23 mars 2008

Santé et pauvreté dans les pays en développement

« Une bonne vie, ce serait de pouvoir vivre dans la paix, la santé, et l’amour des siens, sans avoir faim ». Une vieille femme, en Ethiopie, Voices of the Poor – Banque Mondiale, 2000 (ma traduction)

Mieux vaut être riche et bien portant que pauvre et malade. Comble de l’injustice, les pauvres vivent moins longtemps que les riches et sont, à tous les âges, en moins bonne santé. Comment interpréter la corrélation, partout attestée, entre l’état de santé et le statut socio-économique ? Les pauvres sont-ils en mauvaise santé parce qu'ils sont pauvres ou sont-ils pauvres parce qu'ils sont en mauvaise santé ?

Evidence : les pauvres sont en moins bonne santé que le reste de la population

Comparer le statut socioéconomique et l’état de santé pose de redoutables problèmes méthodologiques dans les pays pauvres. Il est par exemple impossible de connaître avec un minimum de précision le revenu des ménages. Pour contourner cette difficulté, la Banque Mondiale réalise des enquêtes sur la consommation des ménages. Mais ces enquêtes sont extrêmement lourdes et coûteuses à mettre en œuvre. D’où l’idée de s’en remettre à la richesse apparente du ménage, beaucoup plus facile à estimer. L’enquêteur peut facilement observer si le ménage possède un vélo, une radio, une télé, habite une case avec un toit de tôle ou de chaume, avec des murs en pisé ou en brique, un sol en terre battue ou en béton, s’il possède l’eau courante, l’électricité, des toilettes, un puit, etc. A partir de toute une batterie d’indicateurs, on peut alors établir le statut socioéconomique des ménages.

L’un dans l’autre, la Banque Mondiale dispose de données exploitables pour 56 pays, à partir desquelles on peut établir des quintiles de statut socio-économique. On observe partout que les taux de mortalité juvénile diminuent fortement avec le statut socioéconomique (cf. les trois pays représentés dans le graph. 1).

Graphique 1. Taux de mortalité juvénile dans trois pays en développement, selon le statut socio-économique des parents

De même, l’espérance de vie des adultes dépend du statut socio-économique. Esther Duflo et Abihjit Banerjee ont compilé les données des Living Standard Measurement Surveys de la Banque mondiale et des “Family Life Surveys” de la Rand Corporation, pour 11 pays en développement, plus celles d’une enquête qu’ils ont menée dans une centaine de village d’Udaipur, en Inde. Ces enquêtes permettent de connaître à la fois le niveau de vie du ménage, et la proportion des adultes âgés de 31 à 50 ans dont la mère est vivante. Les résultats sont synthétisés dans le tableau 1. On observe que, dans 7 pays sur 11, la probabilité d’avoir toujours sa mère augmente sensiblement avec le revenu (dans les quatre autres pays, il n’y a pas de relation).

Tableau 1. Proportion (en %) des adultes de 31 à 50 ans dont la mère est toujours vivante, selon le niveau de vie du ménage ($ par jour et par unité de consommation, convertis aux parités de pouvoir d’achat)

Nb : Les chiffres portant sur des sous-ensembles de moins de 100 personnes n’ont pas été retenus.

Les enquêtes longitudinales réalisées en Indonésie, au Vietnam et à Udaipur permettent en outre de mesurer les taux de mortalité à différents âges. Ces données font apparaître une relation claire entre le niveau de vie et le risque de décès, pour chaque tranche d’âge (tableau 2). Ainsi, en Indonésie, pour les adultes âgés de plus de 45 ans en 1993, la probabilité de décès dans les sept années suivantes était de 20 % pour les plus pauvres contre 15 % pour les plus riches.

Tableau 2. Taux de mortalité observés (en %) lors de la dernière enquête, selon l’âge au moment de la première enquête .

Lire ainsi : en Indonésie, parmi les adultes extrêmement pauvres âgés de plus de 45 ans en 1993, 20,4 % étaient décédés en 2000.

En bref, les plus pauvres (not. ceux qui vivent avec moins de 1$ par jour) ont, à chaque âge, des probabilités de survie plus faibles que les moins pauvres. Reste à déterminer le sens de la causalité.

Analyse : de la corrélation à la causalité

Les pauvres sont-ils en mauvaise santé parce qu’ils sont pauvres ? Ou bien sont-ils pauvres parce qu’ils sont en mauvaise santé ? Evidemment, c’est probablement un peu les deux à la fois. Il y a un cercle vicieux évident.


Les pauvres sont en mauvaise santé parce qu’ils sont pauvres

Devant l’Assemblée mondiale de la Santé en 2001, Kofi Annan, Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies, a déclaré : « Le principal ennemi de la santé dans le monde en développement est la pauvreté. » Si la pauvreté tue, c’est parce que les pauvres n’ont pas accès à l’eau potable, qu’ils sont moins bien soignés, et moins bien nourris.

De nombreuses enquêtes le démontrent : les pauvres ont moins accès que les autres aux soins de base. Quand on fait la moyenne, non pondérée, des données collectées par la Banque Mondiale dans 56 pays en développement, on observe que l’accès aux soins de santé primaire augmente fortement avec le statut socio-économique du ménage (graph. 2). Même une thérapie aussi simple et bon marché que la réhydratation orale, pourtant explicitement ciblée par l’OMS et l’UNICEF vers les pauvres, se révèle toucher davantage les enfants des riches.

Graphique 2. Inégalités dans l’utilisation des services de santé. Taux d’accès aux soins prénataux, à la thérapie orale de réhydratation, à la vaccination, au traitement médical des affections respiratoires et des fièvres, à la contraception, à l’accouchement médicalement assisté, selon le statut socio-économique du ménage (1992–2002)


Dans une autre étude, portant sur 21 pays, la Banque Mondiale a montré que les 20 % des ménages les plus pauvres bénéficiaient en moyenne de 16 % seulement des dépenses publiques de santé, contre resp. 27 % pour les 20 % les plus riches (graph. 3).

Graphique 3. Part des dépenses publiques consacrée aux riches et aux pauvres, 21 pays en développement, 2003

La deuxième raison pour laquelle la pauvreté tue tient au fait que les pauvres sont généralement mal nourris. Parmi les plus pauvres ménages d’Udaipur (ceux qui vivent avec moins de 1 $ par jour), 37 % des adultes déclarent avoir passé au moins un jour sans manger au cours de l'année écoulée. Liée à la sous-alimentation, la prévalence de l’anémie atteint 55 % chez les adultes pauvres. La productivité du travail est affectée, tant la durée du travail que son intensité. Chez les enfants, la sous-alimentation et la malnutrition compromettent le développement mental et physique ; par la suite, ces enfants seront aussi plus susceptibles de développer des maladies chroniques ou de contracter des maladies infectieuses, et cela à tous les âges.

Dans ce type de sociétés, les pauvres n’ont en effet que deux façons de s’adapter à une nourriture insuffisante :

(i) en économisant leurs efforts. Robert Fogel a calculé qu’en 1785 les dix pour cent des français les plus mal nourris n’absorbaient pas assez d’énergie (1310 Kcal par équivalent-adulte et par jour) pour pouvoir effectuer le moindre travail ; les dix pour cent suivant disposaient juste d’assez d’énergie (1610 Kcal) pour travailler trois heures chaque jour. A cette époque, un adulte disposait en moyenne de seulement 600 Kcal par jour pour se déplacer, s’acquitter des tâches domestiques et travailler -- moins du quart de l’énergie dont dispose aujourd’hui un travailleur français. Trop mal nourris pour bien travailler, les français du 18ème siècle travaillaient trop peu pour bien se nourrir.

C’est la même chose aujourd’hui dans le tiers monde. Parmi les ménages les plus pauvres d’Udaipur (ceux qui vivent avec moins de 1 $ par jour), l’indice de masse corporelle est en moyenne de 17,8 : les deux tiers des hommes ont un indice de masse corporelle inférieur à 18,5 (la limite en deçà de laquelle un adulte est considérée comme sous-alimenté par l’OMS). Dans ces conditions, beaucoup sont trop faibles pour s’acquitter des durs travaux des champs et des corvées quotidiennes ; plus du tiers des adultes de moins de 50 ans déclarent avoir du mal à s’acquitter d’au moins l’une de ces activités : travailler dans les champs, se déplacer, aller chercher de l’eau au puit.

(ii) en limitant leur capital physiologique. Les personnes mal nourries sont plus malingres, plus petites que les autres. En 1815, un ouvrier britannique mesurait en moyenne cinq pouces de moins qu’un aristocrate (contre un pouce aujourd’hui). Or, la taille n’est pas seulement un bon indicateur de la qualité et de la quantité de l’alimentation reçue in utero et durant sa jeunesse. Elle est aussi un bon prédicteur de la mortalité et de la morbidité à tous les âges.

Dans une étude classique, l’épidémiologiste norvégien Waaler a montré que le taux de mortalité des hommes âgés de 40 à 59 ans, sur la période 1963 – 79, diminuait continûment avec la taille : le risque-décès d’un petit homme d’un mètre cinquante était par exemple trois fois plus élevé que celui d’un géant d’un mètre quatre vingt dix. Il en va de même de l’Indice de masse corporelle. Entre 23 et 27, le risque de mortalité des hommes de 50 à 64 ans est minimum, mais il augmente continûment quand on s’éloigne de ses deux bornes.

Le diagramme de Waaler (graph. 4) met en relation les taux de mortalité avec le poids et la taille des sujets. La courbe verticale en trait plein associe, pour chaque taille, le niveau de poids qui minimise le risque-décès des hommes de 50 à 64 ans. Les isoquantes associent un risque de mortalité à chaque combinaison de poids et de taille, et les lignes brisées représentent l’indice de masse corporelle pour chaque combinaison de taille et de poids. Enfin, deux courbes figurent le poids et la taille moyens des hommes calculés à différentes dates en France et en Angleterre.

Graphique 4. Diagramme de Waaler faisant apparaître le risque relatif de mortalité selon le poids et la taille pour des hommes norvégiens âgés de 50 à 64 ans, et les courbes de poids et taille des hommes français et anglais, de 25 à 40 ans, depuis 1705

D’après les calculs de Robert Fogel, l’essentiel de la baisse de la mortalité observée entre 1705 et 1867 s’explique par l’amélioration de l’alimentation, attestée par l’élévation de la taille et du poids des français. Sur cette période, le français moyen a vu sa taille augmenter de 7 cm et son poids de 24 Kg ; l’indice de masse corporelle moyen est passé de 18 à 23 ; et le risque de mortalité a été divisé par 2.

Deux siècles ont passé, la France est sortie du piège de la faim, mais une grande partie de la population mondiale ne mange toujours pas à sa faim.

Après avoir montré que la pauvreté pouvait tuer, il nous faut maintenant nous demander dans quelle mesure la mauvaise santé des pauvres ne serait pas plutôt la cause de leur pauvreté.

Les pauvres sont pauvres parce qu’ils sont en mauvaise santé

Lorsque mon mari tombe malade, c’est la catastrophe. Notre vie s’arrête jusqu’à ce qu’il se rétablisse et retourne travailler. — Une femme en Egypte

« L’une des grandes peurs des personnes démunies est que le soutien de famille tombe malade. Cela signifie que tout à coup, il n’y a plus ni nourriture ni argent. Il faut payer pour le faire soigner, ce qui aggrave encore la misère – il faudra peut-être vendre ce que l’on a et s’endetter. La spirale descendante est amorcée : la pénurie de nourriture entraîne la malnutrition et les enfants sont retirés de l’école car ils doivent aller travailler ». Dans l’étude de la Banque Mondiale, la maladie est la mère de misère la plus souvent citée par les pauvres : Mettons la faim en premier, explique cette paysanne du village de Musanya (Zambie), parce que si on a faim, on ne peut pas travailler ! Non, la santé passe avant tout car si l’on est malade, on ne peut pas travailler !

Pour les pauvres, la santé n’a pas de prix. Comme l’écrit la Banque Mondiale, « un corps sain et fort est l’atout qui permet aux adultes démunis de travailler et aux enfants défavorisés d’apprendre. Un corps faible et malade est un fardeau tant pour l’intéressé que pour l’entourage qui doit le prendre en charge ».

Les maladies incapacitantes, comme la cécité des rivières (onchocercose) -- ou celle liée au trachome --, la poliomyélite, la filariose lymphatique, la tuberculose, la lèpre, le SIDA, le paludisme, etc. réduisent considérablement la capacité productive de ceux qui en sont victimes. Une enquête sur des maraîchers ivoiriens a ainsi montré que le rendement et le revenu des paysans souffrant du paludisme étaient inférieurs de moitié à celui des paysans non malades. Au Mozambique, une enquête a montré que la ration alimentaire moyenne dans les familles paysannes était sérieusement affectée par l’épidémie de SIDA. Entre 2002 et 2005, la ration calorique a diminué de près d’un tiers en raison de la sècheresse, ne représentant plus que 44 % de la norme conseillée par l’OMS (3000 Kcal par équivalent adulte) dans les ménages non affectés par le SIDA, mais seulement 29 % dans les ménages dont le chef de famille était mort ou malade du SIDA (graphique 5).

Graphique 5. Production de produits vivriers, exprimée en % des besoins caloriques journaliers par équivalent adulte, dans des villages mozambicains, selon que le ménage a été ou pas touché par le SIDA

Malades, les membres de ces ménages ne peuvent travailler assez pour subvenir à leurs besoins. D’où le cercle vicieux : pas assez de nourriture pour bien travailler, et pas assez de travail pour bien se nourrir.

Même en l’absence d’incapacité, la sous-alimentation tend à perpétuer la pauvreté. Le piège de la faim explique sans doute pourquoi la baisse du taux de pauvreté dans le monde, observée depuis vingt ans, ne s’est pas traduite par une baisse d’ampleur comparable du taux de personnes sous-alimentées (graph. 6).

Graphique 6. Sous-alimentation et pauvreté (en % de la population)

L’exemple du village de Kovilur, en Inde, permet de bien comprendre comment le piège de la faim peut se refermer sur les pauvres. Dans ce village misérable, la plupart des enfants sont scolarisés un an ou deux, et ceux qui continuent, dans une école dont l’instituteur est souvent absent, ne peuvent généralement trouver d’autre emploi que celui de journalier agricole. Les plus petits traînent devant les huttes, avec le regard caractéristique des enfants sous-alimentés, et les victimes de la polio vaquent à leurs occupations en se déplaçant comme ils peuvent sur leurs jambes atrophiées. Quant aux hommes, la plupart sont réduits à passer de longues heures immobiles, oisifs, à l’ombre. Ils sont sans emploi. Pourtant, le travail existe, douze kilomètres plus loin, dans les roseraies du village voisin de Manipuram. Mais rares sont ceux qui s’aventurent jusque là. Douze kilomètres, cela peut sembler peu de chose, mais c’est véritablement une épreuve pour des gens mal nourris, qui doivent marcher des heures sous le soleil brûlant sans même l'assurance de trouver du travail au bout (ceux qui font le voyage trouvent de l’embauche seulement trois fois sur quatre, et ce sont les plus optimistes et les mieux renseignés). Quand vous n’avez pas assez à manger, mieux vaut conserver son énergie plutôt que la gaspiller dans des entreprises hasardeuses. Pour le dire autrement, un homme affamé est prêt à faire beaucoup de choses, mais pas un homme affamé qui doit faire un long chemin pour cela (*).


Bibliographie

(*) Paul Seabright, The Company of strangers – A natural history of economic life, Princeton Univ. Press 2004.

Abhijit Banerjee and Esther Duflo, Aging and Death Under a Dollar a Day (pdf), August 2007. Voir aussi The Economic Lives of the Poor (pdf), October 2006, Journal of Economic Perspectives, Vol 21 (1) 2007.

Robert William Fogel, The Escape from Hunger and Premature Death, 1700-2100, Cambridge, New York, Cambridge University Press, 2004, 191 p. On trouvera l'essentiel des premiers chapitres dans sa Nobel Lecture 1993 (pdf)

Banque Mondiale
Socio-economic differences in health, nutrition and population within developping countries (pdf), septembre 2007 et Reaching the Poor with Health, Nutrition, and Population Services (abrégé en français, pdf), 2007 ; The two-way links between agriculture and health, in Rapport sur le développement dans le monde 2008 ; Les pauvres face à la santé et la maladie (40 pages), extraits de Voices of the Poor consacré à la santé.

FAO
Rapports SOFI 2002 & SOFI 2006

20 mars 2008

L’économiste comme détective

Parce qu'enseigner l'économie, c'est enseigner une façon de penser, on peut conseiller la lecture des polars de Marshall Jevons (1). Ces romans sont couramment utilisés dans les cours d’introduction à l’économie aux Etats-Unis. Les professeurs ont vu là un bon moyen de piquer la curiosité de leurs étudiants pour l’économie et de les initier au mode de raisonnement des économistes. Selon Milton Friedman, "It is hard to conceive of a more pleasant and painless way of imbibing sound economic principles than reading this fascinating, absorbing, and well-written mystery story."
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William Breit et Kenneth G. Elzinga sont deux distingués professeurs d’économie (resp. à l’université du Texas et à celle de Virginie). En 1978, sous le pseudonyme de Marshall Jevons, ils ont publié leur premier roman policier (Murder at the margin). Le succès aidant, deux autres ont parus depuis.
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Le héro en est Henri Spearman, professeur d’économie à Harvard et détective amateur. Son épouse, Pidge, tient le rôle du Dr. Watson. Le professeur Spearman est en réalité l’alter-ego de Milton Friedman. Comme Friedman, Spearman vit et pense en économiste. Au nightclub de l’hôtel, il s’attarde pour le seul plaisir de vérifier si les happy hours affectent la consommation des clients. Pour lui, tout est explicable en termes économiques.
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Pourquoi un homme qui déteste danser accepte-t-il de danser avec sa femme ? Quelqu’un suggère que l’homme aime sa femme ; mais Spearman propose une explication économiquement plus correcte : tous deux ont des fonctions d’utilité interdépendantes, de sorte que le mari éprouve une certaine satisfaction à voir sa femme heureuse.
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Pourquoi, depuis qu’il est devenu riche, Spearman trouve-t-il moins le temps de prendre du bon temps ? Paradoxe qui ne pose aucun problème à l’économiste familier de la notion de coût d’opportunité. Une soirée consacrée à sa collection de timbre est une soirée pendant laquelle Spearman ne travaille pas à une conférence, à un article, ou à un livre qui lui rapporterait beaucoup d’argent. Voilà pourquoi il a tendance à faire passer le travail avant les loisirs. Du coup, ses ventes, sa notoriété, ses honoraires augmentent ; le coût d’opportunité du loisir s’élève, et les moments de temps libre se font de plus en plus rares. Cqfd...
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On l’aura compris : pour Spearman, l’économie est d’abord un état d’esprit, une façon de penser. En l’occurrence, c’est à l’aide du seul raisonnement économique que le professeur Spearman résoud des affaires criminelles dans lesquelles il se trouve impliqué par hasard. Cela n’a rien d’étonnant si l’on réalise que la démarche du détective et celle de l’économiste ont beaucoup de choses en commun.
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Mystère et rationalité (2)
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Dans sa préface à Meurtre à la marge, Herbert Stein a bien montré la parenté entre fiction policière et science économique. Au point de départ, il y a un mystère – quelqu’un se comporte d'une manière bizarre, mais nous ne savons pas de qui il s’agit. Quand quelqu'un se comporte d'une manière qui paraît irrationnelle – qui n’est pas, en première analyse, la manière la plus évidente d'atteindre tel objectif au moindre coût – cette personne devient un mystère. Mais pour peu que l’on dispose d’observations suffisantes, le mystère se dissipe, la structure des coûts et des objectifs devient claire et le comportement cesse de paraître irrationnel.
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Dans Le Chien des Baskervilles, des événements mystérieux sont rapportés à Sherlock Holmes. Un chien gigantesque a été aperçu dans les moors. Mais quand le Dr. Watson lui demande “Then you are yourself inclining to the supernatural explanation ?”, le grand détective lui répond : “If we are dealing with forces outside the ordinary laws of nature, there is an end to our investigation. But we are bound to exhaust all other hypotheses before falling back on this one”.
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Tout comme Sherlock Holmes, les économistes supposent que les gens agissent rationnellement. L'hypothèse de rationalité est si centrale que les économistes sont souvent occupés à trouver des explications rationnelles à des comportements apparemment irrationnels. En fait, l'irrationnel est à l'économiste ce que le surnaturel est au détective.
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La ressemblance entre les deux discours, celui de l’analyse économique et celui du roman policier classique, devient plus évidente encore si l’on ajoute qu’outre l'hypothèse de rationalité, ils partagent une autre caractéristique importante : le concept d'équilibre.
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L’équilibre et sa perturbation (2)
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Au début du roman policier classique, l'ordre règne dans la communauté. L'action se situe typiquement dans un lieu clôs -- un bateau de croisière, une île lointaine, une vieille ville universitaire, un manoir à la campagne... -- où les divers protagonistes coulaient jusque-là des jours paisibles. Cet ordre est soudainement perturbé par un meurtre. Le désordre s’installe, le chaos menace. Survient le détective, un mastermind qui déploie des ressources extraordinaires d'observation et de déduction pour démasquer l’assassin parmi tous les suspects possibles. À la fin du récit, le détective expose le raisonnement grâce auquel il a découvert le coupable : c'est une illumination. L'équilibre est restauré.
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Dans nombre d’études de sciences économiques, la problématique est identique : l'ordre économique qui prévalait jusque-là est dérangé. Les comportements observés sont en contradiction avec les comportements attendus, i.e. prédits par la théorie. A partir d’une observation qui ébranle les certitudes économiques les mieux établies, le monde bien ordonné des économistes a basculé dans le désordre. Les faits doivent donc être réconciliés d’une façon ou d'une autre avec la théorie. L'économiste doit prouver que le comportement apparemment irrationnel est en fait conforme aux principes économiques. Ici aussi, la fin est une illumination. L'équilibre est restauré.
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A travers leurs romans, Breit et Elzinga nous démontrent la fécondité de la théorie économique, son extraordinaire capacité à révéler la logique cachée et le sens profond des activités humaines les plus ordinaires. Alfred Marshall, que Spearman tient pour le plus grand économiste du 20ème siècle, ne définissait-il pas l’économie comme "the study of mankind in the ordinary business of life" ?
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Notes :

(1) deux des trois romans ont été récemment traduits en français. Marshall Jevons. 2002. Meurtre à la marge. Economica. Idem, 2002. Équilibre fatal. Economica. Idem, 1998. A deadly indifference. Princeton: Princeton University Press.

(2) résumé de l’article du Journal of Economic Education, Fall 2002 : Economics as Detective Fiction

5 mars 2008

Le choix du conjoint : l’œuvre de Cupidon et la part du Social

Autrefois, le mariage consacrait l'union de deux familles autant que celle des époux. Le mariage était, avec l’héritage, un moment clef de la gestion patrimoniale, et les familles veillaient à ce que les époux soient bien assortis. C'est ainsi qu'à Vraiville, entre 1803 et 1842, les cultivateurs avaient deux fois plus de chances que la moyenne d'épouser une fille de cultivateur, et les tisserands deux fois plus de chances que la moyenne d'épouser une fille de tisserand (1). "Tel père, tel gendre". Comme les filles dépendaient du mariage pour s'établir socialement et que les garçons dépendaient de leur père pour s'établir professionnellement, il était difficile d'aller contre l'avis des parents. Bref, le choix du conjoint était dicté, pour l'essentiel, par des considérations d’intérêt.

Au vingtième siècle, le paysage social a profondément changé. Le ménage français type n'est plus un foyer de paysans ou d'artisans mais un ménage salarié. Emancipés des tutelles familiales, les jeunes français sont désormais libres de se marier avec qui bon leur semble. Le mariage de raison a vécu, vive le mariage d'amour ! Pourtant, aujourd'hui comme hier, qui se semble s'assemble. Si les conjoints ne sont plus nécessairement de même origine sociale, leurs statuts socio-économiques sont le plus souvent très proches. En 1999, les femmes cadres étaient treize fois plus souvent que les ouvrières mariées avec un cadre. C'est dire que, derrière la logique des sentiments, de puissants déterminismes sociaux sont à l'oeuvre.

La persistance de l’homogamie

Commentant les résultats de la première grande étude de l’INED sur le choix du conjoint (N = 1 531 couples), en 1959, Alain Girard concluait que « la proportion des homo-sociaux, c’est-à-dire des conjoints de même condition sociale, l’emporte largement, plus de deux fois, sur ce que donnerait une répartition au hasard des unions » (2). Quarante ans plus tard, c’est toujours vrai.

En 1999, l’enquête « étude de l’histoire familiale » a réuni des informations sur les dernières unions (avec ou sans mariage) de 380 000 hommes et femmes de 18 ans ou plus. Les couples homogames représentent 31 % des couples. C’est près de deux fois le taux que l’on observerait si les couples se formaient au hasard (situation de panmixie), soit 17 %. Les couples composés d’un cadre et d’une ouvrière ou d’une cadre et d’un ouvrier représentent seulement 1 % de l’ensemble des couples, soit quatre fois moins que ce que l’on observerait en situation de panmixie (3).

Le mot d'Alain Girard a donc gardé toute son actualité : « la foudre quand elle tombe ne tombe pas n'importe où, elle frappe avec prédilection la diagonale ».

L’évolution de l’homogamie sur longue période

Depuis les années 30, le taux d’homogamie a baissé de près d'un quart, passant de 42 % pour les unions formées entre 1930 et 1950 à 31 % pour celles formées dans les années 1990 (4). Mais cette évolution s’explique entièrement par l'évolution de la structure sociale. Pour le comprendre, prenons un exemple simple : supposons qu’en T0, la population soit composée de 90 % de paysans et de 10 % de salariés, et qu’en T1 la répartition soit désormais de 50/50. On vérifie qu'en l'absence de tout changement des comportements individuels, le taux d’homogamie baisserait de 32 points ! En effet, l’homogamie structurelle, correspondant à une situation de panmixie, tombe alors de 82 % (0.9 x 90 + 0.1 x 10) à 50 % (0.5 x 50 + 0.5 x 50). C’est ce qui s’est passé depuis 1930 : une fois pris en compte les transformations de la structure socio-professionnelle, l’homogamie n'a pas diminué.

Cela dit, les données des enquêtes ont une limite : la PCS de chaque conjoint est celle qu’il occupe au moment de l’enquête, et non celle qu’il occupait au début de l’union. L’homogamie observée reflète donc « à la fois les résultats des choix effectués au moment de la formation des couples et les conséquences des mobilités sociales masculine et féminine au cours de la vie » (ibid). Dans la mesure où les couples les plus anciens sont aussi plus susceptibles d’avoir connu une mobilité sociale, cela peut influer sur l’évolution observée de l’homogamie socioprofessionnelle. D’où l’intérêt d’utiliser une autre variable, qui se modifie peu au cours de la vie : le niveau d’études.

Ici encore, l’homogamie est la règle. En 1999, 56 % des couples étaient homogames selon le niveau d'études. Aux extrêmes, les couples dont l’un des conjoints a arrêté ses études après l’école primaire tandis que l’autre a poursuivi des études supérieures représentent moins de 1 % de l’ensemble. C’est dix fois moins que ce que l’on observerait en situation de panmixie (0,246 x 21,6 + 0,218 x 21,9 = 10,1 %). De façon significative, les indices d’homogamie sont d’autant plus faibles que l’on s’éloigne de la diagonale:

Comme avec les PCS, on observe une baisse du taux d’homogamie : 60 % pour les couples formés dans les années 1955-59 contre 54 % pour les couples formés entre 1995 et 1999. Mais le changement structurel explique la moitié de la baisse de l’homogamie observée. Le niveau moyen d’éducation s'est fortement élevé depuis cinquante ans ; surtout, il a progressé plus fortement chez les femmes que chez les hommes. Il reste qu'à structure constante, on observe quand même une baisse de 3 points du taux d’homogamie selon le niveau d’études entre le début des années 1950 et la fin des années 1990.

Les causes de l’homogamie

La persistance d’une forte homogamie sociale dans les sociétés contemporaines traduit la persistance d’une forte segmentation sociale du marché du mariage. Les opportunités de rencontre et les préférences des individus dépendent pour beaucoup de leur statut social (5).

¤ La segmentation sociale des lieux de rencontre

Pour chaque groupe social, le taux d’homogamie dépend, on l’a vu, du poids de ce groupe social dans la société. Mais il dépend aussi de la représentation de ce groupe dans l’environnement social de l’individu : son voisinage, son entourage familial et professionnel, ses affinités électives. La sociabilité de l’individu détermine en bonne part le choix du conjoint. Or, les modes de sociabilité sont très variables d’un groupe social à l’autre, comme en atteste l’étude des lieux de rencontre.

Michel Bozon et François Héran ont distingué trois types de lieux de rencontre : les lieux publics (fête publique, bal, rue, café, centre commercial), les lieux privés (réunions de famille ou d’amis), et les lieux réservés (association, lieu d’études ou de travail, salle de concert…). Ces lieux constituent les trois côtés d’un triangle dans lequel on a fait figurer la position de chaque groupe socio-professionnel. On lit ainsi : 16 % des grands agricul­teurs ont rencontré leur conjointe dans un lieu privé, 18 % dans un lieu réservé et 66 % dans un lieu public.


Il apparaît que les classes populaires se rencontrent plus souvent dans les lieux publics, ouverts à tous, tandis que les professions intellectuelles se rencontrent davantage dans les lieux réservés, où l’on se retrouve « entre soi ». Enfin, les cadres du privé, patrons ou professions libérales, se rencontrent davantage dans des lieux strictement privés (6).

La segmentation sociale des lieux de rencontre pourrait expliquer la persistance de l’homogamie dans les sociétés modernes. Quand ils sont en âge de se marier, les jeunes français évoluent dans des mondes sociaux relativement étanches : cités vs quartiers résidentiels, université vs usine, bureau vs atelier. Le jeune ouvrier ne vit pas dans le même univers que la jeune étudiante destinée au métier d'enseignante. Ils ont donc peu de chances de se rencontrer.

Las ! même s'ils vivaient dans le même monde, il y a peu de chances que le jeune ouvrier parvienne à séduire durablement la jeune étudiante. Le marché des rencontres en ligne a beau être ouvert à tous, l'homogamie reste la règle. Une étude américaine révèle ainsi que les femmes titulaires d’un master envoient 2 fois plus de messages aux hommes de même niveau d'études qu'à ceux qui se sont arrêtés au lycée (7). A l’évidence, pour les femmes au moins, le revenu et le niveau d'études sont des critères décisifs dans le choix d’un partenaire !

¤ Les critères sociaux de la sélection sexuelle

Sur le marché du mariage, les partenaires les mieux dotés en capital culturel, économique, social sont aussi les plus demandés. Or, ces perles rares échoient logiquement à celles et ceux qui peuvent se prévaloir d'une " dot " équivalente. Traditionnellement, le statut socio-économique affecte davantage les préférences des femmes que celles des hommes.

De nombreuses empiriques le confirment : chez les hommes, l'accès aux femmes est influencé par le statut social. Dans l'étude précitée sur les rencontres en ligne, les hommes déclarant plus de 250 000 $ de revenus annuels reçoivent 2,5 fois plus de propositions que ceux déclarant un revenu inférieur à la médiane (50 000 $) -- cf. note 7. Dans le même ordre d'idée, une récente étude de l'INSEE nous apprend qu'à 47 ans, les ouvriers sont deux fois plus nombreux que les cadres à n'avoir jamais vécu en couple. C'est l'inverse chez les femmes -- signe que le célibat est ici plus choisi que subi (8).

La psychologie évolutionniste s’est depuis longtemps intéressée à cette préférence des femmes pour des partenaires à haut statut socio-économique. Une manière de le vérifier est d'étudier, pour une même société, la relation entre statut socio-économique et accès aux femmes quand le sex-ratio s'élève. En pareil cas, les femmes peuvent faire monter les enchères. S’il est vrai qu’elles préfèrent les hommes à haut statut socio-économique, on peut alors prédire que, d’une part, le taux de célibat des hommes variera en fonction inverse de leur statut socio-économique, et que, d’autre part, la relation sera d’autant plus forte que le déficit de femmes est grand. Pour tester cette théorie, Thomas V. Pollet et Daniel Nettle ont exploité le recensement américain de 1910 (N= 40 000 individus de 15 à 50 ans). A l’époque, le sex-ratio était équilibré dans les Etats de la côte Est et de plus en plus déséquilibré au fur et à mesure qu’on progressait vers l’Ouest. Le rapport des hommes aux femmes était ainsi de 0.98 dans le Maine, 0.99 dans le Connecticut, mais 1.09 dans le Nevada, 1.10 dans l’Arizona, et 1.11 dans le Montana. Pour mesurer le statut socio-économique, les auteurs ont utilisé l'échelle du prestige professionnel de Duncan (1950), de 0 à 96.

Les résultats confirment les prédictions (9). D’une part, après contrôle de l’âge, on observe que les hommes mariés ont en moyenne un statut socio-économique nettement plus élevé que les célibataires. Les premiers affichent un score de 28.5 contre 21,5 pour les seconds (moyenne : 22.5).


D’autre part, l’écart entre eux (qui reflète l’effet du statut socio-économique) est d’autant plus grand que le sex-ratio est déséquilibré. Par exemple, à Hawaï où le sex-ratio est de 1.1, les hommes mariés ont un score statutaire huit fois plus élevé que les non mariés. Dans les Etats dont le sex-ratio est égal à 1, le taux de célibat d’un homme de 30 ans est de 40 % si son statut socio-économique est élevé (supérieur d'un écart type) et de 44 % si son statut socio-économique est faible (inférieur d'un écart-type). Dans les Etats dont le sex-ratio est égal à 1,1, les taux de célibat sont respectivement multipliés par 1,3 (à 54 %) et 2,3 (à 76 %).


Notes

(1) Martine Segalen, Albert Jacquard, Choix du conjoint et homogamie (pdf), Population, 26 (3), 1971

(2) Alain Girard, Le choix du conjoint, PUF-INED, 1964

3) Calcul : 0.36 x 5,4 + 0.131 x 14,3 = 3,8 %. Le tableau est pris chez Mélanie Vanderschelden, Position sociale et choix du conjoint : des différences marquées entre hommes et femmes (pdf), Données sociales 2006.

(4) Ont été exclus les couples dont l’un des conjoints n’a jamais exercé d’activité professionnelle. Mélanie Vanderschelden, Homogamie socioprofessionnelle et ressemblance en termes de niveau d’études : constat et évolution au fil des cohortes d’unions (pdf), Économie et Statistiques n° 398-399, 2006

(5) Pour un bon survey de la littérature sociologique sur les causes de l'homogamie, cf. Kalmijn, M. 1998. "Intermarriage and homogamy" (pdf). Annual Review of Sociology, 24, 395-421

(6) Extraits de Michel Bozon et François Héran « La décou­verte du conjoint. II. Les scènes de rencontre dans l’espace social », Population, 1, 1988, p. 121-150. D’après l’Enquête sur la formation des couples (Ined, 1984). Voir « Le triangle des lieux de rencontre » (INED)

(7) Günter J. Hitsch (Univ. of Chicago), Ali Hortaçsu (Univ. of Chicago) et Dan Ariely (MIT), "What Makes You Click: An Empirical Analysis of Online Dating" (pdf). Pour une synthèse, cf. ce billet : Online dating (L’Antisophiste)

(8) France, portrait social : Ne pas avoir eu d’enfant : plus fréquent pour les femmes les plus diplômées et les hommes les moins diplômés (pdf).

(9) Thomas V. Pollet and Daniel Nettle, Driving a hard bargain: sex ratio and male marriage success in a historical US population (pdf), Biology Letters, Dec. 2007.

2 mars 2008

Bonheur privé, action publique

Résumé de l'ouvrage « BONHEUR PRIVE, ACTION PUBLIQUE », d’Albert O. Hirshman.

« Donnez à un homme tout ce qu’il désire, sur le champ, il lui paraîtra que ce tout n’est pas tout » (KANT).


L’individu pense désirer ceci et, l’ayant obtenu, découvre qu’il ne le désirait pas tant que ça, qu’il désirait en fait autre chose. Il est dans la nature de l’homme de se tromper : « errare humanum est ».

Qu’il s’agissent d’affaires privées (comme la consommation) ou d’affaires publiques (comme la participation politique) les actions des citoyens-consommateurs portent en elles mêmes « les germes de leur propre destruction ». Dans tous les cas, la déception est au bout de l’expérience.

I

L’individu vit alternativement des moments de frustration et des périodes d’ennui. L’acte de consommation est alors le moyen de pallier l’inconfort né tantôt du sentiment d’un manque, tantôt du sentiment d’un vide. Il procure plaisir et confort. Mais parce que « le plaisir est le sentiment éprouvé lors du passage de l’inconfort au confort », on accède à ce dernier quand le plaisir n’est plus. Voilà pourquoi accéder au confort ouvre la voie à la déception.

Un réfrigérateur procurera du plaisir à qui découvre le bonheur du « servir frais » ; avec l’habitude, le confort s’installe, mais le plaisir disparaît. De même, le plaisir de conduire cède progressivement la place à un usage plus utilitaire du véhicule ; d’où la vogue des automobiles de luxe, qui offrent à leur propriétaire le plaisir durable de paraître.

Les services de l’Etat-Providence n'échappent pas à la règle. L’entrée du fils à l’université, la prise en charge médicale du vieux père ne font plus dire au français moyen : « c’est beau le Progrès » ; cela va désormais de soi. L’accès de tous aux biens marchands de la Société de Consommation et aux biens collectifs de l’Etat-Providence a développé des habitudes de confort, mais ne procure plus de plaisir.

Il peut alors en résulter un mouvement de recul questionnant le bien fondé d’une quête du bonheur axée sur la consommation. Déjà au 18ème siècle, Adam SMITH s’interrogeait : « Pouvoir et richesses ... abritent de l’averse d’été, non de la tempête d’hiver, et vous laissent comme avant exposé à l’anxiété, à la peur et au chagrin, aux maladies, au danger, et à la mort ».

Depuis, la machine à produire s’est emballé : « Toujours plus » pour toujours plus de monde. Et l’on a perdu de vue que « produire, c’est détruire », que par conséquent « produire plus, c’est détruire plus ». Alors il y a le réchauffement climatique, la pollution... et partout la laideur triomphante. La démocratisation de la consommation multiplie les effets pervers, et par là, les motifs d’insatisfaction (embouteillages, surpopulation des plages ...).

Comme disait G.B. SHAW : « Il y a deux tragédies dans la vie : l’une est de ne pas obtenir ce que l’on désire, l’autre est de l’obtenir ».
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II

Poursuivant sa quête du bonheur, notre homme que l’expérience de consommation laisse frustré, a la faculté de changer son fusil d’épaule. Quand la sphère privée est source de déception, reste la sphère publique, symbolisée par l’action publique : la déception du consommateur ouvre la voie à la prise de parole du citoyen.
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Si l'on suit Mancur OLSON, quand bien même les bénéfices attendus de l’action collective excéderaient les coûts de participation, la possibilité d’obtenir un billet gratuit incite chacun à rester sur son quant à soi. Pour mobiliser, les organisations collectives doivent alors offrir à leurs membres des incitations sélectives (« piston », informations stratégiques, assurances, ...). Cette analyse rend bien compte de la vitalité relative du syndicalisme paysan, enseignant, médical ... mais échoue à expliquer, par exemple, les mouvements sociaux de 1968. Pourtant, la tentation du billet gratuit opère à fonds (les non grévistes gagnent sans avoir misé) et les incitations sélectives sont absentes.

C’est que le sujet olsonien, tel l’homo economicus, est un sujet dépourvu d’histoire. Chez un individu qui a fait l’expérience durable de la déception, le temps et l’énergie consacrés à l’action publique participent de la quête du bonheur. Parcve que le coût de la participation est partie prenante des bénéfices, la satisfaction augmente avec l’engagement. Loin de se dérober en essayant d’obtenir un billet gratuit, l’individu va rationnellement augmenter sa mise.
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III

Mais l’action publique n’échappe pas à la règle énoncée plus haut, qui veut que la déception est toujours au bout de la route.

Soit le but visé est atteint, et en ce cas il n’y plus grand chose à faire : que reste-t-il à faire aux abolitionnistes après l’abolition de la peine de mort, aux militants de l’I.V.G. après la loi Veil ? Soit le résultat espéré tarde à venir et en ce cas, le temps consacré à la cause devient de plus en plus coûteux. Ceci est d’autant plus vraisem-blable que, tout à son enthousiasme, le néophyte aura sous - estimé les coûts réels de sa participation. La déception serait alors la rançon du surrengagement. Selon le mot d’Oscar WILDE : « le Socialisme ne peut pas marcher, cela occuperait bien trop de soirées ! ».

Mais la déception peut aussi bien venir du sous - engagement tant il est vrai que nos Institutions démocratiques limitent l’intensité de la participation politique. En effet, l’orientation politique d’une démocratie découle du vote ... lequel, en fixant un plafond à l’engagement des citoyens, limite l’exercice de la passion politique.

Ainsi, les citoyens désireux de s’engager plus activement dans la sphère publique, sont-ils amenés à faire tantôt l’expérience du « Trop », tantôt celle du « Trop peu » ; de toute façon la déception est au bout de l’expérience.

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La déception du citoyen a son pendant chez l’homme public : passé le premier élan d’enthousiasme pour le Service Public, l’homme public butte sur le Principe de Réalité. Sentiment de vanité, frustration ... Il devient alors naturel de penser à soi.

La confusion des domaines publics et privés, qualifié de « Patrimonialisme » par Max Weber, a prévalu jusqu’au 19ème siècle. Elle n’implique pas que l’homme public renonce à servir l’Etat, mais permet qu’il se serve en servant. Or ces deux domaines sont désormais clairement distincts : un entrepreneur peut prétendre faire du bien en faisant de bonnes affaires, mais qu’un homme politique se mue en entrepreneur politique, et fasse de bonnes affaires en prétendant faire le bien, est inacceptable pour nos concitoyens.

Avec la déconsidération du politique, les citoyens désinvestissent la sphère publique, et reviennent à la stratégie du billet gratuit.

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Logiquement, le repli sur la sphère privée s’accompagne du renouveau de l’idéologie libérale. La métaphore de la Main Invisible n’enseigne-t-elle pas que c’est en oeuvrant pour son bien propre que l’individu concourt du mieux qu’il puisse au bien commun.