui assume la tâche d'accusateur public.

Wilk se tourna du côté de l'accusation :

- Une minute suffit pour résumer les arguments venus de ce côté : les accusés sont lâches, cruels, poltrons, malfaisants, barbares. Barbares ? - il étendit le bras - que le ministère public, si assoiffé du sang de ces deux garçons, commence donc par donner l'exemple de la pitié et de l'humanité avant de leur décerner cette épithète ! Barbares, parce qu'ils ont projeté leur crime ? Oui, certes, ils l'auront projeté ! Mais ceux qui se dressent en face d'eux sont des auxiliaires de justice, armés de la puissance de l'État, et qui, pendant des mois, n'ont rien fait d'autre que de projeter, chercher, cogiter, et travailler à la mort de deux jeunes gens.

D'après eux, le monde civilisé n'a jamais connu meurtre aussi barbare ; j'ignore jusqu'où s'étend leur monde civilisé, j'imagine qu'il se borne aux frontières de l'Illinois. Voyez-vous, Votre Honneur, cela fait quarante-cinq ans que je plaide, eh bien, je n'ai jamais rencontré un seul cas où l'avocat général ne se soit vanté de requérir dans l'affaire la plus grave qui se soit jamais produite sur terre. S'il s'agit d'un meurtre, il n'y en a jamais eu de pareil ; d'un vol, c'est le pire des vols. Et vous savez pourquoi ? Pour se grandir d'avoir triomphé dans le pire des cas.

Ces Messieurs n'ont eu garde de manquer à la tradition, ce meurtre-ci est le plus cruel qui ait jamais été commis. Et moi j'ose dire qu'il y en a eu peu qui aient été plus exempts de cruauté !

Wilk attendit quelques secondes : le temps de nous faire accepter cette audace.

- Le pauvre petit Paulie Kessler a peu souffert ; son assassinat, certes, est sans excuse. Si la mort de ces deux garçons pouvait le ramener à la vie, je dirais sans hésiter : qu'ils meurent ! Et je crois que leurs parents en diraient autant. Mais :
.
Ce qui est écrit est écrit
Par le doigt mouvant du Destin
Ni la prière ni les cris
Ne l'arrêteront en chemin
Et nulle larme de vos yeux
N'effacera l'écrit des dieux ...

Avec la fougue de la jeunesse - et son inexpérience - M. Padua est venu nous dire que, si vous les pendez, c'en sera fini du meurtre et de l'assassinat ! Or, depuis que le monde est monde, il n'a guère été autre chose qu'un abattoir, on a toujours tué, et l'on tuera toujours.

Faites-les mourir : cela empêchera-t-il d'autres jeunes gens, d'autres hommes, d'autres femmes de tuer encore ? Vous savez bien que non. Les pendaisons d'hier n'ont pas prévenu le crime d'aujourd'hui.

Le ministère public nous a beaucoup parlé des mères. Toutes les mères, en effet, auraient pu être celle du petit Paulie ; toutes aussi auraient pu être celle d'Artie Strauss ou de Judd Steiner. Mais si, pour son malheur, une mère a pour fils un Artie Strauss ou un Judd Steiner, elle n'a plus qu'à se demander avec épouvante : Qu'est-ce donc qui l'a fait ce qu'il est ? J'aurais donc porté dans mes flancs le germe d'un crime, et l'arrêt de mort de mon fils ?

Je me souviens d'un petit poème de Housman qui me semble fait pour ces enfants :
.
La nuit où mon père me fit naître
Mon père n'a pas pensé à moi
Pas songé que je pourrais être
Le fils que voilà.
Le jour où ma mère me fit naître
C'était un jour plein de chansons
Ma mère était folle, étourdie,
Ivre d'avoir donné la vie
A son garçon.
Mes père et mère sont couchés
Si, si profond
Que nul n'est allé les chercher
Là où ils sont.
Et c 'est moi qu'ils ont enchaîné
Dans la prison.
Il ne faut pas qu'on se souvienne
De l'enfant que Dieu oublia :
Allez dire au bourreau qu'il vienne,
Vienne pendre le pauvre gars
Qui n'attend de miséricorde
Que de la corde.

Voilà comme le jeu finit
Qui n'aurait pas dû commencer,
Mes père et mère ont eu un fils
Sans y penser.

Nul ne peut connaître le sort de l'enfant qu'il procrée ; la naissance, la vie et la mort se mêlent et se succèdent aveuglément. Je ne sais pas pourquoi ni à cause de quoi ces garçons ont commis ce crime insensé ; tout ce que je sais, c'est que ce sont des fils de l'homme, et que là-bas, là-haut, très loin, au bout de la chaîne infinie des effets et des causes, quelque chose a été transmis, qui dormait, et qui s'est réveillé soudain dans leur esprit.

Malheur aux pères et aux mères qui ont veillé avec amour sur des enfants, et qui s'enfoncent dans le déshonneur et la honte à cause de ces enfants ! Ces pères et mères sont impuissants. Nous sommes tous impuissants. Vous avez bien raison de plaindre le père et la mère du malheureux petit Paulie, mais que dire des parents de ces deux-ci, et de tous ceux qu'une lointaine malédiction condamne à une douleur sans fin ?

Dès le début de l'après-midi, Wilk évoqua l'absurdité du fameux plan « soigneusement élaboré » :

- Sans le moindre prétexte, et sans autre raison qu’un besoin enfantin de vagabonder et de partir en expédition, ils ont loué une voiture et, à quatre heures de l'après-midi, ils ont été chercher quelqu'un à tuer ! Comme ça, pour rien. Dites-moi, Votre Honneur, vous qui avez déjà jugé tant d'affaires d'assassinat, vous avez déjà vu une chose pareille ? Moi pas.

Et voilà, ils tuent au hasard. Un enfant. Et ils promènent son cadavre en plein jour pendant plus de trente kilomètres, croisant des centaines de voitures, des milliers d'yeux. Ils rangent la voiture pleine de sang devant la maison de Judd, ils la nettoient insuffisamment et l'abandonnent toute une nuit dans la rue ! Et il s'est trouvé des médecins pour déclarer, sous la foi du serment, que c'était on ne peut plus normal ! Ils savent mieux que nous, paraît-il... Est-il besoin d'experts, de rayons X, d'étude des glandes endocrines pour juger ce comportement ? Comme s'il ne criait pas bien haut ce qu'il signifie, à savoir que ces deux malades sont justiciables de l'hôpital où ils devraient recevoir les soins dus aux malades !

Le grand cheval de bataille de l'accusation consiste à dire qu'ils ont fait un plan. Et alors ? Un maniaque fait des plans, un idiot fait des plans, un animal fait des plans, et il faut se battre pour faire entendre une chose aussi élémentaire que celle-ci : leur plan était le fait de cerveaux dérangés.

Wilk se tourna vers les accusés :

- Et maintenant, Votre Honneur, qui sont ces jeunes gens ? Strauss, un garçon frustré de son enfance, transformé très tôt en prodige, Steiner, un esprit merveilleusement brillant ... Depuis leur plus tendre enfance, ils ont poussé tous deux comme des plantes de serre, en vue d'apprendre encore, encore et encore. Mais il faut autre chose qu'une cervelle bien meublée pour faire un homme digne de vivre.

Le docteur Ball et le docteur Tierney ont admis - à regret, je dois le dire - que l'intelligence n'est pas le facteur essentiel dans la conduite humaine. Ce sont les émotions qui nous font vivre, elles qui nous incitent à travailler, à nous distraire, et à nous diriger sur les chemins de la vie ...

Il décrivit ce qu'avait été l'examen des aliénistes de l'accusation.

- Le docteur Tierney nous a dit : « La seule anomalie que j'aie remarquée est l'absence de réactions affectives. » Et le docteur Ball a dit la même chose. J'ignore ce qui provoque les émotions. je sais qu'elles viennent des nerfs, des glandes endocrines, du système neurovégétatif, qui, chez certains individus, sont déficients. Faut-il blâmer Artie Strauss d'être affligé d'un organisme déficient ? A qui s'en prendre ? Je n'en sais rien. Un être humain peut mener la vie la plus digne sans être doué d'une grande intelligence ; c'est le cas de l'immense majorité, mais nul ne peut avoir de vie normale sans le secours des émotions. Or, ces garçons sont absolument dépourvus d'affectivité, les aliénistes des deux parties l'ont reconnu.

On s'est gaussé de nous lorsque nous avons insisté sur les rêves et les hallucinations de l'enfance. Votre Honneur a été enfant, et sait que si l'enfance a ses joies, elle a aussi ses drames. Or, que savons-nous de l'enfance ? Ceci seulement : l'esprit de l'enfant est le foyer du rêve et de l'illusion. Lorsque j'étais enfant, les hommes me paraissaient aussi grands que les arbres, les arbres aussi grands que les montagnes. Je me souviens fort bien du jour où j'ai nagé pour la première fois et où j'ai cru plonger dans l'abîme sans fond d'une rivière ; lorsque j'ai abordé la rive, j'étais plus triomphant que César lorsqu'il franchit le Rubicon. J'y suis retourné depuis : j'aurais pu traverser à gué le vaste océan de mon enfance, je vivais alors dans le rêve, je ne connaissais pas encore le monde de la réalité ; hélas, j'ai appris à le connaître en vieillissant ! ...

Soyons honnêtes vis-à-vis de nous-mêmes, Votre Honneur ! Avant de passer la corde au cou d'un homme, essayons de rappeler l'enfant qui persiste en lui. Entre quinze et vingt ans, l'enfant est chargé du triple fardeau de l'adolescence, de la puberté et de l'éveil sexuel. On garde les filles à la maison, on les surveille jalousement, mais les garçons non prévenus, non surveillés, doivent traverser eux-mêmes ce passage difficile entre tous.

Ceux que voilà ont eu des parents excellents, des parents sages à leur façon. Mais je déclare solennellement que ces parents sont plus responsables qu'eux-mêmes. Ils auraient sans doute mieux agi s'ils n'avaient pas eu tant d'argent. La grande fortune est souvent une malédiction. Je sais que dans tout Chicago il n'est pas de meilleurs citoyens que les pères de ces enfants, pas de femmes plus accomplies que leurs mères. Mais je tiens avant tout à parler sincèrement devant la Cour, dussent-ils en souffrir.

Il s'exprimait avec lenteur, soucieux de blâmer sans offenser, et d'être véridique sans blesser :

- Ce qui est évident, c'est qu'il n'est pas un acte de cette horrible tragédie qui ne soit un acte enfantin : l'acte d'enfants poussés par les irrésistibles pulsions qu'on ne leur a pas appris à maîtriser. Croire qu'un enfant est responsable de ce qu'il est, et responsable de son éducation première, est une absurdité dont aucun juge, de nos jours, ne saurait se rendre coupable. Tous les parents peuvent être critiqués, Votre Honneur, et tous les maîtres. Un jour viendra, heureusement, où l'on s'efforcera de rechercher ce qui convient à chaque enfant, au lieu de les faire tous passer dans le même moule.

Il tourna son regard vers Artie qui s'agitait :

- Ce qu'il eût fallu, à celui-là, c'était à la fois plus d'amour et plus de discipline. S'il avait eu la chance de trouver des mains tutélaires pour le guider, il ne serait pas où il est.

Son regard se porta vers Judd :

- Et maintenant, Votre Honneur, parlons de Judd. Il est doué d'un esprit remarquable, fort au-dessus de son âge; c'est une exception dans ce domaine, mais une exception dans un autre, puisqu'il est dépourvu de sensibilité. Sa famille ne l'a pas compris, fort peu d'êtres auraient pu le comprendre. Il a perdu sa mère étant très jeune, et, très jeune, il s'amouracha de la philosophie de Nietzsche.

Votre Honneur, j'ai lu à peu près tous les livres de Nietzsche. Ce fut certes le philosophe le plus original du siècle dernier. Il était convaincu de l'avènement futur du surhomme, et que l'évolution travaille dans ce sens.

Ici, coup d'oeil vers Judd : celui du professeur qui corrige l'élève.

- Son livre : Par-delà le bien et le mal, est une critique forcenée de la morale courante, il annonce que l'homme supérieur se situera au-dessus du bien et du mal, et que les lois qui réglementent le bien et le mal ne sont pas faites pour ceux qui marchent vers la super-humanité. Judd Steiner n'est pas le seul étudiant qui ait lu Nietzsche, c'est peut-être le seul qui en ait subi l'influence que vous savez.

S'approchant de la table réservée à la défense, Wilk y ramassa quelques notes :

- J'ai rassemblé ici de courtes citations de Nietzsche. Elles n'auront pas sur vous le moindre effet, pas plus qu'elles n'en ont eu sur moi. Toute la question est de savoir dans quelle mesure elles ont pu affecter l'esprit impressionnable d'un jeune visionnaire : Pourquoi, mes frères, être si doux ? Voici, ô mes pareils, la loi nouvelle que je vous impose ; durcissez-vous! Le souci des considérations morales présuppose un niveau inférieur d'intelligence. A la moralité, substituons la volonté tendue vers la fin, et par conséquent les moyens d'atteindre cette fin !

Sa voix, durcie, se mettait au diapason de l'idée : Le grand homme, l'homme de grand style, est plus froid, plus dur, moins prudent ; il est libéré de la crainte de l'opinion.

Là-dessus, il s'adressa directement à Judd, comme à un élève borné :

- Cela, c'était un rêve philosophique, nullement destiné à servir de règle de vie !
.
Et, sans voir l'étincelle qui brillait dans le regard noir, il se retourna vers le juge :

- Votre Honneur, cette philosophie a vraiment fait partie de son être. Il l'a vécue et pratiquée. Mais il ne l'aurait ni vécue ni pratiquée, ni même acceptée, si son esprit n'avait pas été déséquilibré. Voilà donc un jeune homme qui, nuit et jour, a pensé au surhomme, a parlé du surhomme, a voulu jouer au surhomme, a cru au surhomme comme on croit à une religion. Vous vous souvenez de la réponse du docteur Ball quand je lui ai parlé des gens intoxiqués par la religion : il a reconnu qu'il s'en trouvait en effet beaucoup dans les asiles d'aliénés. Et, quand je lui ai demandé si une croyance philosophique pouvait avoir la même nocivité, il a dit : « oui, si l'on y croit fortement. »

Je sais pour ma part que je n'ai jamais lu une ligne qui ne m'ait influencé dans une plus ou moins grande mesure ; je sais que tous ceux que j'ai approchés m'ont influencé comme je les ai influencés, et que je suis incapable de dire : ceci vient de moi, ceci d'autrui ; je sais qu'on ne jette pas une pierre dans l'océan sans déplacer chacune des gouttes d'eau de la mer ... Mais si, entre toutes les chances et malchances qui ont entouré Judd, c'est la philosophie de Nietzsche qui l'a corrompu, qui faut-il accuser ? Les éditeurs qui ont publié ces ouvrages ? L'Université qui l'a inscrit à son programme ?

Mais on ne peut supprimer la pensée, sous prétexte que certains esprits pourraient en être dérangés. C'est le rôle de l'Université d'être le réceptacle de la sagesse de tous les âges et de laisser les étudiants boire à la source et à leur soif. Toutes les nouvelles doctrines religieuses ont fait des victimes, toutes les philosophies nouvelles ont amené mort et souffrances. Il n'est pas de grand idéal qui ne sème à la fois le bien et le mal, et l'on n'arrête pas l'idéal sous prétexte qu'il peut faire souffrir.

- Croyez-moi, Votre Honneur, la mort tragique de ce malheureux enfant devrait susciter autre chose que la vengeance. Elle devrait être comme un appel aux pères, aux mères, aux maîtres, aux guides religieux, pour mieux comprendre les enfants, mieux les aimer, mieux les instruire et mieux les protéger !

Le crime a ses causes, comme la maladie, et le seul moyen de traiter un état anormal est bel et bien d'en supprimer la cause. Lorsqu'un médecin est appelé auprès d'un malade atteint de fièvre typhoïde, son premier soin est de s'informer de l'eau que le patient a pu boire et de faire désinfecter la source, pour éviter la contamination. Mais, si d'aventure un juriste ou un magistrat était chargé de ce même malade, il lui infligerait derechef trente jours de prison, en se persuadant que, de ce fait, personne n'oserait venir boire de l'eau polluée. Si le patient se rétablissait en quinze jours, il le laisserait sous les verrous jusqu'à ce qu'il ait fini son temps, mais, si la maladie s'aggravait après trente jours, le patient serait remis en liberté, puisque le terme serait expiré.

Les juristes ne sont pas des hommes de science. Il n'existe à leurs yeux qu'un seul moyen d'améliorer les hommes, c'est de les terroriser pour leur ôter le goût de mal faire.

Ses deux pouces tiraient ses bretelles de façon assez inquiétante. Il en venait à un aspect de la criminalité qu'on oubliait trop, à son gré :

- Si l'on se reporte aux statistiques et aux chiffres, on s'aperçoit qu'un changement s'est opéré, dans ces toutes dernières années. De 1912 à 1920, pas d'exécution capitale à Chicago, pas même sur condamnation du jury. Et voici qu'en 1920, un garçon de dix-huit ans, nommé Viani, est condamné et exécuté ! Pourquoi ce retour en arrière ? C'est que nous étions, en 1920, accoutumés à voir de tout jeunes gens courir à la mort. C'était tout juste après la guerre. Pendant quatre ans, le monde entier n'a vécu que pour tuer. Chrétiens contre chrétiens, barbares unis aux chrétiens pour tuer des chrétiens, n'importe qui avec n'importe qui, pourvu qu'on tue ! La tuerie était enseignée dans les écoles et sanctifiée au catéchisme. Tous les enfants jouaient à la guerre, et jusqu'aux bambins dans la rue. Quand on nous annonçait alors : on a tué cent mille hommes, nous jubilions : les morts s'allongeaient de l'autre côté ; la chair humaine était notre pâture, le sang humain notre boisson ...

Wilk se tourna vers Artie et Judd :

- Et voilà dans quelle atmosphère ces garçons ont grandi ! Ils n'ont entendu parler que de la mort, à la maison, à l'école, sur le terrain de jeux, partout ! Une vie humaine, ce n'était rien ... Quelle est la part de sauvagerie qui existe au fond de ces deux êtres, je n'en sais rien.

- Mais je tiens à rester sincère, comme je me suis efforcé de l'être depuis le début : je sais que ces deux garçons ne peuvent pas être laissés en liberté, et qu'ils n'en seront pas dignes avant d'avoir atteint un autre stade de la vie, à quarante-cinq ou cinquante ans ... Et alors même, en seront-ils dignes ? La seule chose dont je sois sûr, c'est que je ne serai plus là pour les aider. Quand l'âge aura fait évoluer leur corps et leur esprit, peut-être pourront-ils retourner vers la vie, je veux l'espérer, car je serais le dernier au monde à renoncer à tout espoir devant un être humain, et encore moins devant ceux dont j'ai eu la charge. Mais que leur reste-t-il à espérer ? ... Rien !
.
Puisque tous les feux sont éteints
Dans la vallée,
Il est temps de quitter les tiens
Pour t'en aller.
Prends ton sac, et serre les mains.
Ô vous autres, ne craigniez rien :
Rien à craindre ni espérer,
Sur la route où l'homme s'en va,
Rien que son pas,
Sur la route où l'homme s'enfuit,
Rien que la nuit.
.
Une beauté qui n'était pas de ce monde avait transfiguré son visage. Il répéta, presque tout bas :

- Rien que la nuit ...

Qu'importe, Votre Honneur, que la marche commence à l'échafaud ou derrière les barreaux d'une prison ! Nous n'avons que la nuit devant nous, et l'être humain n'a que peu de chose à espérer ...

La chose la plus facile à faire, et la plus populaire, serait de faire pendre mes clients. Je le sais. Ce serait facile aujourd'hui, à Chicago, mais dans tout le pays, et dans l'avenir, de plus en plus, les pères, les mères, les esprits droits, les braves coeurs refuseront de se joindre aux aboiements de la meute et demanderont qu'on cesse enfin de verser le sang. L'avenir est de mon côté, je le sais, et c'est pour l'avenir que je plaide. Je plaide pour la vie, pour la charité, et pour cette infinie pitié dont nous avons tous tant besoin ! Je plaide pour que la cruauté fasse place à la bonté, et la haine à l'amour. Si j'arrive à sauver ces deux jeunes vies, ma récompense la plus pure sera d'avoir fait quelque chose pour la compréhension entre les hommes, un pas de plus peut-être vers la pitié, c'est-à-dire vers la Justice.

Je relisais la nuit dernière mon vieux poète préféré, Omar Khayyâm, et j'y ai trouvé le voeu suprême de mon coeur :
.
Que passe ma trace
Que mon nom s’efface
Du Livre d’Histoire
Du Livre de Gloire ;
Je préfère croire,
Quand viendra mon tour
De mourir un jour,
Que je serai digne
D’avoir une ligne
Au Livre d’Amour.

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