3 déc. 2006

La machine qui dévorait le temps

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Non seulement la voiture est un engin de destruction massive (de la vie et du cadre de vie), mais elle gaspille ce que les hommes ont de plus précieux : le temps. C'est ce que démontre l'exemple ci-après.

En voiture, Marcel !

Marcel est Smicard, il gagne 6,37 € net de l’heure. Chaque jour, il fait 20 Km pour se rendre à son travail, soit 40 Km A/R. Pour gagner du temps, il décide d’investir dans une voiture, une Logan :

- en vélo, Marcel mettait 1 heure pour faire le trajet, soit 2 heures A/R.
- en voiture, il ne lui faut plus que 20 mn, soit 40 mn A/R.

Sa Logan lui fera bien 12 ans, à raison de 12 000 Km par an (distance moyenne parcourue par un automobiliste français), soit 144 000 Km au total. Mais elle lui coûte cher :

- Achat : 7 600 € + 143 € de carte grise (timbre fiscal Nantes) + le coût du crédit (à 5,9 % sur 5 ans : 1203 €) = 8 946 €

- Essence : 7,5 litres au 100 (en cycle peri-urbain), sur une base de 144 000 Km au prix de 1,16 € au litre (Leclerc). Coût total : 12 528 €

- Assurance: 600 € / an (conducteur modèle ayant 4 ans de permis). Coût total : 7 200 €

- Parking extérieur privé: 50 € par mois (supplément de loyer). Coût total : 7 200 €

- Parcmètres, amendes, péages: 1 000 €

- Entretien (contrat d’entretien à 20 € / mois, contrôle technique à 70 € / tous les deux ans, 1000 € pour 3 jeux de pneus, petites réparations : 1000 €). Coût total : 5 200 €

Total = 42 200 € en douze ans, soit 3 500 € par an.

Impôts, prime pour l'emploi et 13ème mois compris, Marcel gagne 12 500 € par an. Sa Logan lui mange donc 28 % de son revenu disponible. Un peu plus de 3 mois de salaire !

Ce ne serait pas si grave si sa Logan ne coûtait à Marcel que de l'argent. Mais l'argent dépensé, c'est du temps envolé ! Compte tenu d'un coût moyen de 0.293 € / Km (42 200 € / 144 000 km), un aller-retour coûte à Marcel 11.72 €. Sur la base d'un salaire horaire de 6.37 €, le prix réel d'un déplacement quotidien domicile/travail représente pour lui la valeur de 1,84 heures de travail ! Si l'on ajoute le temps de déplacement (0,66 heure), on obtient un temps total de déplacement de 2,5 heures : trente minutes de plus qu'en vélo ! Dit autrement, Marcel va désormais moins vite avec sa voiture (40/2.5 = 16 Km/heure) qu'avant avec son vélo (40/2 = 20 km/heure) !
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Je n'ai pu trouver un seul argument valable à opposer à l'impitoyable logique de cette démonstration. Mes élèves eux-mêmes n'ont pu la réfuter. Vaincus, mais pas convaincus... Aucun n'envisage de renoncer à passer son permis de conduire ! Consternant...

Compte-rendu des discussions en classe

Problème posé: pourquoi les pauvres ont-ils une voiture ? Quelles bonnes raisons Marcel peut-il faire valoir pour justifier l'achat de sa Logan ?

Un premier cancre : heu... quand on habite à St L. [en brousse], pour emmener Lucette au Cinéma, à vélo... c'est moyen !

Un deuxième cancre : et l'hiver quand il neige, faudra mettre les chaînes...

Le bon élève : pédaler dans la froidure, Marcel il va attraper la mort ! Faut penser au trou de la Sécu !

L'amuseur public : Et si Marcel, il est pompier ? Mmh ?

Le Professeur, très Zen : Trêve d'élucubrations ! l'important, c'est le coût d'opportunité. Si Marcel se passe de voiture, avec les économies, il peut trouver un bon appartement plein centre ville. Et du coup : 1. il peut loger Lucette ; 2. le cinéma est à deux minutes à pied ; 3. la caserne des pompiers est à deux minutes en vélo ; 4. l'hiver il peut neiger, et c'est tant mieux...
Silence...

Un tire au flanc : heu... pédaler c'est usant, la côte de B au petit matin, pas cool !

Le Professeur, très cool : et le coût d'opportunité ? pour Marcel, le travail aussi c'est fatiguant ; et sans voiture, il économiserait la valeur d'une journée de travail : la côte de B... du lundi au jeudi, mais grasse matinée le vendredi ! Sans compter qu'il y gagnerait de beaux mollets... Lucette serait contente...

Grasse mâtinée, de beaux mollets, Lucette... Silence ...

L'automobiliste de service (il vient de passer son permis) : ouais, mais il a plus le plaisir de conduire !

Le Professeur, de plus en plus Zen : le plaisir de conduire ? Une Logan?

Silence ...

Un rejeton de famille nombreuse : heu... emmener sa famille en vacances dans les Alpes, en vélo... c'est raide ! surtout si faut tirer la caravane !

Le Professeur, en transes : avec tout l'argent économisé dans l'année, le Marcel, il pourrait emmener sa petite famille au Pérou ! En voiture : Chamonix ! Sans voiture : Machu Pichu ! toujours le coût d'opportunité...

Machu Pichu ! Silence...

Le bon élève, inspiré : en fait, c'est symbolique ! l'avantage avec la voiture, c'est qu'on la transporte avec soi autant qu'elle vous transporte ... les riches, Monsieur X, Madame Y, leur BMW, leur Safrane, ça montre qu'ils sont arrivés quelque part ! Non ? Sinon ça sert à quoi d'avoir de l'argent ?

Le Professeur, en lévitation : à ce compte, une Logan... on voudrait plutôt la cacher !

Silence...

Une petite voix, un cancre las : si les pauvres ils ont une voiture, il doit bien y avoir une raison !

Le Professeur, au Nirvana : Laquelle ?

Silence... ... Sonnerie ... Fin du satory.

Au bureau, un rusé renard : heu... peut - être que Marcel il a une vie ennuyeuse, alors travailler... ça l'occupe... et sa Logan, ça lui donne une bonne raison de travailler. C'est pas qu'il soit con, mais pour lui, son temps... c'est pas de l'argent... Voilà ! si les pauvres ils ont une voiture, c'est peut être parce que ça vaut pas cher la vie d'un pauvre...

Le Professeur : ...

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Le fin mot de l’histoire

Quand on fait la somme de tous les coûts d'opportunité (le Pérou, l'appartement en centre ville, le vendredi en pantoufles...), on finit par se dire qu'avec tout ce qu'il économise, Marcel, il pourrait aussi bien acheter une Rolls Royce !

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Annexe : extrait d'un article de JP Dupuy dans Le Monde


Leibniz disait de l’homme qu’il est le seul animal capable de « reculer pour mieux sauter » : faire un détour pour aller plus vite, se retenir temporairement de consommer et investir pour accroître sa consommation future... L’homme moderne a développé en lui cette capacité au-delà du raisonnable. Celui qui recule pour mieux sauter garde les yeux fixés sur l’obstacle qu’il entend franchir. S’il recule en regardant dans la direction opposée, il risque d’oublier son objectif et, tenant sa régression pour un progrès, il en vient à prendre le moyen pour la fin. L’exemple le plus probant est sans doute celui du système de transport.

Dans les années 70, le Français moyen consacrait plus de quatre heures par jour à sa voiture, soit qu’il se déplaçât d’un point à un autre dans son habitacle, soit qu’il la bichonnât de ses propres mains, soit, surtout, qu’il travaillât dans des usines ou des bureaux afin d’obtenir les ressources nécessaires à son acquisition, à son usage et à son entretien. [...] Si l’on divise le nombre moyen de kilomètres parcourus (soit une moyenne de 28km par jour, tous types de trajets confondus), par cette durée, on obtient quelque chose de l’ordre d’une vitesse. Cette vitesse est d’environ 7 kilomètres à l’heure, un peu plus grande, donc, que la vélocité d’un homme au pas, mais sensiblement inférieure à celle d’un vélocipédiste. Ce qui veut dire ceci : notre Français moyen, privé de sa voiture, donc libéré de la nécessité de travailler de longues heures pour se la payer, gagnerait du temps s’il faisait tous ses déplacements bicyclette - je dis bien « tous » ses déplacements, non seulement ceux qui lui font quotidiennement franchir l’espace qui sépare son domicile de son travail, mais aussi ceux qui, le week-end, le conduisent à sa distante maison de campagne. Ce scénario alternatif serait jugé par tous absurde, intolérable. Et, cependant, il économiserait du temps, de l’énergie, et il serait doux à ce que nous nommons l’environnement.

Jean-Pierre Dupuy, prof. de philosophie sociale (Polytechnique, Université Stanford).

5 commentaires:

Anonyme a dit…

L’élève taquin : M’sieur, ce que vous nous expliquez, c’est que les automobilistes, z’ont le nez dans le guidon ?

L’élève statisticien : M’sieur, si la petite reine a été détrônée par la voiture, c’est que les trajets domicile-travail se sont beaucoup allongés. Dans votre exemple, 20 km, c’est faisable, mais au-delà…

L’élève hédoniste : M’sieur, on peut pas compter le coût de la voiture en temps. Toute les minutes n’ont pas la même valeur. Avant 7 heures le matin, elles valent triple…

L’élève coquet : M’sieur, Marcel, ça va, il est avec ses machines. S’il a un peu chauffé sur son vélo, c’est pas grave. Mais les métiers sont de plus en plus relationnels et en général, il n’y a pas une pièce pour se laver et/ou se changer (ce qui alourdirait d’ailleurs le temps à vélo.)

L’élève philosophe : M’sieur, notre vie, elle est pleine d’allant de soi comme la Logan de Marcel, pleine de routines issues de notre expérience ou de notre entourage et par économie, on ne les remet pas en cause tant qu’il n’y a pas un hic. Marcel, il a une voiture, parce qu’il ne s’est jamais posé la question : ça va de soi. Par exemple, ma petite nièce, un jour qu’elle entendait parler de quelqu’un sans voiture, nous a demandé : « Est-ce que c’est un adulte ? »

L’élève synthétique :
années 60 = voiture le dimanche et vélo la semaine ;
années 2000 = voiture la semaine et vélo le dimanche

L’élève étourdi : Madame, vous êtes contre les garagistes, les concessionnaires, l’emploi ?

Anonyme a dit…

La question des seuils est toujours intéressante : à 40 km l'aller-simple, est-ce qu'on change de logique ? Il faut songer à un matériel d'assez bonne qualité, le froid pas plus que la pluie ne sont un problème sérieux grâce au gore-tex et ses amis; l'obscurité des petits matins? Des éclairages hallogènes avec batteries rechargeables sont possibles et assez efficaces; le vent? davantage, mais c'est affaire d'entraînement. Le vrai problème, -et ce n'est pas une coquetterie, cf. boue et pluie de l'automne + sueur toute saison - c'est vraiment l'accès à une douche préalable à toute activité... Etant prof, il m'a fallu obtenir un partage des vestiaires des cuisines, et abaisser le temps moyen à la pose d'une nouvelle chambre à air un jour de grande innovation sur le trajet qui m'a fait préférer un chemin forestier. Une fois ceci acquis, on peut faire profiter les élèves des observations sur le rythme des saisons : le temps des betteraves ramassées qui coïncide avec les conseils de mi-trimestre, le temps de la reprise des chantiers de construction dans les banlieues lointaines qui permet d'évoquer l'évolution de l'indice des prix du bâtiments etc. Les leçons de choses sont de retour grâce à la bicyclette. Mais je dis ça, peut-être parce que j'ai déjà fréquenté le Macchu Picchu pendant plusieurs années... et que le froid de l'altiplano me paraît plus rude que celui de nos contrées. Il faudrait donc que Marcel ait commencé par son voyage au Pérou ?

Anonyme a dit…

La voiture est peut-être un investissement, un coût fixe, qui permet de faire les courses, d'emmener les enfants chez mamie, etc. Si on répartit le coût fixe sur plusieurs utilisations, l'investissement peut devenir rentable.
Autre argument : Marcel a-t-il le choix ? Son employeur lui permettrait -il de travailler 1 h de moins par jour en échange d'une paie plus faible ? Le temps de travail, ça n'est jamais "à la carte"

Anonyme a dit…

1h20 par jour ça reste quand même beaucoup, même avec des pantoufles le vendredi soir...
Certaines personnes, comme moi, se voient mal se lever à 4h30 chaque matin pour ne commencer qu'à 7h le boulot :/

Unknown a dit…

Marcel il a été a l'école et il a appris a faire comme tout le monde.
C'est ce qu'on apprend surtout à l'école. mais surtout c'est ce qu'on retient le mieux.
Marcel on lui a aussi appris à ne pas trop poser de questions et du coup il ne s'en pose pas trop. Et puis Marcel il fait tourner l'économie donc c'est un bon citoyen, non? C'est pas ça? Recalé?

Bref, perso je suis encore dans mon habit de Marcel mais je prépare le vestiaire où le poser sans trop m'arracher la peau. Doucement, mais sûrement.