21 déc. 2010

Inflation et monnaie au Zimbabwe

Le Zimbabwe constitue un cas d’école d’hyperinflation. Jusqu’en 2009, les prix augmentaient si vite que le gouvernement devait régulièrement émettre de nouveaux billets : le billet de 1 $ zimbabwéen a ainsi été remplacé par le billet de 100 000 $, puis par celui de 100 millions de $. Le 21 juillet 2008, un billet de 100 milliards de $ a été émis : il permettait d’acheter trois œufs !
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La même année, la banque du Zimbabwe a du émettre un nouveau billet de 100 000 milliards de $ !
Peu à peu, le $ zimbabwéen a perdu toute valeur. Mesurée à l'aune de l'appréciation du $ américain face au $ zimbabwéen, l’inflation cumulée atteint 47 200 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 % depuis 1980 !

The Economist Apr 20th 2010
Dans les échanges, les devises étrangères, l’or, ou les cigarettes se sont peu à peu substitués au ZIM$ comme monnaie de paiement (cf. ce reportage du Guardian : Gold for bread). En 2008, les $ zimbabwéens n'étaient même plus acceptés comme papier toilette !

Trente ans après sa création, le Zimbabwe s’est beaucoup appauvri : le PIB par tête et l’espérance de vie sont en 2009 très inférieurs à leur niveau de 1980 ! et même de 1960 ! (cf. Gapminder world – sélectionner Zimbabwe et mettre le curseur sur 1980). Les zimbabwéens se sont repliés sur l’autosubsistance, recourant au troc pour le complément. Partout, l’économie monétaire a reflué.
En 2009, le $ américain a été officiellement adopté comme monnaie. L’inflation est désormais sous contrôle (3,6 % l’an dernier). Payés 100 $ par mois, les professeurs sont de retour dans les classes et les infirmières dans les hôpitaux. L’économie commence doucement à repartir. Mais, pour le petit peuple, les dollars américains restent rares. Une enquête, effectuée en Avril 2009 auprès de 4000 ménages ruraux, montre qu’un ménage moyen a dépensé à peine 8 $ au cours du mois.
A la campagne, l’argent est si rare que l’hôpital de Chidamoyo continue d’accepter les paiements en nature. Dans cet hôpital de brousse, une institution religieuse financée par des dons occidentaux, la consultation ne coûte qu’ 1 $ (quatre fois moins que dans les hôpitaux publics), mais les paysans n’ont pour la plupart plus accès à l’économie monétaire. « C’est très difficile d’obtenir ce fameux dollar, dont tout le monde parle », explique Esther Chirasasa, 30 ans, qui souffre d’arthrite. Son fils, 13 ans, est venu avec elle, un sac d’arachide sur la tête. Ses réserves de maïs seront bientôt épuisées, et il lui faut se rétablir au plus vite pour gagner dans les fermes environnantes de quoi nourrir ses six enfants. Comme elle, on estime que 15 % des Zimbabwéens vont dépendre de l’aide alimentaire au cours des prochains mois.

“We literally are providing medical services for peanuts!”, s’exclame Kathy McCarty, l’infirmière américaine en poste depuis 1981. L’hôpital a affiché dans le hall un tableau avec les taux de conversion, où le $ sert seulement comme unité de compte.
 
Source : Zimbabwe Health Care, Paid With Peanuts (New York Times), avec aussi cette vidéo : Providing Medical Services for Peanuts 

20 déc. 2010

Enseigner les principes de l'économie aux enfants

Aux Etats-Unis, l’économie est enseignée dès l’école primaire, et de nombreuses initiatives pédagogiques ont vu le jour pour aider les enseignants et motiver les élèves. Deux exemples, parmi d’autres, dont on verra qu’ils peuvent se révéler utiles aussi au lycée :
¤ Initier les enfants à l’économie en utilisant la littérature enfantine.
Yana Rodgers est professeur à Rutgers University, où elle pilote le projet Econkids. Dans une interview récente (Economics Books for Young Children), elle conseille cinq livres, qui, outre leurs qualités littéraires, se révèlent très utiles pour enseigner les principes d’économie. Parmi eux, Sanji et le voleur d’odeurs, de Robin Tzannes et Korky Paul, conte une histoire d'externalités, et le moyen de les internaliser. L'histoire se passe quelque part au Moyen-Orient. Un garçon vit au-dessus d'une boulangerie ; il ne peut s'offir le pain frais et les gateaux que fabrique le boulanger, mais il adore ensentir l’odeur. Il va même jusqu’à mettre au point un système pour mieux capter les effluves de la boulangerie. Mais le boulanger l'assigne en justice, exigeant 5 livres de compensation pour le droit de profiter de la bonne odeur de son pain frais. Le juge lui donne raison et condamne le garçon à dédommager le boulanger sous 24 heures. Le lendemain dit, le garçon apporte les 5 livres. Le juge les dépose dans une timballe d'argent, puis les fait tinter." Entends-tu le son de cet argent ?, demande-t-il au boulanger. Aimes-tu ce son ?" Radieux, le boulanger opine. Alors le juge dit : "et bien, te voilà compensé !" Et il rend l'argent au garçon.

¤ Le concours « Un dessin vaut mieux que mille mots » ("A Picture is Worth a Thousand Words"). The Economics Concepts Poster Contest est une compétition annuelle organisée par The Illinois Council on Economic Education. Les concepts retenus sont: Scarcity, Opportunity Cost, Goods and Services, Specialization, Producers and Consumers, Productive Resources. A titre d’exemple, voici comment Brianna (CM1) et Alexis (5ème) représentent le concept de coût d’opportunité.
Brianna S, CM1, St George Elementary School, New Baden.
Alexis S, 7th grade, Central Middle School, Tinley Park.

Ps : Enseigner les principes de l'économie à partir de Seinfeld, excellente série TV des années 90 : The economics of Seinfeld – cf. par exemple ce clip : The Deal, pour illustrer les notions de coût d’opportunité et de choix (trade-off).

18 déc. 2010

"Cités : près d'un jeune sur deux est au chômage"

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A la Une du Monde, daté de jeudi, ce gros titre : « Quartiers sensibles : 43 % des hommes jeunes sont au chômage » (cf. ici). Le taux atteignant 37 % chez les filles, on obtient une moyenne de 40 %, ce qui nous vaut cet autre titre, en page intérieure cette fois : "Plus d’un jeune sur trois est au chômage dans les quartiers sensibles" (cf. ici). L'info est reprise mardi soir par France 2, qui ouvre son JT de 20 heures avec ce titre : "Cités : près d'un jeune sur deux est au chômage" (cf. ici). Ces chiffres proviennent du dernier rapport de l'Observatoire national des zones urbaines sensibles, que Le Monde s’est procuré en avant-première.

Le rapport de l’ONZUS sera rendu public fin décembre, mais, si je me fie à celui de l’an dernier, la proportion de chômeurs parmi les jeunes de 15 à 25 ans atteignait 12,6 % en 2008 (cf. le tableau ci-dessous). On est très loin de 40 % !


En vérité, les titres cités plus haut sont fallacieux. Les chiffres annoncés sont des taux de chômage : la part des chômeurs parmi les jeunes actifs, et non parmi l’ensemble des jeunes, qui sont pour la plupart à l’école. Ce que Luc Bronner, le (très bon) journaliste du Monde, explique bien dans son article : « Les chiffres sont terribles : dans les zones urbaines sensibles (ZUS), 43% des jeunes hommes actifs et 37% des jeunes femmes étaient au chômage fin 2009, soit le double de la moyenne nationale. »

A taux d’activité constant, la proportion de chômeurs parmi les jeunes des ZUS devrait avoisiner 15 % en 2009.
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17 déc. 2010

De petites incitations peuvent avoir des effets inattendus

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Parce que des gens rationnels exploitent généralement les occasions d'améliorer leur situation, les incitations économiques sont un levier puissant à la disposition des dirigeants. Il leur suffit d’infléchir les incitations pour orienter les comportements individuels dans le sens de l’intérêt général. Ainsi, une augmentation des taxes sur l’essence peut contribuer à lutter contre la pollution de l’air et le réchauffement climatique. De petites incitations peuvent donc avoir de grandes conséquences. Mais elles ont parfois des effets inattendus. Comme le montre l’exemple suivant traduit du premier chapitre de Freakonomics.

The New Yorker
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Imaginez un instant que vous êtes le directeur d’une crèche. Votre règlement édicte clairement que les enfants doivent être récupérés avant 16 heures. Mais les parents sont souvent en retard et vous vous retrouvez chaque soir avec des enfants anxieux sur les bras et au moins une employée mécontente pour les garder. Que faire ? Une équipe d’économistes israéliens a crû avoir trouvé une solution : mettre à l’amende les parents retardataires. Après tout, la crèche n’a pas à garder leurs enfants pour rien.

Afin de tester cette bonne idée, les économistes ont réalisé une expérience dans une dizaine de crèches à Haïfa. L’étude s’est déroulée sur vingt semaines, mais l’amende n’a pas été introduite tout de suite. Pendant les quatre premières semaines, les chercheurs ont juste comptabilisé les retards : en moyenne 8 par semaine et par crèche. La cinquième semaine, l’amende a été instituée. La direction a informé les parents qu’en cas de retard de plus de dix minutes, ils devraient payer 3 $ par enfant et par infraction -- payable à la fin du mois avec la cotisation mensuelle de 380 $. Résultat : dans les semaines suivantes, le nombre des retards a… augmenté ! En moyenne 20 par semaine et par crèche ! L’incitation avait produit exactement l’effet inverse de celui escompté.

A la base, l’économie est l’étude des incitations. (…) L’économiste type croit qu’il n’existe pas de problème qu’on ne puisse résoudre avec une incitation appropriée. La solution proposée ne sera pas toujours très jolie – elle peut impliquer un fort niveau de contrainte, des pénalités exorbitantes, voire des atteintes aux libertés civiles – mais, soyez-en sûrs, le problème sera réglé. Une incitation est une arme, un levier, une clef : une petite chose qui a un pouvoir étonnant de changer la situation. (…) Alors, qu’est-ce qui a cloché avec l’incitation mise en place dans les crèches israéliennes ?

Vous avez probablement déjà deviné qu’une amende de 3 $ était simplement trop faible. Pour ce prix, un parent peut arriver en retard tous les soirs et s’en tirer en payant seulement 60 $ de plus à la fin du mois – environ un sixième de la cotisation mensuelle. Comparé au prix d’une baby-sitter, c’est vraiment donné. Une amende plus élevée, au besoin de 100 $, aurait sans doute mis fin aux retards, au risque de faire des mécontents (une incitation a aussi des inconvénients, il faut trouver le juste milieu).

Mais ce n’est pas tout. Il y a un autre problème avec l’incitation mise en place dans les crèches. Elle substituait une incitation monétaire à une incitation morale (le sentiment de culpabilité du parent retardataire). Pour juste quelques dollars par jour, les parents pouvaient désormais s’acheter une conscience. Qui plus est, la modicité de l’amende leur signalait que, tous bien pesé, arriver en retard n’était pas une si grosse affaire. Si le préjudice pour la crèche n’excède pas 3 $, à quoi bon interrompre le match de tennis avant la fin ? De fait, quand les économistes décidèrent de retirer l’amende, la dix septième semaine, cela n’eut aucun effet sur le nombre des retards. Désormais, les parents pouvaient arriver en retard sans bourse délier, et en toute bonne conscience.

Steven Levitt & Stephen Dubner, Freakonomics, William Morrow 2005

14 déc. 2010

Qu’est-ce que l’économie ?

L’objet de l’économie n’est pas toujours facile à identifier. Les définitions ont pas mal évolué au fil du temps, suivant en cela l’évolution de la discipline, et elles varient selon la conception que les économistes se font de leur métier. Faute de consensus, la boutade de Jacob Viner pourrait tenir lieu de définition : « l’économie, c’est ce que les économistes font ».
Il n’en reste pas moins que, à chaque époque de l’histoire de la discipline, une conception a dominé les autres.
La vision classique, l’administration de la richesse
C’est au grec Xénophon que l’on attribue généralement l’invention du mot « économie », au IVème siècle avant Jésus-Christ. A Socrate qui lui demande quel est l’objet de l’économie, Critobule répond : « L'objet d'un bon économe est de bien gouverner sa maison ». Au besoin, le "bon économe" peut aussi gouverner les maisons des autres, tâche pour laquelle il percevra un salaire, « et même un salaire considérable, si, après s'être chargée de l'administration d'une maison, il l'améliorait par son talent à remplir ses devoirs. » -- Xénophon, Economique, chap. 1, p. 1
Deux mille ans plus tard, on parle désormais d’ « économie politique » pour désigner la science de l’administration de la cité ou du royaume. En 1776, Adam Smith la définit ainsi : « Considérée comme une branche de la science de l’homme d’Etat ou d’un législateur, l’économie politique se propose deux objets distincts : premièrement, procurer au peuple une subsistance abondante ou un revenu abondant, ou plus exactement mettre les gens en état de se procurer une telle subsistance ou un tel revenu ; et deuxièmement, assurer à l’Etat ou à la collectivité un revenu suffisant pour les services publics. L’économie politique se propose d’enrichir tout à la fois le peuple et le souverain ». (La Richesse des Nations, Livre IV, introduction, page 481, PUF, traduit par Paulette Taieb)
L’économie politique classique étudie la richesse des nations et les moyens de l’augmenter. La grande question que se pose Adam Smith est de savoir pourquoi certaines nations sont devenues riches tandis que tant d’autres sont restées pauvres. De nos jours, la question d’Adam Smith est toujours d’actualité. Comme le reconnaît Robert Lucas, "quand on commence à y réfléchir, il devient difficile de penser à autre chose".
Vers la fin du 19ème siècle, l’objet de l’économie s’élargit à l’étude des conduites économiques des individus, et plus précisément aux « activités pratiques des hommes qui économisent » (Carl Menger, Préface à Principles of Economics, 1871), par quoi il faut entendre le fait d’utiliser efficacement les moyens disponibles pour atteindre ses objectifs. Economiser, nous dit Frank Knight, c’est « utiliser, ou s’efforcer d’utiliser, économiquement, c'est-à-dire efficacement, des moyens donnés pour atteindre des fins » (Economics and Ethics of the Wage Problem, 1951). Retrouvant Xénophon et l’étymologie grecque (oikonomia, la science de l’administration du domaine -- oikos), Philip Wicksteed définit l’économie comme la science qui étudie « les principes généraux de l’administration des ressources, aussi bien au niveau de l’individu et du ménage qu’au niveau de l’entreprise ou de l’Etat ; elle inclut aussi l’étude de la façon dont ces ressources sont gaspillées. (…) Une administration efficace consiste en une sélection avisée entre des usages alternatifs de ressources, en fonction des objectifs que vise l’administrateur » (The Common Sense of Political Economy, 1910).
Après la deuxième guerre mondiale, sous l’influence de Lionel Robbins, l’accent est mis sur les choix économiques en contexte de rareté.
La vision moderne, la science des choix en contexte de rareté
« L'Économie est la science qui étudie le comportement humain en tant que relation entre les fins et des moyens rares à usages alternatifs » (Essai sur La nature et la signification de la science économique).
La définition de Robbins s’est progressivement imposée dans les manuels d’économie. En 1976, le principal manuel sur le marché définit l’économie ainsi : L'économie est l'étude de la façon dont l'homme et la société choisissent, avec ou sans recours à la monnaie, d'employer des ressources productives rares qui sont susceptibles d'emplois alternatifs, pour produire différents biens et les affecter à la consommation, présente ou future, des différents individus et groupes qui constituent la société. Elle analyse les coûts et les bénéfices de modifier l’allocation des ressources.” -- Paul A. Samuelson, Economics, 10ème ed. McGraw Hill, 1976.
L’économie devient la science de l’administration des ressources rares. Une gestion efficace des ressources rares ne doit pas seulement réduire les coûts, i.e. minimiser les gaspillages, elle vise aussi à maximiser les bénéfices -- la satisfaction de l’agent, qu’il soit consommateur ou producteur. En gardant à l’esprit que les besoins sont illimités et que les ressources sont rares, l’économie peut être définie comme la science sociale concernée par le problème de l’utilisation ou de l’administration des ressources rares (les moyens de production) en vue d’obtenir la satisfaction la plus grande possible, i.e. maximale, de besoins illimités (le but de la production).” -- Campbell McConnell R., Elementary Economics: Principles, Problems and Policies. McGraw-Hill, 1960.
Finalement, on retiendra la définition suivante : « l’économie est l’étude de la manière dont les individus forment des choix dans des conditions de rareté et des résultats de ces choix pour la société. » (Principes d’Economie, Robert Frank et Ben Bernanke, 4ème édition, Economica 2009).
Pour en savoir plus : R. Backhouse et S. Medema [2009], « Retrospectives On the Definition of Economics », Journal of Economic Perspectives, vol. 23, n°1, Winter, pp. 221-233.

12 déc. 2010

Le Crayon

Document pédagogique.
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Milton Friedman raconte, VO sous-titrée en français (Youtube)

Une histoire charmante intitulée "Moi, le Crayon", racontée par Leonard E. Read", illustre de façon saisissante comment l'échange volontaire permet à des milliers de personnes de coopérer entre elles. M. Read, par la voix de "Crayon - le crayon en bois ordinaire bien connu de tous ceux qui savent lire et écrire", commence son histoire par l'affirmation fantastique que "pas une seule personne... ne sait comment me faire". Puis il nous énumère tout ce qui entre dans la fabrication d'un crayon. Tout d'abord, le bois vient d'un arbre, "un cèdre au fil tout droit qui pousse en Orégon et dans le nord de la Californie". Pour abattre l'arbre et traîner les grumes jusqu'au chemin de fer, il faut "des scies et des chariots, de la corde et d'autres outils sans nombre". De nombreuses personnes et des talents infinis participent à leur fabrication : "l'extraction des minerais, la fabrication de l'acier et son affinage pour le transformer en scies, haches et en moteurs ; la culture du chanvre et tous les stades de sa transformation en cordes lourdes et fortes ; la construction des camps de bûcherons, avec leurs lits et leurs réfectoires " … M. Read continue en décrivant l'arrivée des grumes à la scierie, le passage de la grume à la planche, puis le transport des planches de Californie jusqu'à Wilkes-Barn, où a été fabriqué le crayon qui raconte son histoire. Et il ne s'agit jusque-là que du bois extérieur du crayon. La mine est au départ du graphite extrait dans une mine de Ceylan. Le morceau de métal - la virole - près du bout du crayon, est en laiton. "Pensez à toutes les personnes qui ont extrait ce zinc et ce cuivre ; et à celles qui, à partir de ces produits de la nature, ont eu les talents de faire cette mince feuille de laiton brillant". Ce que nous appelons gomme n'est pas du tout de la gomme comme certains le croient. C'est un produit d'apparence caoutchouteuse obtenu en faisant réagir sur du chlorure de soufre de l'huile de graines de colza provenant des Indes néerlandaises (aujourd'hui Indonésie). "Après tout ceci, dit le crayon, quelqu'un ose-t-il mettre en doute mon affirmation qu'aucune personne sur cette Terre ne sait comment me faire ?"

Aucune des milliers de personnes impliquées dans la production de ce crayon n'accomplit sa tâche parce qu'elle a besoin d'un crayon. Certaines d'entre elles n'ont jamais vu un crayon, et ne savent pas à quoi il peut servir. Chacun considère son travail comme une façon d'obtenir les biens et les services dont il a envie, lui - biens et services que nous avons produits, nous, pour pouvoir obtenir le crayon que nous désirons. Chaque fois que nous allons dans un magasin acheter un crayon, nous échangeons un petit morceau de nos services pour la quantité infinitésimale de services fournie par chacun des milliers d'êtres qui ont contribué à la production du crayon.

Il est plus stupéfiant encore, lorsqu'on y songe, que le crayon ait été produit. Personne, dans aucun service central, n'a donné d'ordres à ces milliers de gens. Aucune police militaire n'a fait exécuter les ordres qui n'ont pas été donnés. Les hommes impliqués dans le crayon vivent dans de nombreux pays, parlent des langues différentes, pratiquent des religions différentes, se détestent peut-être entre eux - mais aucune de ces divergences ne les a empêchés de coopérer pour produire ce crayon.

Friedman, Milton & Rose (1981), La liberté du choix, Paris, Belfond

==> Le texte de Leonard Read est disponible sur Econlib ou sur le site de la FEE (pdf). Il a été traduit en français par Hervé de Quengo : ici

11 déc. 2010

The market for lemons

Le marché des voitures d’occasion

Sur le marché de l’occasion, on trouve des voitures en parfait état (peaches) et des voitures en fin de vie (lemons). A écouter les vendeurs, toutes sont en parfait état. La difficulté consiste pour l’acheteur à savoir qui dit vrai et qui dit faux. En pareil cas, seul le vendeur connaît la vérité. L’asymétrie d’information entre vendeurs et acheteurs réduit la confiance des acheteurs et leur disposition à acheter des voitures d’occasion. La baisse de la demande tire les prix vers le bas, réduisant l’incitation à vendre des véhicules en bon état. Au terme de ce cercle vicieux, tous les vendeurs de voitures en bon état se sont retirés, et le marché de l’occasion est devenu « a market for lemons » (titre de l’article qui a valu le prix Nobel à l’économiste George Akerlof).
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Dans leur Cartoon introduction to economics, Yoram Bauman et Grady Klein illustrent bien ce problème classique (cliquez pour agrandir) :

Yoram Bauman & Grady Klein, The Cartoon Introduction to Economics, pages 48-49, 2010

9 déc. 2010

Du revenu nominal au revenu réel : un texte de Mark Twain

Le texte ci-après est extrait d'un roman de Mark Twain : Un Yankee à la Cour du Roi Arthur. Le Yankee s'efforce, en pure perte, de faire comprendre aux indigènes, manifestement nuls en économie, qu'un salaire nominalement plus élevé ne veut pas dire un pouvoir d'achat plus élevé. 


Un américain de la fin du 19ème siècle arrive au pays du roi Bagdemadus. Les Etats-Unis ont depuis 25 ans adopté le libre-échange, en levant les restrictions à la concurrence et aux importations. Au pays du Roi Bagdemadus, en revanche, règne le protectionnisme. Les importations sont réprimées, et, d’une manière générale, la concurrence est limitée au maximum. Le texte suivant rapporte la conversation entre le Yankee et Dowley, un maître forgeron.

Dowley commença à me poser des questions qui, à son avis, devaient m'embarrasser. Et, en vérité, c'était quelquefois le cas:
— Dans ton pays, frère, quel est le salaire d'un journalier, d'un charretier, d'un berger, d'un porcher ? 
— Vingt-cinq milrays par jour. C'est-à-dire le quart d'un cent.
Le visage du forgeron s'illumina de joie.
— Chez nous, s'écria-t-il, ils gagnent le double. Et combien touchent les charpentiers, les peintres, les maçons, les forgerons, les charrons ou autres artisans du même genre ?
— Cinquante milrays par jour en moyenne, c'est-à-dire un demi-cent.
— Oh, oh ! ici, ils ont un cent par jour, de même que n'importe quel bon ouvrier. Et quand on leur donne un travail urgent à faire, on les paie encore davantage. Hourra donc pour le protectionnisme ! A bas le libre-échange !
Et, d'un air réjoui, il toisa toute la compagnie. Mais je n'en fus pas impressionné pour autant. … Et je commençai ma contre-attaque aussitôt.
— Combien payez-vous une livre de sel?
— Cent milrays.
— Nous, quarante. Combien payez-vous le boeuf ou le mouton quand vous en achetez ?
C'était là un coup droit ou je ne m'y connais pas.
— Euh, cela varie un peu, mais pas beaucoup. Dans les environs de soixante-quinze milrays la livre.
— Chez nous, c'est trente-trois. Et les œufs?
— Cinquante milrays la douzaine.
— Nous les payons vingt. Et la bière ?
— Elle nous coûte huit milrays et demi la pinte.
— Eh bien, chez nous, elle ne coûte que quatre. Vingt-cinq bouteilles pour un cent. Et quel est le prix du blé ?
— Neuf cents milrays le boisseau.
— Quatre cents chez nous. Combien payez-vous pour un costume d'homme en toile ?
— Treize cents.
— Nous, six. Combien payez-vous une robe pour une femme de paysan ou d'ouvrier ?
— Huit cents et quatre milrays.
— Eh bien, voyez la différence : vous payez huit cents et quatre milrays et nous payons seulement quatre cents.
Je marquai une pause avant de lui lancer la flèche du Parthe :
— Écoute un peu, cher ami, que sont devenus ces hauts salaires dont tu te vantais tout à l'heure?
Et je jetai sur l'assemblée un regard de satisfaction placide...
— Oui, repris-je, que sont devenus ces nobles appointements ? Il me semble que je les ai fait se dégonfler singulièrement !
Mais, croyez-moi si vous voulez, il ne saisissait pas du tout la situation, il ne réalisait pas qu'il avait été pris au piège, il ne voyait rien. ...
— Digne Vierge ! Je crains de ne pas comprendre. Il est prouvé que nos salaires sont le double des tiens. Comment pourrait-il se faire alors que tu les aies fait se dégonfler ? …
J'étais abasourdi par l'incroyable stupidité du forgeron, et n'en revenais pas de voir ses compagnons partager son opinion. ...
— Écoute, frère Dowley, essaie de comprendre. Vos salaires sont deux fois plus élevés que les nôtres. Mais ce n'est pas le montant des salaires qui importe, c'est le pouvoir d'achat... Or chez nous, on peut acheter plus de choses avec un demi-dollar que chez vous avec un dollar. Par conséquent, cela prouve que les salaires sont plus élevés chez nous.
— En vérité, je ne comprends pas. Tu viens de dire à l'instant que nos salaires sont plus élevés, et une seconde après tu reviens sur ta déclaration.
Tout était à recommencer. L'idée de déclarer forfait m'était fort désagréable. Aussi lançai-je un autre ballon d'essai.
— Prenons un cas. Supposons qu'un de vos journaliers achète les articles suivants : 1 livre de sel, 1 douzaine d'œufs, 1 douzaine de pintes de bière, 1 boisseau de blé, 1 costume en toile, 5 livres de bœuf, 5 livres de mouton. Le tout lui coûtera trente-deux cents. Il lui faut travailler trente-deux jours pour gagner cette somme. S'il vient chez nous et qu'il travaille pendant trente-deux jours pour un salaire moitié moins élevé, il pourra acheter les mêmes articles pour un peu moins de quatorze cents et demi. Il aura dû travailler un peu moins de vingt-neuf jours et il lui restera à peu près une demi-semaine de salaire. Faites ce calcul sur toute l'année. Au bout d'un an, il aura épargné cinq à six semaines de salaire et le vôtre pas un liard. Maintenant, je suppose que vous comprenez que les mots "salaires élevés" et "bas salaires" ne signifient rien du tout. La seule chose qui compte, c'est le pouvoir d'achat et rien d'autre. 
C'était un argument massue. Mais, hélas, il n'assomma personne. Mieux valait renoncer. Ce que ces abrutis appréciaient, c'étaient les hauts salaires. Peu leur importait le pouvoir d'achat de l'argent qu'ils gagnaient. Ils s'en tenaient à leur protectionnisme et n'en voulaient pas démordre, car de bons apôtres les avaient facilement convaincus que c'était grâce à ce système qu'ils touchaient des milrays et des cents sans se soucier si c'était de la monnaie de singe ou non. Je leur prouvai qu'en un quart de siècle leurs salaires n'avaient augmenté que de trente pour cent, alors que le coût de la vie avait augmenté de cent pour cent. Or, chez nous, en un temps plus court, les salaires avaient augmenté de quarante pour cent tandis que le coût de la vie avait régulièrement baissé. Mais c'était prêcher dans le désert. Rien n'eût pu les convaincre.
Mark Twain, Un Yankee à la Cour du Roi Arthur (1887), Bouquins, 1990


7 déc. 2010

La dure loi du marché

On a beau être en situation de monopole, on ne fait pas ce que l'on veut. C'est une des leçons que l'on peut tirer de ce strip de Calvin et Hobbes. En VO et en VF (cliquez pour agrandir). Epatant pour introduire le cours sur le marché :

Bill Watterson, Complete works, vol. 3, 4 avril 1993, page 163


Calvin et Hobbes, n°19, Que de misère humaine, Bill Watterson, page 3