6 janv. 2008

Sciences sociales et idéologie

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Schumpeter a consacré à la question des rapports entre Science et Idéologie sa conférence d’ouverture du congrès de l’American Economic Association en décembre 1948. Il reprendra et développera ces thèses dans la première partie de son Histoire de l’analyse économique.

Pour Schumpeter, l’analyse scientifique « est de toute nécessité précédée par une prise de connaissance pré-analytique », qui « fournit la matière première de l’analyse » (HAE, 74). « Ce mélange de perceptions et d’analyse préscientifique, nous l’appellerons la Vision, ou l’Intuition, du chercheur » (Science and Ideology, AER, May 1949, 351). Or cette vision « est par nature idéologique ». A ce titre, elle dépend de la position sociale du chercheur, qui « détermine le regard qu’il porte sur la réalité et, par conséquent, ce qu’il voit et comment il le voit » (ibid).

Dans un deuxième temps, intervient l'analyse scientifique proprement dite, qui cherche à « traduire la vision en mots ou en concepts de telle manière que ses éléments se mettent en place, qu’ils portent des noms facilitant leur reconnaissance et leur maniement, selon un schéma ou une description plus ou moins ordonnée » (HAE, 75). Ce travail théorique se double d’un travail sur les faits : « Le travail sur les faits et le travail “théorique”, dans une infinie relation d’échange, s’éprouvant réciproquement et se constituant l’un à l’autre de nouvelles tâches, produiront enfin des modèles scientifiques, produits provisoires de leur interaction avec les éléments subsistants de la vision originelle, à laquelle s’appliqueront progressivement des normes plus rigoureuses de cohérence et de congruité ». (HAE, 75)
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L’essence de la science réside justement dans ce mouvement d’aller-retour perpétuel entre la théorie et les faits. C’est ce mouvement réciproque qui permet d’éliminer progressivement les biais idéologiques résiduels. (*)

Ainsi, l’influence de l’idéologie n’intervient que dans la première étape, celle du travail pré-analytique ; elle cesse quand commence le travail d’analyse proprement dit. « Tout ce que le biais idéologique parvient à influencer, c’est le choix des problèmes que les scientifiques décideront de traiter et ce choix fait partie du travail pré-analytique » (Daniel Desjardins: Aspects épistémologiques de la pensée de J.A. Schumpeter (pdf), Cahier d’Épistémologie nº 9908, Université du Québec à Montréal).

En effet, le travail analytique peut-être soumis à des "contrôles objectifs", selon des "règles méthodologiques" qui sont, en elles-mêmes, "exemptes d’influence idéologique" : « ces règles, dont beaucoup, au reste, nous sont imposées par la pratique scientifique en des domaines que l’idéologie affecte peu ou pas du tout, sont assez aptes à dénoncer l’emploi abusif qui serait fait d’elles » (HAE, 76). Par exemple, « il est toujours possible d’établir si une proposition donnée, en référence à un état donné des connaissances, est prouvable, réfutable ou ni l’un ni l’autre » (AER, op. cit.).
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Au bout du compte, la valeur de vérité d’une proposition est indépendante de la position de celui qui l’énonce.

La thèse défendue par Schumpeter peut parfaitement s'intégrer dans la distinction épistémologique standard entre contexte de découverte et contexte de justification (dont la formulation est due à Reichenbach) : « les conditions d’acceptabilité d’une théorie, ce que définit le contexte de justification, sont indépendantes des conditions d’apparition historique de cette théorie, qui sont définies dans le contexte de découverte » (Desjardins, op. cit.). La valeur de vérité d’une théorie (sa cohérence logique et sa valeur explicative) est indépendante des conditions historiques, sociales, culturelles, de sa genèse. Il suit de là que l’origine ou la position sociale de l’inventeur ou du partisan d’une théorie ne dit strictement rien quant à la valeur de vérité de cette théorie : « La tentation est grande de saisir l’occasion de se débarrasser d’un coup de tout un corps de propositions qui ne vous plaisent pas, par le moyen simple qui consiste à l’appeler idéologie. Ce moyen est sans aucun doute très efficace. Mais il est logiquement inacceptable. Comme on l’a déjà relevé, l’explication, si correcte soit-elle, des raisons pour lesquelles un homme dit ce qu’il dit ne nous apprend rien sur la vérité ou la fausseté de ces propos. De même, des affirmations qui naissent d’un arrière-plan idéologique prêtent à la suspicion, mais peuvent être néanmoins parfaitement valables » (HAE, 67).


(*) Note

Evidemment, il est toujours possible que la vision idéologique du chercheur demeure indétectée ou non corrigée : " how far does it vitiate our analytic procedure itself so that, in the result, we are still left with knowledge that is impaired by it?" (AER, op. cit.). Schumpeter examine les cas d’Adam Smith, Karl Marx, and John Maynard Keynes.
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A propos de Smith, il écrit : "His attitude to the land-owning and to the capitalist classes was the attitude of the observer from outside and he made it pretty clear that he considered the landlord (the 'slothful' landlord who reaps where he has not sown) as an unnecessary, and the capitalist (who hires 'industrious people' . . . ) as a necessary evil." (AER, op. cit.). Malgré cela, conclut-il, l’analyse de Smith est robuste, bien étayée et peu affectée par son idéologie.

Le cas de Marx est évidemment très différent. D’un côté, il faut savoir gré à Marx d’être « l’économiste qui a découvert l’idéologie et a compris sa nature ». D’un autre côté, Marx "was entirely blind to its dangers so far as he himself was concerned. Only other people, the bourgeois economists and the utopian socialists, were victims of ideology." (AER, op. cit.). Certains éléments de la vision furent réfutés du vivant même de Marx, not. la thèse de la paupérisation, mais "they were too closely linked to the inner-most meaning of his message, too deeply rooted in the very meaning of his life, to be ever discarded. Moreover, they were what appealed to followers and what called forth their fervent allegiance." En définitive, les écrits de Marx représentent "the victory of ideology over analysis: all the consequences of a vision that turns into a social creed and thereby renders analysis sterile." (AER, op. cit.).

La vision de Keynes apparaît pour la première fois dans "les pénétrants paragraphes de l’introduction aux Conséquences Economiques de la Paix", qui inaugurent, aux dires de Schumpeter, "le stagnationisme moderne" (AER, op. cit.) : cette conviction inébranlable que le capitalisme tend inéluctablement vers un état d’inanition permanente, qui requiert l’intervention permanente de l’Etat. Selon Schumpeter, Keynes est passé complètement à côté de la nature du capitalisme, celle d’un système en révolution permanente.

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